La biométrie saisie par le droit public. Etude sur l’identification et la localisation des personnes physiques
Thèse présentée par monsieur Marc Sztulman, sous la direction du Professeur X. Bioy devant un jury composé de V. Champeils-Desplats Professeure à l’Université Paris Ouest Nanterre, P. Egea professeur à l’Université Toulouse Capitole, J.-P. Marguenaud (Président) Professeur à l’Université de Limoges, B. Mathieu professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne, P. Piazza Maitre de conférences en sciences politiques à l’Université de Cergy. Mention très honorable avec les félicitations du jury et autorisation de publication en l’état.
La biométrie, définie comme un ensemble de techniques utilisant une mesure corporelle (empreintes digitales, génétiques, photographies anthropométriques) pour la comparer avec une donnée préenregistrée, afin d’en déduire une troisième information (identité de la personne, authenticité du document), n’avait pas donné lieu à un travail doctoral en droit public.
Problématique : Si l’objet de cette thèse est original, la problématique est quant à elle classique dans le champ des droits fondamentaux. En effet, elle porte sur la conciliation opérée entre la protection de l’ordre public et la défense des libertés au regard des fonctions, qu’elles soient assignées ou latentes, des systèmes biométriques.
Ce travail a permis de révéler une évolution des fonctions poursuivies par la biométrie, puisque celles-ci, indépendamment de celles déclarées, en font in fine apparaître une nouvelle. Ainsi, les deux fonctions d’identification et d’authentification poursuivies par la biométrie conduisent à l’émergence d’une troisième fonction de localisation des personnes physiques. La finalité latente à l’utilisation de la biométrie est désormais constituée par la recherche d’une information relative à la présence ou l’absence d’une personne physique dans un lieu déterminé. Partant, ce travail fait apparaître que l’état du droit positif sous-estime l’influence de cette troisième fonction et, par voie de conséquence, modifie la protection des droits fondamentaux des personnes physiques, notamment celle de la vie privée et de ses prolongements.
Méthode de la démonstration : Deux éléments de méthode ont structuré cette démonstration : une approche analytique et une approche conceptuelle.
D’un point de vue analytique, l’objet biométrie a été construit à partir des plus petits dénominateurs communs à l’ensemble des définitions de la biométrie, à savoir le corps et l’identité. En effet, quelle que soit la définition retenue, il y a de manière structurelle, une utilisation du corps pour déduire une identité. C’est d’ailleurs à partir de la clarification nécessaire de ces concepts qu’a été abordée l’étude des fonctions attribuées à la biométrie et leurs conséquences dans la conciliation opérée par la loi, la jurisprudence ou les traités entre la défense de l’ordre public et la protection des droits fondamentaux.
L’utilisation d’une approche conceptuelle a, quant à elle, permis de clarifier notre appréhension de la biométrie. En effet, il est possible de distinguer pour l’étude de notre objet trois niveaux de discours : la matérialité de l’usage, le droit et le discours sur ce dernier. Ces trois niveaux ne sont pas séparés ou stratifiés, mais intimement et logiquement liés, puisque l’étude juridique de cet objet est conditionnée par sa matérialité ou l’ontologie de cet objet. Partant, la prétention de cette recherche est de tenir un discours sur le droit qui ne se réduit pas à la simple présentation des règles de droit. Cette conceptualisation de l’objet « biométrie », ce métadiscours, est d’autant plus nécessaire qu’elle seule permet de modéliser notre objet afin de le faire sortir des contingences factuelles. De plus, cette approche du concept de biométrie comme objet central de notre étude a eu pour principal avantage de ne pas limiter la biométrie à un cas particulier, soit comme une exception, soit comme une simple illustration du droit des données à caractère personnel. Enfin, cette approche conceptuelle permet d’éviter l’écueil que constituerait un simple inventaire des utilisations de la biométrie, sans en chercher les points communs ou les divergences dans leur appréhension juridique.
Démonstration : Le postulat de départ de cette thèse – l’existence d’un objet « biométrie » – s’est trouvé être une source féconde de réflexions. La démonstration conduite a abouti à quatre conclusions principales.
En premier lieu, ce travail s’est attaché à une étude du corps et de l’identité pour fonder l’objet « biométrie ». Il a en effet été possible, dans l’étude du rapport entre l’identité corporelle et la biométrie, de démontrer l’existence d’une différence de régimes juridiques en fonction de l’élément corporel encadré : l’apparence ou la structure. La liberté dans la détermination de l’apparence corporelle semble totale, son seul encadrement juridique portant sur la prohibition de masquer cette dernière sur l’espace public. Cette interdiction a été analysée comme facilitant le développement de certains systèmes biométriques, au premier rang desquels la vidéoprotection. Quant à la structure du corps, le principe est au contraire l’interdiction de la modifier ; les opérations médicales en constitueraient alors une exception. Dès lors, l’indisponibilité du corps humain aurait un champ d’application limité à la structure et non à l’apparence du corps. Cette distinction se retrouve dans les régimes juridiques des données à caractère personnel portant sur cette identité. Support juridique de l’identité, cette catégorie peut être divisée en trois régimes juridiques : standard, spécial et ad hoc. Le critère présidant à cette triple ventilation porte dans ce travail sur la densité d’informations contenues dans la représentation du corps. Ainsi, les données à forte densité d’informations, notamment les données génétiques connaissent un régime juridique ad hoc plus contraignant, alors que les données à plus faible densité d’informations connaissent un régime juridique moins protecteur et dérogatoire (photographie numérisée, empreintes digitales, palmaires). En outre, certaines mesures du corps sont soumises au régime juridique de droit commun des données personnelles (la taille, la couleur des yeux), puisqu’elles ne contiennent aucune autre donnée que celles représentées.
En deuxième lieu, l’existence des données biométriques interroge notre droit lors de leur mise en base de données, c’est-à-dire leur enregistrement numérique dans un cadre préétabli. Ce couple formé par les données (la substance) et les métadonnées (le cadre), éléments de définition des bases de données, est nécessaire pour toute utilisation des données biométriques. Les bases de données biométriques peuvent alors être classées en fonction de leurs rapports avec la base de données d’identité standard que constitue l’ensemble des registres d’état civil. Dans un premier temps, la base de données biométriques est considérée comme une preuve de l’identité. Elle est alors utilisée pour sécuriser la délivrance des titres ou authentifier les informations qu’ils contiennent. Toutefois, ces bases de données subalternes à l’état civil ne constituent qu’une face de notre sujet, car une utilisation de la biométrie déconnectée de l’état civil a progressivement émergé, notamment comme procédé d’enquête, la base de données étant alors autoréférencée (c’est-à-dire la reconnaissance d’empreintes à différents endroits sans que l’identité du porteur de l’empreinte ne soit connue). L’identité produite par ce dernier devenant accessoire, le fonctionnement de ces bases de données biométriques ne nécessite plus l’existence d’une telle identité au profit d’une utilisation des données à l’intérieur même de la base de données. Dès lors, la question de l’utilisation de la biométrie dépasse ses rapports avec l’état civil et ne peut être limitée à un simple rapport à son identité.
En troisième lieu, la fonction latente pour la biométrie autoréférencée ne consiste plus à chercher l’identité de la personne, mais à connaître sa localisation. Cette localisation peut se décliner en localisation sur la scène de crime pour les fichiers de police, en localisation à l’entrée du territoire national et, plus récemment, avec le développement des procédés biométriques « traçants », en localisation sur l’ensemble de l’espace public. Étrangement, cette nouvelle fonction de la biométrie ne connaît qu’un encadrement juridique marginal pour elle-même. Elle constitue un impensé de la conciliation entre la protection des droits fondamentaux et la défense de l’ordre public, la localisation n’étant alors jamais mentionnée en tant que telle. Pourtant, en révélant les déplacements des individus et en maintenant ces derniers constamment dans la lumière, cette fonction intrinsèque de la biométrie entraîne une modification de la conciliation entre la défense de l’ordre public et la protection des droits fondamentaux. L’ensemble des libertés physiques doit désormais être considéré vis-à-vis de cette localisation et de son corollaire, l’absence de droit à l’anonymat.
En dernier lieu, et de manière plus générale, les évolutions techniques inhérentes aux systèmes biométriques ne sont pas suffisamment prises en compte par le droit positif. En effet, il y a aujourd’hui « une croyance » doctrinale présente dans le droit positif portant sur l’existence de garde-fous basés sur l’état actuel du progrès technique. Pourtant, à la vue de la durée de conservation des échantillons et de leur représentation numérique, rien n’indique que nos conceptions de ces marqueurs biologiques ne deviennent pas caduques au profit de nouvelles approches – aujourd’hui difficilement concevables – qui détruiraient la conciliation opérée au détriment de la protection offerte en matière de droits fondamentaux.
En conclusion, cette thèse porte sur l’impossible transposition de la biologie et de la technique dans les catégories juridiques ; les limites des qualifications juridiques entraînant alors une inadaptation structurelle du droit. Impossible réduction de la biologie au juridique, car la transformation d’hypothèses scientifiques en vérité juridique est un mécanisme certes nécessaire et pourtant stérile pour l’effectivité de l’encadrement juridique. Impossible appréhension des possibilités techniques par le droit positif, le retard du droit n’étant alors pas transitoire, mais une limite structurelle à son appréhension de la technologie et plus généralement des avancées scientifiques.