Les rapports de systèmes constitutionnel et européens de protection des droits fondamentaux en France
Thèse soutenue le 18 mars 2016 à l’Université d’Aix-Marseille sous la direction de Patrick GAÏA (Professeur à l’Université d’Aix-Marseille) devant un jury composé de Véronique CHAMPEIL-DESPLATS (rapporteur) (Professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense), Xavier MAGNON (rapporteur) (Professeur à l’Université de Toulouse 1 Capitole) et Ariane VIDAL-NAQUET (Professeur à l’Université d’Aix-Marseille).
Au cours de la dernière décennie, l’état du droit a, sous l’angle des rapports entre systèmes constitutionnels et européens de protection des droits fondamentaux, été marqué par une succession d’évènements majeurs, vertigineuse et ultra-rythmée, conférant au sujet une dynamique hors du commun et une importance sans cesse renouvelée. Du fait du formidable engouement suscité, le contexte doctrinal stimulant est rapidement devenu saturé. La méthodologie et l’angle d’analyse retenu dans nos travaux de thèse permettent toutefois au sujet d’étude de révéler toute l’intensité et l’ampleur de son intérêt. À cet égard, et il s’agit d’une de ses principales originalités, notre étude a pour objet les rapports de systèmes de protection, et non les rapports de systèmes juridiques en matière de protection des droits fondamentaux. La distinction est de taille puisqu’elle influe sur l’opération de sélection des interférences sur lesquelles ont porté nos travaux. Par exemple, les relations entre juge ordinaire et Cour européenne des droits de l’homme en matière de protection de la CEDH sont hors de notre cadre d’étude puisque, bien qu’appartenant à des ordres juridiques distincts, les deux types de juridictions exercent ici leur office au sein d’un unique système de protection. En revanche, les rapports entre Cour de Strasbourg et juge ordinaire lorsque celui-ci exerce son rôle de juge communautaire de droit commun ou de juge constitutionnel, revêtent une dimension inter-systémique qui relève assurément de notre champ d’étude. Par ailleurs, nous avons choisi de conférer à nos recherches une dimension globale que nous pensons inédite, envisageant les rapports de systèmes de protection sous un angle à la fois normatif et juridictionnel, dans une dimension à la fois bilatérale et triangulaire. Le choix d’une étude axée sur la France permet cependant de ne pas sacrifier la technicité au profit d’une démarche systématisante. Notre travail se propose enfin de tirer bénéfice de la période d’accalmie au cours de laquelle ses résultats se voient fixés par écrit en exploitant la possibilité offerte d’une prise de recul sur les actualités marquantes, et par l’adoption d’une démarche prospective et propositionnelle.
L’existence de rapports entre les systèmes constitutionnels et européens n’est pas une donnée originelle. Elle est au contraire le fruit d’une évolution au terme de laquelle se sont nouées, entre les entités coexistantes, des interférences. Il y a dix ou quinze ans, la littérature doctrinale appréhendait majoritairement de manière alarmiste ces interférences, au point qu’il était répandu de faire l’amalgame entre conflits et interférences. Il nous est donc apparu essentiel, de travailler préliminairement sur ces deux notions. Sur la notion de conflit, nous avons choisi de compléter la vision classique sous un double angle de vue. Tout d’abord en circonscrivant les difficultés. En matière de droits fondamentaux, certaines contradictions entre normes ou jurisprudences sont solubles ; l’incohérence qu’elles véhiculent à première vue se dissipe et peut même être analysée à travers le prisme de la complémentarité des systèmes de protection. Ensuite, en faisant appel à la notion de risque, qui renvoie à des hypothèses dépassant le simple conflit. Doivent en effet être envisagés des risques ontologiques (le désordre, la complexité, l’atteinte à l’universalité des droits fondamentaux et à la sécurité juridique), mais, aussi, de manière plus technique, les incohérences qui reposent sur des divergences non conflictuelles au sens propre du terme. Toujours en amont, la démonstration s’imposait de l’inadéquation des principes traditionnels d’articulation des normes et notamment du rapport hiérarchique (envisagé à la fois dans une dimension formelle et dans une dimension substantielle) à constituer des solutions efficaces aux risques identifiés.
C’est ainsi qu’émerge la problématique de notre thèse : quelle gestion est faite par les acteurs juridictionnels des risques générés par les interférences entre systèmes constitutionnel et européens de protection des droits fondamentaux, dès lors qu’en la matière le principe de hiérarchie n’est d’aucun secours ?
Nos recherches nous ont conduits à plusieurs constats et réflexions. Pour commencer par une note positive, nombreuses sont les raisons de satisfaction. En l’état actuel des choses, la coexistence des systèmes et les interférences qui en résultent sont bien plus fructueuses que problématiques. La complémentarité observable est d’abord spontanée, notamment sous l’action des principes de faveur et de subsidiarité, et par l’articulation naturelle des chefs de compétences des juridictions, dont résulte une réduction des angles morts de la protection des droits fondamentaux. La complémentarité qui caractérise les relations entre systèmes de protection est aussi raisonnée, quand elle est le fruit d’une volonté délibérée de ses acteurs. Elle est parfaitement incarnée, au plan substantiel, dans le processus de réception, ou, plus globalement, de circulation des droits fondamentaux entre systèmes, phénomène étudié sous l’appellation de « dialogue des juges ». Les raisons d’être satisfait se trouvent également dans les voies et moyens qui permettent l’évitement du conflit et cette complémentarité raisonnée. Qu’elle soit simplement neutralisée ou, de manière plus aboutie, concurrencée dans ses principales fonctions, la hiérarchie est en tous cas, sinon évitée, du moins relativisée au profit de techniques et méthodes, axées autour des idées maîtresses de coopération et de conciliation. Une évolution dans les techniques de gestion des risques apparaît par ailleurs. Loin d’être casuistiques, celles-ci s’inscrivent au contraire dans une perspective plus durable et construite d’émergence de principes de régulation des rapports de systèmes qui se situent en dehors du prisme hiérarchique. C’est en ce sens, à une véritable évolution des mentalités que l’on assiste : la pacification et la « déverticalisation » des rapports de systèmes semblent en ordre de marche. Ces constats nous ont conduits à envisager l’hypothèse de l’émergence d’un véritable « système de rapports ». Force est cependant d’admettre que la parfaite harmonie normative n’est pas encore complètement réalisée. Il apparaît au contraire dans la jurisprudence comme dans l’attitude des pouvoirs publics, que la logique de hiérarchie, aporétique, n’a pas été totalement abandonnée et ressurgit dans certaines hypothèses. La prudence s’impose toutefois, dès lors que l’enchevêtrement des systèmes conduit à l’émergence de constructions jurisprudentielles par à-coups, dont la logique générale ne semble émerger qu’a posteriori. Au-delà, ces phénomènes de résurgence de la logique systémique doivent être relativisés au regard de leur caractère résiduel, mais aussi en raison des paradoxes et ambivalences dont ils sont porteurs. En fait, la complexité ici caractérisée, si elle fait la richesse des rapports de systèmes, révèle avant tout l’état du droit positif, en tant qu’il s’incarne dans le caractère encore inabouti du système de rapports qui se met en place.
Il n’en reste pas moins que certaines actualités peuvent être analysées comme de véritables phénomènes de régression et de dérives susceptibles de menacer l’équilibre patiemment et progressivement construit. L’arrêt Melloni, comme d’autres arrêts incarnant des velléités d’autonomie de la Cour de Justice par rapport au droit de la CEDH, semble ainsi raviver la dialectique de tension entre protection des droits fondamentaux et préservation des principes existentiels de l’ordre juridique de l’Union européenne, et ce au détriment des premiers. Il est par ailleurs important que l’effectivité des droits fondamentaux ne soit pas compromise par les efforts, aussi louables soient-ils, de diplomatie juridictionnelle déployés par la Cour européenne. Certaines affaires interrogent en outre, dès lors qu’elles révèlent les risques de mutation d’une saine émulation en compétition, ou encore de la logique de répartition des compétences en raidissements dans les rapports de systèmes. Si la complexité est sans aucun doute inhérente au pluralisme, elle n’en suscite par moins, par ce qu’insuffisamment compensée et parfois inutile, un certain malaise.
L’enseignement global majeur qu’on peut tirer de tout ceci, est que nous nous trouvons à l’aune d’un tournant dans les rapports de systèmes constitutionnel et européens de protection des droits fondamentaux. Dans cette perspective, quelles suites à la crise du paradigme hiérarchique, alors que la satisfaction née de sa gestion paraît avoir atteint ses limites ?
Des défis d’un genre nouveau s’offrent aux acteurs de la protection des droits fondamentaux. Dépassant la seule nécessité de parvenir à préserver l’équilibre atteint, une redynamisation doit être encouragée afin que le défi de l’achèvement et de l’amélioration soit relevé. Sous un angle technique, notre thèse envisage des voies pour y parvenir. Le souci de pragmatisme nous a conduits, pour chaque proposition envisagée, à mettre en balance sa faisabilité et son opportunité. Cette démarche nous a amenés à écarter certaines évolutions prônées par d’importants courants doctrinaux, à l’instar de l’attraction des normes européennes au sein des normes de référence du contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil constitutionnel ou encore de l’adhésion de l’Union européenne à la CEDH. De manière plus transversale, deux convictions profondes nées de l’observation des rapports de systèmes ont guidé nos réflexions. La première est celle de la nécessité de rompre avec une philosophie idéaliste des droits fondamentaux, au profit d’une vision réaliste de ces derniers. Dans cette perspective, nous sommes convaincus que le standard de protection maximale n’est pas du tout une panacée. L’équation à résoudre étant en effet bien plus complexe que celle de la protection la plus haute – car il s’agit aussi de respecter l’identité de chaque système-, un gros défi consiste dans la mise en place d’un « standard de protection optimale » des droits fondamentaux, au sein duquel l’identité constitutionnelle a un rôle primordial à jouer. Conçue comme ce qu’il y a de crucial et fondateur de l’ordre juridique, l’identité constitutionnelle s’impose ainsi naturellement comme une clef de l’articulation des rapports de systèmes, y compris en matière de droits fondamentaux. Notre seconde conviction est qu’une abstention d’intervention des pouvoirs publics est préférable, quand celle-ci va dans le sens d’une « rigidification » des contraintes pesant sur les juges. L’observation de la pratique des rapports de systèmes démontre en effet, non seulement que les juges font montre d’indépendance par rapport au cadre normatif dans lequel leur action s’inscrit, mais également, que toute contrainte ou perspective de contrainte est susceptible d’entraîner, en réaction, une résurgence de la logique systémique, au détriment du niveau de protection des droits fondamentaux et au risque de régressions dans les rapports de systèmes. On songe ici en particulier aux premières réactions de la Cour de Justice suite à l’introduction dans la Charte de l’article 53§2, qui pose une obligation d’interprétation conforme des droits contenus dans cet instrument à leur équivalent conventionnel, et à la mise en œuvre du processus d’adhésion de l’Union européenne à la CEDH. Ces réformes ayant pour objet d’institutionnaliser des outils d’articulation harmonieuse des systèmes, se sont finalement avérées être sources de tensions. C’est donc d’abord à la sagesse des juges qu’il faut faire confiance et appel.
Un tel constat n’empêche cependant pas la conviction que certains ajustements ou changements jurisprudentiels seraient souhaitables, ni la préconisation de mécanismes institutionnels souples qui, à l’instar du protocole 16 additionnel à la CEDH, faciliteront et encourageront la poursuite de la coopération juridictionnelle.
Dans cette lignée, plusieurs suggestions ont été émises, qui empruntent la voie d’un approfondissement et d’une redynamisation des techniques et principes d’ores et déjà à l’œuvre. (Une meilleure prise en compte des normes constitutionnelles par le droit dérivé de l’Union européenne ; l’émergence d’un principe opposable de respect de l’identité constitutionnelle en droit de l’Union européenne ; l’achèvement jurisprudentiel de la méthode translation normative ; le renforcement du « dialogue des juges »). Une vision dynamique et globale s’impose alors, dans laquelle les pièces, une à une, à l’image de celles d’un puzzle, s’assemblent pour permettre l’émergence d’un système de rapports abouti. La réalisation d’une telle entreprise comprend cependant nécessairement une dimension conceptuelle. Elle impliquerait de la part des juges, un véritable parti pris en faveur d’un abandon de la logique du « précarré », au profit d’une gestion réellement dépassionnée et coopérative des rapports de systèmes. En parallèle, il est sans doute nécessaire de « repenser » le paradigme systémique. Sans remettre en cause fondamentalement ce dernier et la recherche de satisfaction des idéaux qui lui sont attachés, des changements de conception sont déjà en cours. La doctrine comme les juridictions semblent effet mieux admettre aujourd’hui que des divergences de jurisprudences puissent avoir lieu. Si le pluralisme semble impliquer une part de désordre et de complexité, tout est finalement affaire de mesure, et il convient sans doute de réévaluer les limites de l’acceptable. Dans la continuité, les réponses qu’il convient d’apporter à ce qui ne l’est pas (méthode de l’interprétation conciliatrice, conciliation normative, dialogue des juges et des systèmes, modalités particulières du contrôle des actes de transposition du droit dérivé de l’Union européenne, prévalence de l’identité constitutionnelle…) doivent être, en tout état de cause, pensées et comprises en dehors du prisme hiérarchique.