Les droits de la personnalité : de l’extension au droit administratif d’une théorie fondamentale de droit privé [Résumé de thèse]
Les droits de la personnalité : de l’extension au droit administratif d’une théorie fondamentale de droit privé
Par Jérémy ANTIPPAS
Thèse Paris 2, 2010, dir. J. Huet
(Prix Robert Abdesselam 2011)
Les droits de la personnalité peuvent être définis comme des droits qui soit assurent à l’individu la réservation des attributs de sa personne, soit garantissent son intégrité morale : droit au secret de la vie privée, droits sur l’image, sur la voix et sur le nom de famille, droits au respect de l’honneur et de la considération, de la présomption d’innocence et de la dignité de la personne humaine, et enfin droit moral, pour les auteurs et artistes-interprètes d’œuvres intellectuelles constituant l’expression de leur personnalité. La théorie générale des droits de la personnalité est en France le fruit d’une lente œuvre de la doctrine privatiste et de la jurisprudence judiciaire depuis environ un siècle. Elle se complète et se précise constamment à la faveur de la multiplication des études et du contentieux en droit privé : en droit civil bien sûr, mais également en droit pénal, en droit de la propriété littéraire et artistique, en droit du travail…
La présente thèse tente de démontrer sa faculté d’extension dans le champ d’un droit qui n’était, a priori, en rien destiné à l’accueillir : le droit administratif, droit du service public et de la puissance publique. Le postulat de départ est que cette théorie privatiste est fondamentale ou essentielle, à la fois pour l’individu et pour notre système juridique ; or ce caractère doit lui permettre de s’étendre y compris dans le champ du droit administratif. Vérifiant l’hypothèse, la thèse montre en premier lieu que les droits de la personnalité colonisent de plus en plus le droit administratif (Première partie : La manifestation des droits de la personnalité). Plus précisément, l’Administration est d’une part de plus en plus confrontée aux droits de la personnalité tels qu’identifiés par le droit privé (Titre 1), parce que leur atteinte constitue d’abord une cause de responsabilité administrative (Chapitre 1er), et ensuite une cause d’annulation de l’acte administratif par lequel elle se réalise (Chapitre 2). Le premier cas se vérifie par exemple lorsque la personne publique est condamnée pour avoir utilisé sans autorisation, l’image d’un enfant, pour promouvoir des activités de centre aéré ; ou pour avoir modifié un ouvrage public, constituant une œuvre de l’esprit, sans l’accord de son auteur. Le second se mesure notamment dans la jurisprudence du Conseil d’Etat en matière de changement de nom de famille de l’individu : le décret par lequel un tel changement est opéré encourt l’annulation s’il porte atteinte au droit d’un tiers sur son propre nom. Les droits de la personnalité identifiés par le droit privé deviennent ainsi un élément de ce que l’auteur dénomme la légalité négative dans le champ du droit administratif.
Mais les droits de la personnalité identifiés par le droit privé sont, d’autre part, de plus en plus confortés par l’Administration (Titre 2). À la suite et sur le modèle du droit privé, offert tant par la doctrine, la jurisprudence judiciaire et les textes législatifs, les autorités municipales (Chapitre 1er) d’abord et les autorités administratives indépendantes ensuite (Chapitre 2) –CSA, CNIL et CADA- assurent de plus en plus la protection des droits sur l’image, sur la voix et sur le nom de famille, au secret de la vie privée, au respect de l’honneur, de la considération, de la présomption d’innocence et de la dignité de la personne. Les droits de la personnalité identifiés par la théorie privatiste s’érigent alors en élément de ce que l’auteur appelle la légalité positive dans le champ du droit administratif.
Vue sous cet angle, la théorie privatiste a donc déjà fait preuve d’une certaine extension dans le champ du droit administratif. Mais alors que le phénomène est encore partiel et parfois subordonné à des conditions spécifiques, la thèse préconise l’extension au droit administratif de l’ensemble de la théorie privatiste des droits de la personnalité, à travers l’extension du mode de protection de ces droits. La thèse propose ainsi, en second lieu, la systématisation des droits de la personnalité (Seconde Partie), c’est-à-dire l’avènement d’un système uniformisé et cohérent de protection, fondé sur leurs caractères identifiants. Cela apparaît en effet souhaitable tant en théorie, pour la cohérence du droit, qu’en pratique, pour l’ensemble des justiciables. Or la thèse tente de montrer que cela est pleinement envisageable : aucun principe, en effet, n’y fait réellement obstacle ; mieux, l’état du droit administratif s’y révèle parfois lui-même favorable. D’une part, les droits de la personnalité apparaissent comme ayant un caractère fondamental (Titre 1). La thèse préconise donc d’abord de faciliter la réparation de l’atteinte qui leur est portée (Chapitre 1). En particulier, elle préconise l’extension de la solution adoptée par la jurisprudence judiciaire et selon laquelle la seule atteinte à un droit de la personnalité suffit à entraîner la réparation. À cet égard, les droits de la personnalité n’apparaissent par exemple pas suffisamment protégés lorsque le juge administratif exige, en matière d’atteinte au droit sur l’image notamment, la preuve d’une faute préjudiciable qu’aurait commise l’Administration. La thèse préconise ensuite d’ériger en système la cessation en urgence de l’atteinte portée aux droits de la personnalité (Chapitre 2). Les droits au secret de la vie privée et au respect de la présomption d’innocence peuvent, en effet, bénéficier de l’action en référé prévue par les articles 9 al. 2 et 9-1 al. 2 c. civ., y compris devant le juge administratif, même si ce dernier ne se considère pour le moment, à tort selon l’auteur, pas compétent pour appliquer ces textes. Si le droit commun de la procédure civile, qui permet au juge judiciaire exclusivement de faire cesser le trouble manifestement illicite constitué par l’atteinte aux droits de la personnalité, n’est quant à lui pas susceptible de s’appliquer en tant que tel devant le juge administratif, la thèse défend en revanche l’idée que l’ensemble des droits de la personnalité doit, plus généralement, pouvoir bénéficier de la procédure de référé-liberté, que le juge administratif a, au demeurant, déjà appliquée au bénéfice des droits au secret de la vie privée, au respect de l’honneur et même de la présomption d’innocence.
D’autre part, les droits de la personnalité apparaissent comme ayant un fort caractère personnel (Titre 2). Il doit donc d’abord en découler, au-delà de la summa divisio, une intransmissibilité (Chapitre 1er). À cet endroit, la thèse montre que l’ensemble du droit privé –à travers le droit civil, le droit pénal, et même, en réalité, le droit de la propriété littéraire et artistique- répugne à considérer transmissibles les droits de la personnalité. Seule la mémoire –le cas échéant artistique – du défunt est en effet protégée ; de même, en droit pénal, seuls des délits spécifiques s’appliquent, mais les droits au secret de la vie privée, sur l’image ou au respect de l’honneur ne sont pas pour autant transmis mortis causa. Or il est montré que ce système de protection gagnerait à s’étendre dans le champ du droit administratif, où le juge a d’ailleurs, là encore, commencé à suivre le droit privé. De ce caractère personnel des droits de la personnalité, il doit ensuite découler, au profit de leur titulaire, un important pouvoir de contrôle personnel (Chapitre 2). En droit privé, le droit civil –contractuel et extracontractuel- rend compte tout entier de cet important pouvoir de contrôle ; le droit pénal le confirme, non seulement en admettant à l’endroit des droits de la personnalité, par dérogation aux principes du droit pénal, l’adage volenti non fit injuria, mais en subordonnant encore les poursuites au consentement de la victime, de ses représentants ou de ses ayants droit. La thèse préconise donc de développer ce pouvoir de contrôle dans le champ du droit administratif, où il commence d’ailleurs à se dessiner progressivement.
En dépit du nécessaire franchissement de la summa divisio, la thèse s’inscrit dans une démarche totalement privatiste. Elle tend en effet à montrer qu’une théorie de droit privé, et plus particulièrement de droit des personnes, peut s’étendre à une autre branche du droit et ainsi, en effet retour, renforcer son ancrage et sa légitimité au sein même du droit privé.
Crédits photo : Stephanie Hofschlaeger, stock.xchng