Les mutations du contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel
Thèse soutenue le 26 novembre 2014 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne devant un jury composé de Monsieur Michel Verpeaux, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur de thèse, Monsieur Dominique Rousseau, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, président du jury, Monsieur Guillaume Drago, Professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, rapporteur, Monsieur Xavier Philippe, Professeur à l’Université Paul Cézanne – Aix-Marseilles III, rapporteur et Monsieur Didier Ribes, agrégé des Facultés de droit, suffragant.
La présente étude n’a pas entendu découvrir le concept de proportionnalité – la recherche s’en était déjà emparée – mais redécouvrir le contrôle de proportionnalité sous l’angle du contrôle juridictionnel exercé par le Conseil constitutionnel. Elle entend modestement « prendre le relais » de la thèse publiée par le professeur Xavier Philippe en 1990 sur « Le contrôle de proportionnalité dans les jurisprudences constitutionnelle et administrative françaises » en tenant compte des évolutions profondes de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui se sont depuis lors opérées.
Le contrôle de proportionnalité renvoie à l’examen par le juge du degré du lien qui unit deux ou plusieurs éléments de la norme contrôlée. Dans le cadre du contentieux constitutionnel, il suppose un examen par le Conseil constitutionnel au cœur même de la loi, ce qui le rend potentiellement intrusif. Cette définition traduit déjà un changement dans la manière de concevoir le contrôle de proportionnalité, tant il est traditionnellement associé à la conciliation entre les droits et les libertés, c’est-à-dire à une pondération entre les normes de contrôle. La réalisation d’un contrôle de proportionnalité devenu « interne » de la loi signifie désormais que le Conseil constitutionnel n’examine plus seulement le contenu des dispositions législatives par rapport au contenu des dispositions constitutionnelles. La Haute instance s’efforce de circonscrire son contrôle dans le périmètre de la loi à travers l’examen de la relation qui unit le moyen – une disposition particulière de la loi – à l’objectif poursuivi par le législateur. Pour autant, cet examen correspond moins à un nouveau contrôle qu’à une nouvelle manière de contrôler l’œuvre du Parlement. Une mutation du contrôle de proportionnalité, signe d’un changement dans la perception que le Conseil constitutionnel se fait des droits et libertés, est perceptible à un double niveau.
En premier lieu, sous l’effet de cette nouvelle technique de contrôle, le contrôle de constitutionnalité s’est médiatisé à droit constitutionnel constant. Cette mutation n’est pas la cause mais la conséquence du passage d’une conception monolithique à une conception structurelle de la loi. Cette évolution a gagné, à la fin des années 1990 seulement, la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui a progressivement infléchi l’angle d’approche de son contrôle juridictionnel. Celui-ci s’est médiatisé depuis les exigences constitutionnelles de contrôle jusqu’aux dispositions législatives contrôlées par l’intermédiaire de l’objectif poursuivi. Compte tenu de la place intermédiaire entre les droits et libertés à valeur constitutionnelle qu’il concrétise et le dispositif législatif qu’il oriente, cet acte prospectif est devenu le centre de gravité du contrôle de constitutionnalité. C’est à partir de lui que se cristallise désormais la recherche du juste sacrifice entre les droits et libertés antagonistes que la Constitution garantit. Toutefois, compte tenu de l’absence d’obligation pesant sur le législateur de définir ses objectifs et de la retenue qu’il observe le plus souvent dans leur formulation, la réalisation du contrôle de proportionnalité est compromise. D’une certaine manière, le sort de cette technique de contrôle devient dépendant du choix fait par le législateur de formuler ou non ses objectifs dans le corps de la loi objet du contrôle. Autrement dit, le régime de protection juridictionnelle des droits et libertés est indirectement fonction de celui-là même qui est susceptible de les contrarier radicalement. Le Conseil constitutionnel tente de surmonter cet obstacle en cherchant à identifier les orientations du législateur dans les travaux préparatoires, même si ses méthodes d’analyse s’exposent à la critique. À la difficulté de déclencher le contrôle de proportionnalité succède la difficulté, pour partie surmontable, de l’objectiver.
En second lieu, le contrôle de constitutionnalité s’est dédoublé autour des contrôles d’appropriation – un néologisme renvoyant à la forme positive du contrôle de l’inapproprié – et de disproportion qui obéissent à des logiques différentes. Le Conseil constitutionnel sanctionne, à travers la relation entre le moyen et l’objectif, l’absence de lien logique – c’est le contrôle d’appropriation – et l’absence de lien juridique – c’est le contrôle de disproportion. Le premier contrôle s’attache à la faculté décisionnelle. Le Conseil s’assure que le moyen choisi poursuit effectivement, sans nécessairement l’atteindre, l’objectif fixé. Dans cette configuration de contrôle, la Haute instance ne sanctionne pas l’atteinte excessive portée par le législateur à un droit ou une liberté à valeur constitutionnelle, mais la faisabilité de leur réalisation. Le second contrôle s’attache au pouvoir décisionnel. Cette fois, le Conseil joue le rôle de gardien du cadre décisionnel à l’extérieur duquel les dispositions législatives portent un coup fatal aux droits et libertés. Cette dissociation du contrôle sous deux formes, qui se complètent en se succédant, ne ressort pas nettement dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Son effort de systématisation des contrôles de proportionnalité opéré dans la décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008, dite Rétention de sûreté, à travers la consécration du triple test hérité de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, a cédé sous le poids de la casuistique. Le Conseil constitutionnel ne réalise pas toujours les types de contrôles qu’il annonce – notamment le test de nécessité – et n’annonce pas toujours les contrôles qu’il réalise. La motivation des décisions a été plus lente que l’évolution du raisonnement en lui-même. Pour autant, c’est moins le régime de protection juridictionnelle des droits et libertés que la Constitution garantit qui est contrarié que la visibilité de ce régime. Comme l’y invite l’exemple de certaines Cours constitutionnelles étrangères, un effort de clarification s’impose.
En définitive, cette double mutation du contrôle de proportionnalité montre tout à la fois l’intention louable du Conseil constitutionnel de remplir plus fidèlement son rôle de gardien des droits et libertés que le constituant lui a imparti, mais aussi toutes les difficultés nouvelles qu’il s’efforce de surmonter. Pour autant, ces changements ne viennent pas reconnaître de nouvelles propriétés au droit mais appuyer l’idée que le droit n’est pas le produit d’une mécanique dont le résultat est connu à l’avance. La rigueur du juge n’a pas la régularité de l’automate. Le contrôle de proportionnalité n’a ni la bonne intention de redresser la règle ni la mauvaise intention de la rendre plus retors, mais de parier – la proportionnalité est aussi un calcul – sur l’existence, a minima, d’une rationalité commune aux acteurs du droit.
En somme, la garantie des droits et libertés suppose la conscience partagée d’une recherche de l’équilibre entre les deux plateaux de la balance qui n’oublie pas la recherche du perfectionnement de l’instrument de mesure.