La notion d’accommodement raisonnable en matière religieuse. Étude comparée entre la France et le Canada
Thèse de doctorat en droit public soutenue le 19 novembre 2024 à l’Université Toulouse Capitole, devant un jury présidé par Madame la Professeure Isabelle Desbarats (Université Toulouse Capitole) et composé de Mesdames les Professeures Gwénaële Calvès (Université Cergy-Paris) et Olivia Bui-Xuan (Université Évry-Essonne), Rapporteures ; des Professeurs Jean-François Gaudreault-Desbiens (Université de Montréal), Examinateur et Sébastien Saunier, (Université Toulouse Capitole), directeur de thèse.
Par Rim-Sarah Alouane, Docteure en droit public, Institut du Droit de l’Espace des Territoires, de la Culture et de la Communication (IDETCOM), Université Toulouse Capitole
Dans un monde globalisé marqué par un accroissement de la diversité, la liberté de religion soulève des débats passionnés quant à son application, ses limites et son articulation avec les principes de neutralité et de cohésion sociale, notamment à l’égard des minorités religieuses. Face à ces défis, l’accommodement raisonnable sans contrainte excessive (ci-après : accommodement raisonnable) a su émerger comme un mécanisme essentiel pour résoudre les cas de discriminations religieuses, en favorisant l’approche de la recherche du compromis.
L’accommodement raisonnable est une notion difficile à cerner dans la mesure où « dénaturation et amalgame sont légion[1] ». Cette notion est d’abord apparue aux États-Unis en droit du travail, pour être ensuite transposée et systématisée en droit canadien, où il a acquis une portée beaucoup plus large. L’accommodement raisonnable se définit comme la mise en œuvre « d’un traitement différent et adapté pour une personne, afin que l’application de la norme, à son égard, ne puisse compromettre la jouissance pleine et entière de ce droit. Cela signifie aussi que l’on doit toujours tenir compte, dans l’adoption ou l’application d’une norme, des membres de groupes ayant une ou des caractéristiques personnelles protégées par la législation sur les droits de la personne, ce qui inclut les convictions et les pratiques religieuses[2] ». Ainsi, en droit canadien, l’accommodement raisonnable est un mécanisme utilisé pour mettre fin à une situation de discrimination fondée sur certains motifs comme le handicap, la religion, l’âge ou tout autre motif interdit par la Charte canadienne des droits et Libertés de 1982. Ce mécanisme repose sur un dialogue entre deux parties : la partie accommodante et la partie accommodée. Cette dernière possède une caractéristique distinctive qui peut entrer en conflit avec une règle générale et abstraite. La partie accommodante peut alors adapter une pratique ou une règle générale, ou encore octroyer une exemption pour la partie accommodée.
Au Canada, l’accommodement raisonnable constitue une obligation juridique, applicable bien au-delà du cadre initial de l’emploi. Ce mécanisme s’étend aujourd’hui à d’autres domaines, tels que l’éducation obligatoire ou les relations de droit public. L’accommodement raisonnable repose sur une conception substantielle de l’égalité. Plus précisément, en matière religieuse, il émane du postulat selon lequel les institutions publiques ne sont pas neutres, mais sont marquées par le poids historique de la religion traditionnellement majoritaire et donc privilégiée. Cela peut alors induire un effet discriminatoire indirect sur les personnes de toute origine et de toute ancienneté d’implantation, notamment celles pratiquant des religions minoritaires. L’accommodement raisonnable n’est donc pas un privilège comme on l’entend souvent, mais un mécanisme rigoureusement encadré, qui permet de rétablir un semblant d’équilibre et d’égalité. Enfin, en matière religieuse, la revendication de la liberté de culte ou de religion entraîne souvent la réclamation d’un « droit à un certain mode de vie[3]». L’accommodement raisonnable a alors pour objectif de permettre aux individus de pratiquer leur religion et ce, même lorsque leurs pratiques peuvent entrer en conflit avec l’application de la norme générale et abstraite. En effet, même si cette dernière est « neutre dans son application à une majorité d’individus, certains peuvent encore être indûment affectés par elle sur la base d’un motif de discrimination interdit[4] ».
D’un point de vue fonctionnel, l’accommodement raisonnable peut revêtir plusieurs finalités. Sur le plan juridique, il se présente avant tout comme un dispositif correctif destiné à remédier aux discriminations indirectes, dans une logique de rétablissement de l’égalité des droits. Si l’on élargit la perspective au-delà du cadre strictement juridique et que l’on adopte une approche politique ou sociologique, l’accommodement raisonnable revêt de nouvelles dimensions. Il peut alors être perçu comme un outil d’intégration, ou encore un vecteur de mise en œuvre des politiques multiculturalistes, visant à favoriser la cohésion sociale dans des sociétés plurielles.
Cependant, l’accord d’un accommodement n’est pas automatique et comporte des limites. Il peut être refusé s’il est jugé déraisonnable ou s’il impose une contrainte excessive à la partie accommodante, comme l’État ou encore l’employeur d’une entreprise privée. La notion de contrainte excessive a été dégagée par la Cour suprême du Canada dans la jurisprudence O’Malley c. Simpsons-Sears[5] et ses critères — non exhaustifs et susceptibles de varier selon les circonstances — ont été précisés dans l’affaire Central Alberta Dairy Pool [6]. La Cour a pu identifier une série d’éléments pouvant constituer une contrainte excessive, tels que « le coût financier, l’atteinte à la convention collective, le moral du personnel, ainsi que l’interchangeabilité des effectifs et des installations[7] », mais également « l’importance de l’exploitation de l’employeur[8] », qui peut « jouer sur l’évaluation de ce qui représente un coût excessif ou sur la facilité avec laquelle les effectifs et les installations peuvent s’adapter aux circonstances[9] ». Enfin, lorsque la sécurité est en jeu, la Cour retient également « l’ampleur du risque et l’identité de ceux qui le supportent sont des facteurs pertinents[10] ».
L’accommodement raisonnable suscite un intérêt croissant au sein du système juridique français, mais également au niveau européen. Toutefois, il fait également l’objet de discordes quant à son importation et son application. Notion bien trop souvent caricaturée en France — y compris par les juristes — la notion d’accommodement raisonnable « est souvent rejetée comme étrangère (nord-américaine) et incompatible avec le droit français[11] ». L’étude de cette notion nous semblait alors justifiée et nécessaire, pour dépasser les préjugés et les interprétations caricaturales qui dominent bien trop souvent les débats, mais également, pour se réapproprier un langage détourné.
En outre, l’évolution récente de la jurisprudence administrative révèle une prise en compte croissante de l’accommodement raisonnable. Cela s’illustre par exemple, dans des affaires concernant les menus de substitution dans les cantines scolaires[12], l’adaptation des horaires de piscine[13], ou encore l’octroi de congés à caractère religieux[14]. Toutes ces affaires font progressivement émerger la question de savoir si et dans quelle mesure, le respect de la liberté religieuse peut accommoder certaines règles générales[15]. Il était alors pertinent de se demander si une notion juridique d’accommodement raisonnable pouvait être identifiée en droit public français, et le cas échéant, comment elle pourrait être adaptée à ses spécificités. Ce constat était donc à l’origine de la recherche, reposant sur l’intuition que la méthode comparative pouvait permettre de dégager une analyse nuancée sur les origines, la mise en œuvre et les applications de l’accommodement raisonnable en France. L’étude s’attache plus précisément à mettre en lumière la circulation de cette notion dans le contexte multiculturel canadien et le droit public français.
Pour se faire, la première partie de cette thèse s’attache à contextualiser et à définir l’accommodement raisonnable, en s’appuyant sur ses caractéristiques et ses finalités. L’étude du modèle canadien révèle que l’accommodement raisonnable y est solidement ancré comme un pilier du droit anti-discrimination et de la protection de la liberté de religion. En revanche, le système français, marqué par l’universalisme républicain et la laïcité, a longtemps adopté une posture de réserve voire de méfiance son égard. Cependant, une analyse minutieuse du droit public français montre que cette notion n’y est pas totalement étrangère. En effet, des pratiques assimilables à des formes d’accommodement raisonnable existent ou ont pu émerger en droit français, bien que de manière circonscrite et éparse.
Partant de ce constat, la seconde partie de la thèse examine les modalités de réception de l’accommodement raisonnable, en démontrant comment cette notion s’est progressivement intégrée — certes, de manière variable, mais toujours pragmatique — dans le droit français. En effet, plusieurs cas illustrent la façon dont les autorités publiques et les juges ont pu adopter une approche nuancée et équilibrée pour répondre aux demandes à caractère religieux. Or, ces réponses s’inscrivent en réalité dans le sillon de la Loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, marquant une interprétation originellement libérale de ce texte fondateur. Pourtant, des résistances persistent en France, notamment en raison d’une interprétation de plus en plus restrictive du principe de laïcité[16]. En effet, l’extension du principe de neutralité religieuse au-delà de celle imposée à l’État, a pu constituer un obstacle à l’acceptation pleine et entière de l’accommodement raisonnable. De surcroît, l’élargissement du concept d’ordre public dans sa dimension immatérielle, a également justifié de nouvelles restrictions à la liberté de religion et par là même, davantage entravé et freiné la reconnaissance de l’accommodement raisonnable.
Face à ces défis, la thèse s’interroge sur les pistes d’évolution possibles. Une adaptation du modèle canadien pourrait s’avérer pertinente pour le droit français. En effet, l’étude du droit Canadien a démontré que l’accommodement raisonnable peut favoriser la cohésion sociale et garantir le respect des besoins des minorités religieuses. L’instauration d’obligations positives d’accommodement, sous réserve de l’absence de contrainte excessive, permettrait ainsi d’aboutir à un équilibre entre respect des croyances individuelles et exigences institutionnelles et sociétales.
Toutefois, en France, une telle (r)évolution nécessiterait un consensus politique et juridique. Il serait d’abord indispensable de définir les contours pratiques d’un modèle français de l’accommodement raisonnable en matière religieuse, en précisant les conditions et les limites de son application. La mise en place de mécanismes de médiation et de résolution des conflits serait une piste intéressante pour gérer les tensions et les désaccords liés aux demandes d’accommodement. De plus, en s’inspirant de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, mais également de celle de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme, la France pourrait poser les bases d’un cadre juridique dans lequel chaque demande d’accommodement serait évaluée individuellement, en fonction d’un faisceau d’indices rigoureux.
L’adoption d’un véritable accommodement raisonnable « à la française » présenterait de nombreux avantages. Elle permettrait une meilleure intégration des minorités religieuses et une protection plus efficace contre les discriminations, tout en préservant la cohésion sociale. De plus, en embrassant cette dynamique, le droit français pourrait renouer avec une conception plus libérale de la laïcité. De la sorte, en s’appuyant sur l’expérience canadienne et sur les instruments juridiques existants, la France pourrait concevoir un cadre législatif adapté, garantissant que chaque individu puisse pleinement participer à la vie publique sans renoncer à ses convictions religieuses personnelles. La reconnaissance de l’accommodement raisonnable permettrait alors de contribuer à bâtir une société plus inclusive, plus juste, plus équitable et plus respectueuse des droits individuels des groupes les plus vulnérables.
[1] Bribosia, Emmanuelle & Rorive, Isabelle, « Introduction : Au-delà de ‘Dr Jekyll et Mr Hyde’ » in Bribosia, Emmanuelle & Rorive, Isabelle (dir.), L’accommodement de la diversité religieuse : regards croisés Canada, Europe, Belgique, Bruxelles : P.I.E. Peter Lang, 2015, p. 18.
[2] Montpetit, Manon & Bernatchez, Stéphane, « Le principe d’accommodement raisonnable en matière religieuse », Revue du droit des religions, n° 7, 2019, p. 14.
[3] Calvès, Gwénaële, « Introduction » in Lambert-Abdelgawad, Élizabeth & Rambaud, Thierry (dir.), Analyse comparée des discriminations religieuses en Europe. Actes du colloque Les discriminations religieuses, analyse administrative et juridictionnelle des différends en France et dans le monde germanique et européen, 24 et 25 septembre 2009, Université de Strasbourg, Paris : Société de législation comparée, 2011, p. 11.
[4] Gaudreault-Desbiens, Jean-François, “Religious Challenges to the Secularized Identity of an Insecure Polity: A Tentative Sociology of Québec’s Reasonable Accommodation Debate” in Grillo, Ralph; Ballard, Roger, Ferrari, Alessandro et al. (eds.), Legal Practice and Cultural Diversity, Surrey: Ashgate, 2009, p. 151.
[5] O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd, [1985] 2 R.C.S. 536, p. 537.
[6] Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, p. 521.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10]Ibid.
[11] Hennette-Vauchez, Stéphanie & Roman, Diane, Droits de l’homme et libertés fondamentales, Paris : Dalloz, 5ème édition, 2022, p. 561.
[12] Voir par exemple : CE, 25 octobre 2002, Renault, n° 251161 ; CE, 11 décembre 2020, Commune de Chalon-sur-Saône, n° 426483, Lebon ; AJDA 2021, p. 461, concl. Cytermann ; AJDA 2020. 2464 ; AJCT 2021. 157, obs. Bouillon.
[13] Voir par exemple : CE, 21 juin 2022, Commune de Grenoble, n° 464648, AJDA 2022, p. 1255 ; ibid., p. 1736, note Bioy ; D., 2022, p. 1210, et les obs. ; AJCT, 2022, p. 451, obs. le Chatelier ; RFDA, 2022, p. 689, note Camby & Schoettl.
[14] Voir par exemple : CE, 16 février 2004, n° 264314.
[15] Hennette-Vauchez, Stéphanie & Roman, Diane, Droits de l’homme et libertés fondamentales, op.cit., p. 435.
[16] Des développements importants de cette thèse sont consacrés à la crise des accommodements raisonnables survenue au Québec en 2007, qui a conduit à la création de la Commission Bouchard-Taylor et à la publication de son rapport en 2008. Cela a permis d’établir un parallèle instructif avec les défis rencontrés en France. Voir : Bouchard, Gérard & Taylor, Charles. Fonder l’avenir : le temps de la conciliation. Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Québec : mai 2008, 307 p.