Saisines stratégiques et Cour européenne des droits de l’Homme
Thèse soutenue, le 5 janvier 2021 à l’Université Toulouse 1 Capitole devant un jury composé de Joël Andriantsimbazovina, Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole (directeur de thèse), Mme Aurélia Schahmaneche, Professeure à l’Université Lumière Lyon 2 (rapporteure), Sébastien Touzé, Professeur à l’Université Panthéon-Assas Parie II (rapporteur), Mme Hélène Gaudin, Professeure à l’Université Toulouse 1 Capitole (présidente du jury), Mme Stéphanie Hennette-Vauchez, Professeure à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense et Paulo Pinto de Albuquerque, Professeur (catedratico) de la faculté de droit de l’Université catholique de Lisbonne, Ancien juge à la Cour européenne des droits de l’Homme.
Par M. Wenceslas Monzala, docteur en droit public de l’Université de Toulouse
Un regard contemporain sur les rapports sociaux montre que l’avènement de la « société contentieuse » n’est désormais plus un « spectre »[1]. Désigné, dans une perspective sociojuridique, par le néologisme judiciarisation, le « spectre de la société contentieuse » se traduit par le « (…) développement quantitatif du recours aux tribunaux et de l’intensification corrélative du rôle de ces derniers dans divers secteurs de la vie sociale »[2]. Avec non moins de pertinence, ce constat est aujourd’hui transposable à l’échelle de l’Europe des droits de l’homme. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la « société européenne » s’est incontestablement judiciarisée tant le recours au juge européen des droits de l’homme y est devenu un phénomène de société. Au sein du Conseil de l’Europe, la centralité désormais acquise par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la Convention) et le succès du mécanisme institué par les États membres pour en garantir le respect ont créé une forte « offre de droits » dont la mise en œuvre se traduit par une sollicitation tout aussi frénétique de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la Cour).
S’appuyant sur ce constat, la thèse soutenue tend à révéler que ce recours frénétique à la Cour s’accompagne de plus en plus d’un « réflexe stratégique ». Il s’agit, par cette expression, de désigner une tendance clairement identifiable dans le discours des États et des requérants — mais aussi dans celui de la Cour elle-même — à considérer que l’office du juge européen ne s’épuise pas dans l’établissement d’un constat de violation ou de non-violation de la Convention. La saisine de la Cour peut être envisagée dans une perspective stratégique dans la mesure où la configuration du contentieux conventionnel offre à ses acteurs des moyens pour réaliser les objectifs qui correspondent aux intérêts dont ils sont les représentants. Cette saisine stratégique se traduit donc par une sollicitation calculée de l’exercice par la Cour de son pouvoir juridictionnel et, subséquemment, la possibilité pour la Cour d’apprécier l’opportunité d’accéder à une telle sollicitation. Du point de vue des requérants étatiques et individuels, l’hypothèse d’une saisine stratégique de la Cour invite par conséquent à considérer le constat de violation de la Convention recherché ou obtenu au terme de la saisine non pas comme la conséquence de celle-ci, mais comme un objectif prédéterminé et concourant à la satisfaction de leurs propres intérêts. Du point de vue de la Cour, l’hypothèse de sa saisine stratégique la met en situation d’apprécier au terme d’un bilan coût/avantage l’opportunité d’être effectivement saisie, i-e d’exercer son pouvoir juridictionnel.
Au-delà de la systématisation des stratégies de saisine de la Cour, l’analyse tend plus largement à interroger les fonctions de la saisine dans le contentieux conventionnel. L’hypothèse principale qui la sous-tend est que ces fonctions peuvent être appréhendées à partir des stratégies imputées aux acteurs du contentieux conventionnel. Suivant cette perspective, les saisines stratégiques apparaissent comme les révélateurs au sens chimique du terme des fonctions de la saisine de la Cour. Envisagées à partir de la démarche stratégique des acteurs du contentieux conventionnel, les fonctions de la saisine de la Cour se révèlent dépendantes de deux variables : les intérêts juridiquement protégés des acteurs du contentieux et leurs représentations de « ce à quoi sert » in fine la Cour.
1re Partie. Du point de vue des requérants étatiques (Partie 1), il est apparu que leurs stratégies de saisine s’orientent soit vers la défense de l’ordre public européen des droits de l’homme soit vers la recherche d’un règlement pacifique d’un différend de nature politique ou militaire.
La défense de l’ordre public européen constitue la fonction manifeste de la saisine étatique. Cette stratégie de saisine s’attache à la défense de la légalité conventionnelle à travers la dénonciation de situations ou simplement de risques de violations de la Convention perçus comme attentatoires aux valeurs fondamentales et constitutives de l’ordre public européen. Elle se déploie à travers l’usage fait par les requérants étatiques de deux moyens processuels : le droit de recours interétatique de l’article 33 et la faculté d’intervention de l’article 36 §2 de la Convention.
Au contraire, la recherche d’un règlement pacifique d’un différend de nature politique ou militaire constitue la fonction latente de la saisine étatique. Cette stratégie de saisine se donne à voir lorsque les moyens processuels à disposition des États sont détournés de leur fonction première à savoir la défense de l’ordre public européen. Il s’agit donc d’une stratégie d’instrumentalisation de la saisine de la Cour. L’observation de la pratique contentieuse des États a permis de révéler deux principales manifestations de la saisine stratégique en vue d’un règlement pacifique notamment de conflits armés. Les illustrations de cette forme de saisine stratégique correspondent prosaïquement à l’évolution de l’intensité des conflits armés. En période de haute intensité, la stratégie de règlement pacifique des différends s’illustre par la mobilisation des moyens processuels susceptibles de répondre à l’urgence dictée par ce moment de l’évolution des conflits armés. Les mesures provisoires sont souvent mobilisées pour répondre à cette urgence. La démarche stratégique des États se traduit dans ce contexte par une instrumentalisation de cette ressource procédurale dont le champ opératoire comprend, outre la protection des droits des personnes victimes des conséquences des affrontements armés, la prévention de l’extension ou de l’aggravation même de ces affrontements. La militarisation de la nature des mesures provisoires demandées et obtenues par les États dans cette période confirme cette hypothèse. En période de basse intensité, la stratégie de règlement pacifique des différends apparaît moins frontale. Elle se déploie principalement par la mobilisation des moyens processuels dans une logique très classique de protection diplomatique. Il en va ainsi de l’usage du droit de recours interétatique, mais aussi du droit d’intervention reconnu aux États par l’article 36 § 1er de la Convention. La mobilisation de ces ressources dans une logique de protection diplomatique vise à gérer les conséquences larvées des conflits armés.
2e Partie. Les stratégies des requérants individuels s’expriment également de deux manières.
Conformément à la philosophie générale du système de la Convention, la saisine de la Cour par les requérants individuels peut, d’abord, répondre à une stratégie de défense d’un intérêt purement individuel. La saisine individuelle remplit en principe une fonction individualiste. Sur le plan théorique, il a été aisé de démontrer cette fonction de la saisine individuelle en raison de l’individualisme qui irrigue tout le système de la Convention. Manifestation institutionnelle de cet individualisme, le droit de recours individuel permet fort logiquement à un requérant individuel d’assurer la défense de ses droits conventionnels. Sur le plan contentieux, les requérants individuels donnent une telle orientation à leur saisine dans la définition de l’objet de la requête individuelle. Ils y expriment essentiellement des revendications individualistes : la protection effective de leurs droits conventionnels existants, la satisfaction de leurs « désirs » de nouveaux droits ou, encore, le profit des utilités matérielles attendues de la saisine, etc.
Mais la saisine individuelle peut également s’inscrire dans une démarche holiste lorsqu’elle vise la défense d’un intérêt transcendant la situation personnelle du requérant. Cette fonction holiste correspond à une stratégie de défense d’un intérêt méta-individuel. La stratégie de défense d’un intérêt méta-individuel se distingue de celle visant la défense d’un intérêt purement individuel d’abord par son objet. Elle vise la défense d’une cause entendue comme une affaire emblématique d’une violation dont la sanction produira un effet débordant la situation personnelle du requérant à l’origine de la saisine de la Cour. La stratégie de saisine en vue de la défense d’un intérêt méta-individuel se distingue ensuite par sa finalité. Elle poursuit une transformation du droit pour l’avenir en généralisant, au-delà de la situation particulière à l’origine de la saisine, les effets de la décision obtenue. Elle se caractérise enfin par l’identité des acteurs qui peuvent la mener à bien. Elle ne peut être efficacement mise en œuvre que par des acteurs habituels du contentieux capables d’inscrire leur action dans une logique de routine leur permettant à la fois de développer et faire valoir une certaine expertise dans la défense d’une cause devant la Cour. L’ébauche d’une sociologie du contentieux conventionnel a permis de constater que la concrétisation de cette stratégie était à la portée de certaines organisations non gouvernementales (ONG) correspondant aux caractéristiques idéal-typiques des « Repeat players » élaborées par Marc Galanter[3]. Cette logique propre de la stratégie de saisine en vue de la défense d’un intérêt méta-individuel commande donc la mobilisation de moyens processuels spécifiques. Envisageant ces moyens processuels spécifiques de concrétisation, il est apparu que le droit de recours individuel de l’article 34 ne permet qu’imparfaitement la défense de l’intérêt méta-individuel. Cette limite du principal moyen processuel à disposition des requérants individuels nous a conduits à identifier d’autres modalités de concrétisation de la stratégie de défense de l’intérêt méta-individuel. La représentation, l’intervention ou l’assistance informelle aux requérants individuels par les ONG sont apparues comme autant de moyens opératoires de concrétisation de la stratégie de défense de l’intérêt méta-individuel.
3e Partie. La logique rétroactive de la saisine retenue dans le cadre de notre étude commande de s’intéresser également à la réaction de la Cour face aux stratégies des auteurs de sa saisine. Partant du principe que toute stratégie appelle une contre-stratégie, l’ambition de cette partie était de mettre à jour les conséquences de l’usage stratégique de la saisine des requérants sur la pratique judiciaire de la Cour.
Réagissant à sa saisine stratégique, la Cour a d’abord développé une stratégie de régulation de l’accès à son prétoire. Cette réaction stratégique de la Cour aux saisines individuelles trouve son explication dans les décisions politiques prises politiques prises par les États membres du Conseil de l’Europe à partir des années 1990 : élargissement du Conseil de l’Europe, redéfinition de sa politique budgétaire, adoption d’une méthode managériale de gestion interne axée sur les résultats, etc. Les conséquences de ces décisions se sont traduites, dans le champ de la mission dévolue à la Cour, par la massification du contentieux conventionnel et l’insuffisance des moyens matériels et humains disponibles pour répondre à cette conjoncture. Dans ce contexte, s’est développée dans la pratique interne de la Cour et dans les propositions de réforme du système de la Convention une véritable ingénierie du case management dont l’objectif premier a été d’augmenter les capacités et les moyens de filtrage des requêtes individuelles. Sur le plan contentieux, cette culture managériale se déploie d’abord dans le traitement purement administratif de certaines catégories de requêtes individuelles. Elle se poursuit ensuite dans le traitement juridictionnel des requêtes ayant franchi l’obstacle du filtrage administratif. Au stade du traitement juridictionnel des requêtes, la stratégie de régulation se donne à voir dans l’interprétation et le choix stratégique des conditions de recevabilité des requêtes individuelles.
Poussée dans ses extrêmes, cette stratégie de régulation-filtrage conduit indiscutablement à une stratégie sélection des requêtes individuelles qui tend à modifier la nature de l’office de la Cour. La caractérisation de cette mutation nous a conduits à soumettre à un examen critique la thèse de la constitutionnalisation considérée dans la doctrine majoritaire comme l’ultime horizon de la mutation de l’office de la Cour. Cet examen critique n’a pas démontré la valeur ajoutée de la qualification constitutionnelle de la Cour. Le constat de cet échec nous a menés à qualifier autrement la mutation de l’office de la Cour. La thèse de l’objectivation s’est révélée plus attrayante pour décrire le processus de mutation de l’office de la Cour. Son principal intérêt réside dans sa haute valeur probante au regard de ses incontestables manifestations tant dans la jurisprudence que dans la pratique interne de la Cour. On retrouve la concrétisation de cette stratégie dans la politique juridictionnelle de « pick-and-choose » par laquelle la Cour choisit de manière discrétionnaire, les requêtes lui donnant l’opportunité de réaliser l’objectivisation de son office. Cette sélection repose par exemple sur des critères liés à l’importance du préjudice allégué, à la nature du droit en cause ou à l’opportunité d’assurer de manière préventive la régulation du flux des requêtes individuelles. En dernière analyse, il apparaît que la stratégie de sélection mise en œuvre par la Cour se concrétise également en raison d’un univers institutionnel qui lui est favorable. Les dernières propositions de réforme du système de la Convention portées notamment par les Protocoles n° 15 et 16, fournissent également à la Cour les moyens de sa stratégie de sélection.
[1] Cadiet L., « Le spectre de la société contentieuse », in Écrits en hommage à Gérard Cornu, Paris, PUF, 1994, pp. 29-50.
[2] Jeammaud A., « Judiciarisation/Déjudiciarisation », in Cadiet L. (dir.), Dictionnaire de la Justice, Paris, PUF, 2004, p. 677.
[3] Galanter M., « Why the Haves Come Out Ahead : Speculations on the Limits of Social Change », Law and Society Review, n° 33, 1974/4, pp. 95-160.