Les valeurs dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Essai critique sur l’interprétation axiologique du juge européen
Thèse soutenue le 11 avril 2014 devant un jury composé de Mme Peggy DUCOULOMBIER, Professeur à l’Université de Strasbourg (Rapporteur); M. David SZYMCZAK, Professeur à l’I.E.P. de Bordeaux (Rapporteur); Mme Muriel FABRE-MAGNAN, Professeur à l’Université Paris I ; M. Gérard GONZALEZ, Professeur à l’Université de Montpellier et M. Frédéric SUDRE, Professeur à l’Université de Montpellier (directeur de thèse)
Les valeurs constituent les repères fondamentaux d’une société et le socle social commun d’une société. Elles traduisent ainsi un « vivre-ensemble ». Mais un phénomène récent de déperdition et de dissolution de l’importance des valeurs, dans une société marquée par le sceau de revendications de plus en plus individuelles, et ce au détriment de valeurs collectives de régulation des rapports sociaux, appelle une difficulté à appréhender et respecter ces repères moraux pour atteindre un « vivre ensemble » pacifié. Des valeurs autrefois stables et absolues, comme le nécessaire respect de la vie humaine ou la protection de la dignité de soi, comme d’autrui, ont connu un amoindrissement de leur portée suite à une évolution progressive des mœurs dans la société et à des progrès techniques et scientifiques toujours plus spectaculaires (possibilité de fécondation in vitro, gestation pour autrui,…). Le droit a donc un rôle important à jouer dans la régulation du phénomène de positivisme sociologique et sa conciliation avec la nécessaire protection des valeurs fondamentales.
Partout présentes au cœur de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, les valeurs sont introduites dans le droit européen des droits de l’homme comme « fondamentales des sociétés démocratiques » mais aussi « essentielle[s] ». Cette récurrence d’utilisation de la valeur dans la jurisprudence européenne mérite donc d’être interrogée pour déterminer quelles sont la place et l’importance des valeurs dans la formation de la norme européenne. On sait déjà que le juge européen pratique une interprétation souvent dynamique, tirant du texte de la Convention, de nouveaux éléments à rattacher à des droits qui y sont protégés. Mais la question se pose encore de savoir si l’utilisation et la référence aux valeurs permettent au juge européen de développer une véritable règle de droit avec portée contraignante. Dans quelques domaines isolés comme la protection des détenus, où le juge européen a élaboré des standards objectifs de protection des droits de l’homme en milieu pénitentiaire sur le fondement du principe de dignité, la référence à la valeur permet de créer et de justifier une règle de droit au contenu axiologique. Mais dans bien d’autres domaines, il apparaît que l’utilisation des valeurs s’illustre davantage comme un ressort de la motivation du juge européen plutôt que comme un fondement permettant d’ériger une norme. Le principe de dignité permettra ainsi de justifier la mise à la charge d’un État d’une obligation positive de modifier l’état civil d’un transsexuel dont les difficultés ressenties dans la vie quotidienne engendrent humiliation et angoisse ; celui de pluralisme légitimera la diffusion d’informations à caractère choquant ou provocateur.
Cette étude se propose donc d’appréhender le rôle des valeurs sur la formation des principes guidant l’interprétation du juge européen. En effet, elle tente d’établir à l’aide d’une analyse minutieuse et fouillée de la jurisprudence européenne quel est le véritable rôle ainsi que la place concrète et effective des valeurs, dans l’adoption finale d’une décision par la Cour de Strasbourg et de déterminer s’il existe une interprétation axiologique du texte conventionnel de 1950. L’interprétation fondée sur un système objectif de valeurs suppose que le juge européen procède à l’identification et la hiérarchisation de valeurs censées intégrer ce système axiologique, et mobilise ces valeurs de manière pertinente dans le cadre d’affaires nécessitant leur implication et leur respect. A côté de l’interprétation téléologique, des interprétations évolutive et consensuelle, aucune étude n’a jusqu’alors recherché à systématiser la référence aux valeurs des sociétés démocratiques pour tenter d’en déduire une interprétation axiologique. Mais alors que le juge européen multiplie les références aux valeurs dans ses décisions, il y a néanmoins lieu de constater que l’utilisation de ces valeurs est concurrencée par d’autres politiques jurisprudentielles plus contemporaines et soucieuses des attentes actuelles des populations, de la revendication libertaire individualiste de plus en plus prégnante et des multiples conflits de droit qu’elle engendre, ainsi que du nécessaire respect du principe de subsidiarité. Phénomènes qui s’accommodent difficilement d’une protection conservatrice de valeurs communes aux États parties à la Convention européenne des droits de l’homme.
La thèse ici défendue est donc l’absence de consubstantialité de l’interprétation axiologique à l’office du juge européen des droits de l’homme. Défiant le présupposé traditionnel selon lequel les valeurs existent et sont protégées par la Cour de Strasbourg, cette étude tente d’établir l’existence de lacunes importantes perceptibles dans la visibilité des valeurs au sein du droit européen des droits de l’homme pour parvenir à un premier constat : celui d’une promotion ainsi que d’une protection relatives des valeurs par la Cour européenne des droits de l’homme.
Cette visibilité en demi-teinte des valeurs dans la jurisprudence européenne se retrouve d’abord par l’absence même de ce terme dans le corps de la Convention européenne des droits de l’homme ; mais aussi par l’absence de reconnaissance de l’interprétation axiologique comme technique interprétative officielle au sein de la Convention de Vienne sur le droit des traités. La relativité de la protection des valeurs dans le droit européen des droits de l’homme s’explique également par le caractère flou et polysémique de la notion de valeur qui rend son utilisation complexe et malaisée. Par ailleurs, cette mobilisation des valeurs par le juge européen est d’autant plus difficile à réaliser que celui-ci doit avoir égard aux valeurs spécifiques tant historiques, culturelles, religieuses que sociales des États signataires de la Convention européenne des droits de l’homme. Partant, découvrir un socle commun de valeurs fondamentales pour 47 États signataires se révèle délicat, spécialement depuis le retour à une subsidiarité-défense incarnée notamment par les Conférences d’Interlaken, d’Izmir et de Brighton à l’horizon des années 2010 ainsi que l’adoption du Protocole n°15 non encore en vigueur.
Outre ce constat d’une place circonscrite des valeurs dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, des obstacles tant exogènes qu’endogènes semblent actuellement entraver le développement pérenne d’une interprétation axiologique du juge européen. En effet, la montée en puissance du positivisme sociologique dans les affaires soumises à la juridiction strasbourgeoise traduit une préférence à l’égard de l’interprétation évolutive, plutôt que fondée sur la protection de valeurs parfois considérées comme dépassées, dans un contexte toujours plus sensible aux évolutions techniques, scientifiques et sociétales. La multiplication des conflits, notamment engendrée par une reconnaissance boulimique de nouveaux droits individuels, constitue également une source potentielle de difficultés pour la Cour européenne qui se retrouve fréquemment dans la position de juge-arbitre entre des droits et valeurs individuels. La consécration d’un droit à l’autonomie personnelle a ainsi généré de nouvelles sortes de conflits en matière axiologique. La problématique de l’euthanasie et du droit à mourir dans la dignité humaine constitue ainsi un exemple d’un conflit entre la conception individuelle de la dignité humaine et le nécessaire respect du droit à la vie humaine qui ne peut se résoudre sans que l’un des deux droits-valeurs en présence ne soit écarté au profit de l’autre. Dès lors, la potentielle interprétation axiologique du juge européen ne peut qu’échouer dans la protection d’au moins une des deux valeurs conflictuelles en présence. De plus, renvoyant le plus souvent à l’ample marge d’appréciation des Etats dans des domaines considérées comme axiologiquement sensibles pour ne pas trancher des questions jugées complexes, le juge européen échoue doublement à assurer une protection efficace et cohérente des valeurs. Le rôle prétorien de gardien des valeurs traditionnellement attribué à la Cour européenne des droits de l’homme se retrouve donc en question dans le cadre de cette recherche, tant en ce qui concerne le fait de savoir si elle peut véritablement l’endosser, au regard des contraintes qui sont les siennes, que de sa légitimité à l’exercer dans une Europe aux traditions plurales et aux influences axiologiques diverses.
Sur le fondement de cette interrogation sur la nature axiologique de l’office du juge européen, et dans une approche davantage prospective, cette étude se propose enfin de formuler des propositions pour améliorer la visibilité et la prise en compte des valeurs dans le cadre du droit européen des droits de l’homme. Elle appelle ainsi le juge strasbourgeois à dépasser le stade de la simple approche compassionnelle pour endosser un véritable rôle de gardien des valeurs sous-jacentes à la Convention ; à limiter l’utilisation aujourd’hui massive de l’interprétation évolutive de la Convention qui offre à voir une politique jurisprudentielle ultra-contemporaine ; et enfin à mieux réguler l’utilisation du principe de subsidiarité dans le cadre des affaires qui le saisissent, mobilisé parfois à mauvais escient pour écarter le caractère sensible d’un litige et parfois omis par la Cour européenne alors que sa présence se justifiait parfaitement au regard de la nature délicate du conflit.