L’accès au statut juridique d’étranger gravement malade
Thèse soutenue le 6 janvier 2021 devant un jury composé de : M. Emmanuel AUBIN, Professeur à l’Université de Tours, Rapporteur; Mme Ségolène BARBOU DES PLACES, Professeure à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne; M. Charles-André DUBREUIL, Professeur à l’Université de Clermont – Auvergne, Rapporteur; M. Renaud FOURNALES, Inspecteur général de l’administration; Mme Danièle LOCHAK, Professeure émérite à l’Université Paris Nanterre; M. Serge SLAMA, Professeur à l’Université de Grenoble, Directeur de thèse.
Par Nicolas Klausser, Docteur de l’université Paris-Nanterre 1
Chaque année depuis 1997, des milliers d’étrangers obtiennent un titre de séjour pour raisons médicales : 1 045 lors de sa création en 1998, 16 164 en 2004, et 32 838 en 2018. Ce dispositif est régulièrement mis en avant par les pouvoirs publics pour sa singularité : sans équivalent dans le monde, le droit au séjour pour soins (c’est-à-dire le droit d’un étranger de rester sur le territoire en raison de son état de santé) s’inscrirait dans une vocation historique de la France en matière de protection des droits de l’Homme. L’article L. 313-11 11° du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) prévoit ainsi qu’un étranger peut se voir délivrer une carte de séjour temporaire « si son état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait avoir pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité et si, eu égard à l’offre de soins et aux caractéristiques du système de santé dans le pays dont il est originaire, il ne pourrait pas y bénéficier effectivement d’un traitement approprié ». Certains éléments viennent cependant relativiser ces discours officiels : le parcours d’un étranger pour tenter d’obtenir un titre de séjour pour soins apparaît en effet semé d’obstacles au regard de rapports associatifs et institutionnels, et l’écart entre les demandes de titres de séjour pour soins déposées et ceux effectivement délivrés se creuse au fil des ans. La présente thèse part dès lors d’un constat : celui de l’écart entre le discours officiel relatif au droit au séjour pour soins et sa réalité.
Afin d’essayer de comprendre les raisons de cette contradiction, deux hypothèses ont été formulées. Premièrement, l’émergence de la maladie de l’étranger comme motif d’octroi d’un statut dans le contexte de crise sanitaire liée au VIH/sida a provoqué un malaise auprès des autorités normatives. Celui-ci serait dû à l’impression de perte de contrôle de l’immigration – et donc de perte de souveraineté de l’État – que la maladie implique, puisque d’une certaine manière, en imposant à l’État son corps malade, l’étranger contraint l’État à le protéger. Ce malaise aurait produit un effet normatif, et serait la raison de l’ineffectivité du statut juridique de l’étranger gravement malade, de l’écart existant entre la proclamation d’un droit de l’étranger à obtenir un statut en raison de sa maladie grave, et sa concrétisation. Deuxièmement, du fait de ce malaise, la nécessité de contrôler strictement la maladie de l’étranger est apparue comme un impératif pour les pouvoirs publics : il leur faut déterminer un cadre juridique à cette fin. Il s’agit là de l’effet normatif recherché par les acteurs pour remédier au malaise que suscite la maladie de l’étranger. La construction de ce cadre est en partie produite par les discours des acteurs chargés de le délimiter (Parlement, gouvernement) qui, par ces mêmes discours, peuvent influencer les acteurs chargés de son application ou de son interprétation (médecins, administrations, juges), ces derniers intériorisant la nécessité d’un contrôle strict de la maladie de l’étranger. Dès lors, la conséquence normative de ce malaise va être un encadrement strict de la délivrance de titres de séjour pour soins, afin que les acteurs chargés de la police des étrangers (le ministère de l’Intérieur et les préfectures) contrôlent le processus d’attribution d’un titre de séjour pour raisons médicales. La thèse retenue est ainsi celle d’une policiarisation croissante des acteurs chargés d’appréhender la maladie de l’étranger comme motif de légitimité : ces derniers font davantage primer la maîtrise des flux migratoires sur la protection de la santé de l’étranger. Pour le démontrer, il importait tout d’abord de s’intéresser à l’évolution des conditions d’attribution d’un statut à l’étranger en raison de son état de santé fixées par l’autorité normative (Partie 1), ainsi qu’à l’évolution des pratiques et discours des acteurs chargés de les interpréter (Partie 2).
Partie 1
La première partie de la thèse entend démontrer que les sources normatives relatives à ce statut, et les discours qui les accompagnent, produisent un ensemble de normes ambivalentes, tendant à faire prévaloir l’objectif de maîtrise des flux migratoires sur la protection de la santé de l’étranger. Cette prédominance se matérialise par une élévation du seuil de vie biologiquement dégradée nécessaire à la reconnaissance par l’État de l’étranger malade. Pour le dire sommairement, l’étranger doit être toujours davantage malade pour obtenir un titre de séjour. Ce constat ressort particulièrement des normes supra-légales, telles que le droit international, européen, et constitutionnel. En effet, alors que les droits fondamentaux proclamés par ces normes permettraient à leurs organes de protéger l’étranger en raison de son état de santé, des limites à une protection effective sont systématiquement développées par les autorités normatives pour préserver la maîtrise des flux migratoires. Plus encore, de telles limites sont développées pour alerter sur la menace pour la souveraineté de l’État que représente la maladie de l’étranger comme motif d’octroi d’un statut. L’évolution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme est à cet égard paradigmatique. Ce cadre normatif laisse dès lors une marge de manœuvre considérable aux pouvoirs législatif et exécutif pour fixer les conditions d’obtention d’un statut à l’étranger pour raisons médicales et, partant, pour déterminer les objectifs qui doivent prévaloir entre, d’une part, la protection de la santé et, d’autre part, la police des étrangers. Ainsi, si les sources normatives légales et supra-légales prévoient une protection juridique à l’étranger gravement malade (par la délivrance d’un titre de séjour ou d’une protection contre l’éloignement), elles permettent aussi sa neutralisation, autrement dit, le développement d’un cadre normatif privilégiant la maîtrise des flux migratoires. À cet égard, la construction difficile d’un statut protecteur est révélatrice des tensions suscitées par ce dernier, résultantes des logiques antagonistes que sont la police des étrangers et la protection sanitaire.
L’histoire du cadre juridique national relatif à la catégorie juridique de l’étranger malade, étudiée grâce à la consultation de plusieurs côtes d’archives ministérielles, démontre que les pouvoirs publics chargés de la police des étrangers – au premier rang desquels figurent le ministère de l’Intérieur et les préfectures – ont été réticents à ce qu’un statut juridique soit officiellement reconnu à l’étranger en raison de son état de santé. Leur principale réticence était relative à la nécessaire implication de médecins pour évaluer l’état de santé, ces derniers étant susceptibles de limiter le pouvoir discrétionnaire des préfectures en matière de police des étrangers. Le processus d’octroi d’un statut juridique à l’étranger en raison de son état de santé a ainsi dû évoluer pour protéger la santé individuelle de ce dernier sans limiter pour autant strictement la police des étrangers : les dispositifs ont donc fait l’objet de plusieurs réformes afin d’être réajustés en fonction des objectifs priorisés par les pouvoirs publics. Les réformes successives sont en effet marquées par un double réajustement : des conditions médicales permettant à un étranger d’entrer dans la catégorie « étranger malade » ; et des acteurs chargés d’évaluer ces conditions. Ces réformes ont, à des degrés divers, modifié cet équilibre entre les objectifs de protection de la santé individuelle et de maîtrise des flux migratoires, en particulier depuis que le service médical de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, rattaché au ministère de l’Intérieur, a remplacé les Agences régionales de santé (ARS) dans la mission d’évaluation médicale des demandes. L’analyse de ces réformes a dès lors permis de comprendre que la maîtrise des flux migratoires a été priorisée par les pouvoirs publics.
Partie 2
À l’analyse du cadre juridique favorisant la maîtrise des flux migratoires vient s’ajouter celle de la mise en pratique du droit au séjour pour soins par ses acteurs. En premier lieu, les préfectures et les médecins chargés d’évaluer l’état de santé de l’étranger influent de manière déterminante sur l’effectivité de ce statut, car ils sont chargés de concrétiser (d’interpréter) les conditions générales fixées par les autorités normatives. L’étude de l’évolution du rôle des médecins, reposant notamment sur plusieurs entretiens, a permis de démontrer la policiarisation de leur office, et ce à deux égards : d’une part, au regard de leur mobilisation par les pouvoirs publics pour interpréter – plus restrictivement au fil du temps – les conditions médicales permettant à un étranger d’être protégé en raison de son état de santé ; et d’autre part, en raison de sa mobilisation croissante pour lutter contre la fraude au droit au séjour pour soins. Quant au ministère de l’Intérieur et aux préfectures, l’histoire du statut juridique de l’étranger malade a mis en exergue leurs vives réticences à l’encadrement du droit au séjour pour soins. L’analyse de leur évolution et de leurs pratiques met en évidence leur médicalisation pour limiter l’influence des médecins. Autrement dit, les structures chargées de la police des étrangers ont progressivement développé des compétences médicales afin de produire une doctrine médicale compatible avec l’objectif de maîtrise des flux migratoires. Le contrôle progressif et diffus des médecins par le ministère de l’Intérieur et le développement du pouvoir médical de ce dernier révèlent le changement de paradigme dont le statut de l’étranger gravement malade fait l’objet au cours des années 2010.
À l’analyse du rôle des médecins et des préfets s’est ajoutée celle du juge administratif, qui exerce son contrôle juridictionnel sur les refus de titres de séjour ou de protection contre l’éloignement pour raisons médicales. Pour se faire, 715 décisions rendues par des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel ont été étudiées, dont il ressort deux principales tendances. Premièrement, le juge administratif est un véritable curseur, en ce qu’il détermine expressément « qui » est l’étranger gravement malade, en explicitant quels sont les états de santé nécessitant une prise en charge médicale dont le défaut entraînerait des conséquences d’une exceptionnelle gravité, et quels sont les pays où les soins sont, de manière générale ou pour une pathologie particulière, disponibles ou accessibles. Mais la photographie qui se dégage de ce statut apparaît très floue, le juge administratif étant, comme l’administration, exposé à la subjectivité induite par l’évaluation médicale. L’analyse de la jurisprudence fait alors transparaître l’absence de systématisation fiable des solutions rendues s’agissant de l’esquisse du statut d’étranger gravement malade, ne permettant pas de déterminer précisément les profils médicaux susceptibles d’être reconnus. Surtout, l’analyse quantitative de la jurisprudence souligne la systématicité de certains raisonnements ou de certaines pratiques juridictionnelles, et met en exergue une forme de rôle politique du juge administratif, en ce qu’il peut faire et défaire la catégorie juridique de l’étranger gravement malade. L’indétermination des conditions médicales est ainsi un vecteur du processus de neutralisation de l’accès à ce statut, car elles peuvent faire l’objet de réajustement selon les objectifs poursuivis. La deuxième tendance est relative à la confirmation par le juge administratif de la doctrine médicale du ministère de l’Intérieur, à travers le déséquilibre de la dialectique probatoire. En effet, la jurisprudence tend à favoriser les preuves médicales produites par les préfectures, donc favorables à une approche restrictive de ce statut. Cette politique jurisprudentielle aboutit, in fine, à légitimer indirectement les pratiques préfectorales telles que les refus de séjour décidés par la préfecture malgré l’avis médical favorable du médecin de l’ARS, donc la doctrine du ministère de l’Intérieur. En rejetant très majoritairement les recours exercés par les étrangers mobilisant leur état de santé, le juge administratif contribue passivement à la neutralisation de l’accès à ce statut, et légitime la production d’un discours le policiarisant. En définitive, la normalisation permise par le cadre normatif (i.e. la modélisation par le droit en évolution qui privilégie l’objectif de maîtrise des flux migratoires sur celui de protection de la santé) vient se concrétiser par la policiarisation de ses mécanismes régulateurs (ses acteurs).
Ainsi, l’analyse empirique des pratiques médicales et du contentieux révèle que des acteurs qui n’auraient a priori pas dû se soucier de maîtriser l’immigration (tels que les médecins) intériorisent pourtant cette logique dans leur mission, tandis que d’autres acteurs légitiment des pratiques administratives la favorisant (tels que le juge administratif). Finalement, alors qu’au début, la maladie était crainte, car perçue comme une réalité difficilement contrôlable, les mécanismes développés par les acteurs juridiques ont permis de normaliser son approche pour la banaliser, au même titre que d’autres aspects de la réalité sociologique de l’étranger, tels que ses liens familiaux.
La thèse est disponible en version complète et en accès libre sur le site de thèse.fr
Notes:
- Nicolas Klausser est ATER en droit public à l’Université Paris-Nanterre. Cette thèse a été effectuée au Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux (CREDOF), et s’est déroulée dans le cadre d’une CIFRE entre l’association AIDES et ce dernier entre 2015-2018. Elle a également bénéficié du programme de financements « Jeunes chercheurs » de Sidaction ↩