Motivation d’une décision de rejet d’une demande de renvoi préjudiciel
Par Laure Milano, Professeure de droit public, Université de Montpellier, IDEDH
L’arrêt Sanofi Pasteur contre France rendu le 13 février 2020 (n°25137/16) par la Cour européenne des droits de l’homme présente un double intérêt.
Celui d’abord de revenir sur la question de l’équilibre qu’il convient de ménager entre le droit d’accès à un tribunal et le principe de sécurité juridique s’agissant des règles de prescription.
Sans développer cet aspect de l’arrêt, quelques précisions s’imposent afin de comprendre le contexte de l’affaire. La société requérante avait été condamnée par les juridictions françaises, sur la base des dispositions du code civil, à indemniser le préjudice de Mme X faisant suite à sa vaccination par le vaccin de l’hépatite B, celle-ci ayant développé une sclérose en plaques. La société Sanofi Pasteur arguait devant la Cour de Strasbourg d’une première violation de l’article 6 §1 de la Convention, garantissant le droit à un procès équitable, au motif que la fixation du point de départ de la prescription de l’action de Mme X à la date de la consolidation du dommage aurait rendu cette action imprescriptible dès lors que la maladie était évolutive, en violation du principe de sécurité juridique.
La Cour a eu l’occasion de statuer sur la conventionnalité des délais de prescription, dont elle considère qu’ils garantissent la sécurité juridique (CEDH, 22/10/1996, n°22083/93, Stubbings c/ Royaume-Uni, §51), cependant elle estime qu’en matière d’indemnisation d’atteintes à l’intégrité physique, les personnes doivent avoir le droit d’agir en justice lorsqu’elles sont effectivement en mesure d’évaluer le préjudice subi (CEDH, 11/03/2014, n°52067/10, Howald Moor c/ Suisse ; Note L. Milano, RTDH, 2015.421).
Confrontée à la mise en balance de deux droits concurrents, le droit d’accès à un tribunal de Mme X et le droit au respect du principe de sécurité juridique invoqué par la Société Sanofi Pasteur, conflit de droits émanant, qui plus est, de deux personnes privées, la Cour reconnaît à l’Etat « une marge d’appréciation importante » (CEDH, Sanofi Pasteur, préc., §57) et s’en remet aux constations des juridictions nationales pour conclure à l’absence de violation de l’article 6 §1.
C’est toutefois la seconde question soulevée par l’arrêt qui retient notre attention, le rejet par la Cour de cassation des demandes de questions préjudicielles à la CJUE émanant de la Société Sanofi Pasteur sur l’interprétation de la directive 85/374 relative au régime de responsabilité concernant les produits défectueux. La Cour de cassation n’ayant indiqué aucun motif pour justifier ce refus de saisine, la Société Sanofi Pasteur arguait d’une violation de l’exigence de motivation (CEDH, 30/11/1987, n°8950/80, H. c/ Belgique, §53), argumentation suivie par la Cour européenne qui conclut à la violation de l’article 6 §1 de la Convention.
Ce constat de violation suscite l’intérêt car c’est la première fois que la France est condamnée par la Cour de Strasbourg pour violation de l’exigence de motivation du fait d’un refus de saisine de la Cour de justice de Luxembourg statuant à titre préjudiciel. Les constats de violation en la matière ont, par ailleurs, été rares puisque nous n’en avons dénombré que trois (CEDH, 8/04/2014, n°17120/09, Dhahbi c/ Italie ; 15/07/2015, n°38369/09, Schipani c/ Italie ; 16/04/2019, n°55092/16, Baltic Master LTD c/ Lituanie) hormis l’arrêt Sanofi Pasteur, au sein d’une jurisprudence pourtant relativement nourrie sur cette question.
La Cour va en l’occurrence appliquer les principes qu’elle avait dégagés dans l’arrêt Ullens de Schooten contre Belgique (CEDH, 20/09/2011, n°3989/07 ; Note L. Milano, JCP G 2011.1369), dont on peut considérer qu’il est l’arrêt de principe s’agissant du contrôle par la Cour de Strasbourg d’un refus de saisine de la Cour de justice statuant à titre préjudiciel (Voy. F. Fines, « Le renvoi préjudiciel de l’article 267 TFUE dans le système de la CEDH », in Liber amicorum Vlad Constantinesco, Bruylant, 2015).
Il faut préciser que sous les termes « renvoi préjudiciel » ou « question préjudicielle », la Cour européenne vise en réalité des mécanismes variés mais qui peuvent tous s’apparenter à des renvois préalables (Voy la thèse de G. Casu , Le renvoi préalable. Essai sur l’unification préjudicielle de l’interprétation, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, 2016, 448 p.), c’est-à-dire toutes les hypothèses de renvoi d’une question de droit par un juge chargé de statuer sur une affaire pendante vers un autre juge chargé de répondre à cette question, que le renvoi soit facultatif ou obligatoire.
Néanmoins, qu’il s’agisse de saisir une juridiction internationale ou une juridiction nationale statuant à titre préjudiciel, le raisonnement est identique, comme en atteste la décision Renard contre France (CEDH, 25/09/2015, n°3569/12) dans laquelle la Cour applique à la saisine du Conseil constitutionnel par le biais de la QPC les mêmes principes que ceux dégagés à propos de la saisine à titre préjudiciel de la Cour de Luxembourg (voy. notre article « Techniques préjudicielles et exigences du procès équitable dans la jurisprudence de la Cour EDH », Revue de l’Union européenne 2019.470). L’arrêt Xero Flor w Polsce sp. z o.o. contre Pologne (7 mai 2021, n°4907/18 ; Chron. F. Sudre (Dir.), JCP G 2021.697) confirme cette solution puisque la Cour y constate une violation de l’article 6 §1 du fait de l’absence de motivation des décisions des juridictions nationales refusant de saisir la Cour constitutionnelle polonaise.
L’arrêt Sanofi Pasteur est donc l’occasion de revenir sur cette jurisprudence et d’en préciser certains aspects en analysant, d’une part, l’absence de reconnaissance d’un droit d’accès à un tribunal statuant à titre préjudiciel (I), d’autre part, la teneur du contrôle opéré par la Cour sous l’angle de l’exigence de motivation (II).
I. L’absence de reconnaissance d’un droit d’accès à un tribunal statuant à titre préjudiciel
L’absence de reconnaissance par la Cour européenne d’un droit d’accès à un tribunal statuant à titre préjudiciel est classique, fondée sur une jurisprudence constante dont la logique ne saurait être contestée (A). Néanmoins la possibilité pour le plaideur de saisir la Cour européenne afin qu’elle contrôle ce refus de saisine d’une juridiction statuant à titre préjudiciel permet de tempérer les conséquences de cette absence de reconnaissance (B) comme en atteste l’arrêt Sanofi Pasteur.
A. Une absence de reconnaissance fondée
Ce refus de se placer sous l’angle du droit d’accès à un tribunal est ancien puisque la Commission dans une décision de 1993 (Com. EDH, 12/05/1993, n°20631/12, Sté Divagsa c/ Espagne) avait déjà estimé que l’article 6 §1 ne garantissait pas un tel droit en matière préjudicielle.
Cette solution est logique car le droit d’accès à un tribunal suppose que le « tribunal » dispose d’une compétence de pleine juridiction et qu’il soit habilité à trancher définitivement le fond de l’affaire par des décisions de portée obligatoire. Le tribunal doit donc disposer d’une compétence propre à assurer « une solution juridictionnelle » au litige (par ex. CEDH, 23/10/1985, n°8848/80, Benthem c/ Pays-Bas, §40). Or, tel n’est pas l’objet d’une procédure préjudicielle, celle-ci ne vise pas à trancher le litige mais à résoudre une question d’interprétation d’une règle de droit nécessaire à la solution du litige.
Les procédures préjudicielles n’ont d’ailleurs pas vocation, par elles-mêmes, à entrer dans le champ d’application de l’article 6. Elles font néanmoins partie intégrante de la procédure qui se déroule devant le juge au principal et c’est l’influence déterminante qu’elles exercent sur l’issue du litige qui les attrait dans le champ d’application de cette disposition.
Cet effet d’attraction que joue l’article 6 sur les procédures n’est pas spécifique aux procédures préjudicielles (voy. pour les procédures préliminaires CEDH, GC, 15/10/2009, n°17056/06, Micallef c/ Malte) mais il revêt, s’agissant du renvoi préjudiciel devant la Cour de justice, une dimension particulière puisqu’il permet à la Cour de Strasbourg de contrôler sous l’angle des exigences du procès équitable une procédure régie par le droit de l’Union européenne alors même que celle-ci n’est pas partie à la Convention EDH.
Cette applicabilité de l’article 6 ne va pas, toutefois, jusqu’à reconnaître au requérant un droit d’accès à la CJUE statuant à titre préjudiciel dans la mesure où, d’une part, cette saisine ne peut directement être exercée par le justiciable mais doit être mise en œuvre par un juge et, d’autre part, que cette voie de droit est logiquement entourée de conditions destinées à en restreindre l’accès afin de réserver son usage aux questions d’interprétation ou d’appréciation de validité du droit de l’Union européenne.
Dans l’arrêt Sanofi Pasteur, la Cour ne juge pas utile de s’appesantir sur cette question et se contente de rappeler que « La Convention ne garantit pas, comme tel, un droit à ce qu’une affaire soit renvoyée à titre préjudiciel par le juge interne devant la CJUE » (§69), solution clairement établie depuis l’arrêt Ullens de Schooten dans lequel elle avait estimé que « la Convention ne garantit pas, comme tel, un droit à ce qu’une affaire soit renvoyée à titre préjudiciel par le juge interne devant une autre juridiction, qu’elle soit nationale ou supranationale » (préc., §57).
Cependant, la jurisprudence européenne, en contrôlant le refus de saisine d’une juridiction nationale sous l’angle de l’exigence de motivation, permet en partie de contourner cette absence de reconnaissance d’un droit d’accès à la Cour de justice statuant à titre préjudiciel.
B. Une jurisprudence offrant la possibilité de contester un refus de saisine
En contrôlant si les conditions de mise en œuvre de la procédure préjudicielle prévues par l’article 267 TFUE et par la jurisprudence Cilfit de la Cour de justice (CJCE, 6/10/ 1982, aff. C-283/81, Cilfit) sont remplies par la juridiction nationale qui refuse de saisir la Cour de justice, la Cour européenne offre au justiciable une possibilité de contester ce refus de saisine et lui assure finalement le respect du droit à un protection juridictionnelle effective tel qu’il est garanti par le droit de l’Union (voy. en ce sens D. Segoin et V. Steinberg, « Renvoi préjudiciel et obligation de motivation », JCP G 2020.394).
Ce droit de contester un refus de saisine devant le prétoire de la Cour de Strasbourg est d’autant plus important pour le justiciable qu’il paraît peu probable qu’il puisse obtenir l’engagement de la responsabilité de l’Etat pour violation manifeste du droit de l’Union du fait du contenu d’une décision juridictionnelle refusant de saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle.
En effet, à la question de savoir si la responsabilité de l’Etat peut être engagée lorsqu’une juridiction statuant en dernier ressort refuse de saisir la CJUE d’une question préjudicielle pour écarter un risque d’interprétation ou d’appréciation erronée du droit de l’Union, les juridictions administratives répondent par la négative.
Ainsi, la Cour administrative d’appel de Paris dans l’affaire Kermadec du 9 juillet 2020 (n°18 PA01032 ; voy. la note de Y. Rutschmann et R. Vallerie, Rev. dr. fisc. 2020.469) a considéré que les stipulations de l’article 267 du TFUE organisant « une procédure de dialogue entre juridictions, ne créent pas un droit au renvoi préjudiciel dans le chef des particuliers », condition pourtant nécessaire à l’engagement de la responsabilité de l’Etat pour violation du droit de l’Union du fait d’une décision d’une juridiction nationale (CE, 18/06/2008, n°295831, Gestas ; RFDA 2008.755, concl. C. de Salins ; JCP A 2008.2187, obs. J. Moreau ; voy. également Cass. ass., 18/11/2016, n°15.21438, SNC Lactalis. Ces jurisprudences ne sont que la transposition des exigences posées par l’arrêt CJCE, GC, 30/09/2003, C-224/01, Köbler). L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 9 octobre 2020 (n°414423) va dans le même sens.
Du côté de la Cour de justice, la question de savoir si la responsabilité de l’Etat peut être engagée pour violation manifeste de l’obligation de renvoi préjudiciel n’est pas clairement tranchée (les conclusions de Ph. Léger sous CJCE, Köbler, préc. et CJCE, 13/06/2006, C-173/03, Traghetti del Mediterraneo vont dans le sens d’une telle responsabilité mais celle-ci n’a jamais été expressément consacrée par la Cour de justice) mais, là encore, les conditions d’engagement de la responsabilité de l’Etat penchent en faveur d’une réponse négative puisque l’une de ces conditions est que la règle de droit violée confère des droits aux particuliers (CJCE, 5/03/1996, Brasserie du pêcheur et Factortame, C‑46/93 et C‑48/93).
Certes, l’Etat pourra être condamné pour violation de l’obligation de renvoi préjudiciel par le biais d’un recours en manquement comme l’a démontré l’arrêt Commission contre France du 4 octobre 2018 (C-416/17), mais le justiciable n’en tirera pas de profit direct.
Au regard de cette situation, la possibilité de contester devant la Cour de Strasbourg l’absence de motivation d’un refus de saisine de la Cour de justice statuant à titre préjudiciel lui confère un droit d’accès à une juridiction qui va se prononcer sur ce refus de saisine et, bien que le contrôle opéré par la Cour européenne soit un contrôle restreint, peut permettre, comme en atteste l’arrêt Sanofi Pasteur, d’obtenir la condamnation de l’Etat.
L’arrêt Sanofi Pasteur reste toutefois une exception car rares sont les hypothèses de condamnation d’un Etat pour violation de l’article 6 §1 de la Convention du fait d’un défaut de motivation d’un refus de saisine d’un tribunal statuant à titre préjudiciel.
II. Un contrôle restreint de la motivation
Le contrôle opéré par la Cour sur la motivation de la décision d’une juridiction nationale de ne pas saisir la Cour de justice à titre préjudiciel est limité au contrôle de l’absence d’arbitraire de ce refus de saisine (A). Bien que restreint, ce contrôle n’est pas pour autant dénué d’intérêt puisqu’il permet à la Cour de vérifier les motifs de la décision de refus (B).
A. Un contrôle limité à l’absence d’arbitraire
La Cour, dès l’origine, a considéré que « si l’on ne saurait déduire des dispositions de la Convention le droit absolu à ce qu’une affaire soit renvoyée à titre préjudiciel devant la Cour de justice », il n’est pas exclu « que, dans certaines circonstances, le refus opposé par une juridiction nationale, appelée à se prononcer en dernière instance, puisse porter atteinte au principe de l’équité de la procédure, tel qu’énoncé à l’article 6 §1 de la Convention, en particulier lorsqu’un tel refus apparaît comme entaché d’arbitraire » (Commission EDH, Divagsa, préc.).
La Cour précisera dans l’arrêt Ullens de Schooten (préc., §60) que l’article 6 §1 met « à la charge des juridictions internes une obligation de motiver au regard du droit applicable les décisions par lesquelles elles refusent de poser une question préjudicielle, d’autant plus lorsque le droit applicable n’admet un tel refus qu’à titre d’exception » (dans le même sens CEDH, Sanofi Pasteur, préc., §69).
Toutefois la teneur de son contrôle est limitée puisqu’« il ne lui appartient pas de connaître d’erreurs qu’auraient commises les juridictions internes dans l’interprétation ou l’application du droit pertinent » (CEDH, Ullens de Schooten, préc., §§59 à 61).
Elle se contente donc de vérifier que, formellement, le juge a motivé sa décision au regard des critères de saisine prévus par le droit en question. La seule existence d’une motivation suffit à satisfaire aux exigences de l’article 6 sans que la Cour ne contrôle au fond si le refus était ou non justifié dans le cas d’espèce.
Ce contrôle restreint s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence européenne relative à l’exigence de motivation, la Cour ayant toujours procédé à un contrôle prudent sur la motivation des décisions des juges internes, d’une part parce que la motivation relève de l’attribut du juge et que la Cour EDH n’est pas un quatrième degré de juridiction, d’autre part, vraisemblablement, parce que ce droit n’est pas explicitement garanti par l’article 6.
Cette autolimitation du juge européen sur la motivation des décisions de justice vaut a fortiori s’agissant du refus de renvoi vers organe statuant à titre préjudiciel car, quelles que soient les conditions qui entourent ce renvoi, le juge dispose toujours d’une marge d’appréciation qui rend le contrôle de la Cour européenne d’autant plus périlleux.
Certes, la marge de manœuvre du juge interne statuant en dernier ressort pour refuser de saisir la Cour de Luxembourg d’une question préjudicielle est étroite, conditionnée par le respect des dispositions de l’article 267 TFUE et celui de la jurisprudence Cilfit (préc. ; voy. en ce sens, CEDH, Ullens de Schooten, préc., §62) posant la théorie de l’acte clair, elle n’en reste pas moins réelle et la tâche de la Cour européenne compliquée par sa volonté de ne pas s’immiscer dans les rapports entre le juge interne et le juge de l’Union.
B. Un contrôle des motifs de la décision
La question qui se pose au regard de la jurisprudence européenne relative aux refus de saisine de la CJUE statuant à titre préjudiciel par les juridictions nationales est de savoir si seule une absence totale de motivation de ce refus, la juridiction ignorant totalement la demande du justiciable, est susceptible de conduire à constat de violation de l’équité de la procédure ?
Les deux affaires italiennes Dhahbi (préc.)et Schipani (préc.) illustrent parfaitement cette hypothèse de refus arbitraire de saisine de la CJUE puisque la Cour de cassation italienne n’avait fait aucune référence aux demandes de renvoi préjudiciel formulées par les requérants et aux raisons pour lesquelles il avait été considéré que les questions soulevées ne méritaient pas d’être transmises à la CJUE.
L’arrêt Sanofi Pasteur s’inscrit également dans ce cas de figure, la Cour de cassation, en réponse à la demande de la société requérante relative à la saisine préjudicielle de la CJUE, s’étant limitée à indiquer qu’elle concluait au rejet du pourvoi de la société requérante « sans qu’il y ait lieu de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne ».
Le juge européen souligne que « La Cour de cassation ne s’est donc pas expressément référée à l’un des trois critères Cilfit, et rien n’indique qu’elle aurait estimé que les dispositions de droit de l’Union en cause avaient ‘déjà fait l’objet d’une interprétation’ par la CJUE ou que ‘l’application correcte du droit de l’Union européenne s’imposait avec une telle évidence qu’elle ne laissait place à aucun doute raisonnable’ (…) » (§75).
Ce refus de la Cour de cassation apparaît d’autant plus arbitraire que, comme le souligne la Cour (CEDH, Sanofi Pasteur, préc., §80), elle avait dans une affaire similaire du même jour concernant également la Société Sanofi Pasteur accepté de saisir la CJUE de questions préjudicielles analogues à celles sollicitées dans la présente affaire (Cass. 1ère civ., 12/11/2015, n° 14.18118 ; voy. D. Simon, Europe 2020, Repère n°4).
L’arrêt Baltic Master LTD (préc.) se distingue en revanche des précédents arrêts. La Cour y constate une violation de l’article 6 §1 de la Convention parce qu’il ne ressort pas clairement du raisonnement de la Cour suprême administrative lituanienne sur quels fondements juridiques spécifiques cette juridiction a estimé que l’application du droit de l’Union était si évidente qu’aucun doute ne pouvait surgir et a ainsi refusé la saisine de la CJUE. Il y avait donc bien ici une motivation mais une motivation insuffisante, ne permettant pas la compréhension de la base juridique ayant justifié le refus de saisine.
Il ressort ainsi de la jurisprudence que si la Cour accepte une motivation sommaire (CEDH, 24/04/2018, n°55385/14, Baydar c/ Pays-Bas) ou que la juridiction suprême rejette le pourvoi sans statuer sur la demande de renvoi préjudiciel du requérant dans la mesure où la juridiction inférieure avait quant à elle examiné la demande de renvoi pour la refuser (CEDH, 11/04/2019, n°50053/16, Harisch c/ Allemagne), elle exige, et c’est d’ailleurs la teneur de l’exigence de motivation dans la jurisprudence européenne (voy. s’agissant de la motivation des décisions de cours d’assises composées de jurys populaires CEDH, GC, 16/11/2010, n°926/05, Taxquet c/ Belgique, §92), que le requérant comprenne le sens de la décision rendue ce qui implique que la juridiction explique, même sommairement, les motifs du refus de saisine.
De plus, le critère de l’enjeu de la procédure pour le requérant, qui apparaît pour la première fois à notre connaissance dans l’arrêt Sanofi Pasteur, traduit peut-être une volonté de la Cour d’intensifier son contrôle en fonction des circonstances d’espèce puisqu’elle estime que « vu l’enjeu de la procédure pour la société requérante, il était particulièrement important que la raison du rejet de sa demande de saisine préjudicielle de la CJUE soit explicitée » (§80).
Quel que soit l’enjeu de la procédure pour le requérant, on voit mal néanmoins comment son contrôle pourrait aller au-delà d’un contrôle de l’existence des motifs du refus de saisine pour s’aventurer sur le terrain du bien-fondé du refus, du moins s’agissant d’un refus de saisine d’une juridiction internationale statuant à titre préjudiciel.
Quoiqu’il en soit, il est indéniable que l’arrêt Sanofi Pasteur assure, en l’espèce, au justiciable la sanction de la violation de l’obligation de renvoi préjudiciel et contribue ainsi à assurer la bonne application de cette procédure préjudicielle.
De manière plus générale et en guise de conclusion, il faut souligner que la jurisprudence européenne, au-delà de l’hypothèse d’un refus de renvoi préjudiciel, a permis de repenser la place et la fonction de la motivation. C’est notamment sous l’effet de la revalorisation de cette exigence par la Cour de Strasbourg que s’est engagée au sein des juridictions françaises une vraie réflexion sur la motivation des décisions de justice (voy. Rapport de la commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation, avril 2017 ; Voy. Vade-mecum sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative, déc. 2018). Pour ce qui concerne la Cour de cassation, un constat de violation de l’article 6 §1 de la Convention pour absence de motivation d’un refus de renvoi préjudiciel ne devrait pas se reproduire dans la mesure où la Haute juridiction, sur la base du rapport d’avril 2017 sur la réforme de la Cour de cassation (préc.), a engagé une évolution du mode de rédaction de ses arrêts en adoptant une motivation enrichie, en particulier dans le cadre des demandes de questions préjudicielles. Les décisions récentes de la Cour de cassation explicitent ainsi désormais les raisons justifiant l’absence de renvoi préjudiciel (par ex. Cass. 1ère civ., 11/07/ 2018, n° 18-10.062 ; Cass. 2ème civ., 9/05/2018, n° 17-15.157). L’arrêt Sanofi Pasteur devrait donc rester isolé, du moins s’agissant des décisions de refus de saisine de la CJUE par le juge judiciaire.