La CEDH ne mérite pas d’être le bouc-émissaire du réductionnisme de la pensée
Par Laurence Burgorgue-Larsen, Professeure de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et auteure, notamment, de Les 3 Cours régionales des droits de l’homme in context. La justice qui n’allait pas de soi. Paris, Pedone, 2020, 588 p.
Quel paradoxe. Alors que des voix en provenance de milieux divers s’élèvent de façon commode et simplificatrice contre la Cour européenne des droits de l’homme – celles d’anciens hauts fonctionnaires rompant les us et coutumes de la discrétion[1], en passant par celles de chroniqueurs médias devenus les apôtres d’un nouveau « prêt à penser » souvent nauséabond [2], pour arriver à celles des femmes et hommes politiques qui font leur miel des tragédies émaillant l’actualité[3] – la jurisprudence européenne est très éloignée de la grotesque caricature qui en est faite.
Un rapide retour vers l’histoire s’impose afin de poser, sereinement et objectivement, les termes d’un débat qui ne cesse d’enfler au sein de la société française. Il démontre l’impuissance ou, pis, le manque de volonté – calculé ou réel – d’appréhender la complexité et les subtilités du Réel.
La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (plus connue sous le nom de Convention européenne), fête ses 70 ans le 4 novembre 2020. Elle s’inscrit dans le droit fil du droit international humaniste d’après-guerre, en ayant pour ambition de rendre effectifs les droits proclamés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 adoptée à Paris, au Palais de Chaillot. Si René Cassin fut l’une des grandes figures politiques et intellectuelles qui marqua l’élaboration de la Déclaration de 1948, Pierre-Henri Teitgen fut l’autre Français qui marqua de son empreinte, l’impulsion puis l’élaboration de la Convention du 4 novembre 1950. En pleine débâcle de la IIème guerre mondiale, il s’engagea dans la résistance – en créant d’ailleurs le Conseil d’Etat de la résistance – avant d’être fait prisonnier par la Gestapo. La paix retrouvée, et avec d’autres éminents Européens qui n’avaient que trop souffert des ravages de la guerre (le Britannique David Maxwell-Fyfe et le Belge Fernand Dehousse), il n’eut qu’une impérieuse obsession : combattre pour la liberté et la démocratie. La Convention avait cette noble ambition, celle de mettre à terre toutes les dérives autoritaires en créant un mécanisme de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales. La Cour, sise à Strasbourg, fut l’instrument de cet idéal. Fonctionnant à partir de 1959, elle bâtit, patiemment, un corps de jurisprudence qui n’eut de cesse de participer à la reconstruction des sociétés européennes, terrassées par le venin de la guerre et le poison de la haine. Elle posa des principes majeurs qui ont structuré les sociétés démocratiques d’après-guerre. Ainsi, en matière de liberté d’expression, où la tolérance implique qu’elle vaut également pour les « idées qui heurtent, choquent ou inquiètent » (CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. RU) ; en matière de procès équitable qui implique que toute personne puisse accéder de façon effective à un juge (CEDH, 21 février 1975, Golder c. RU) ; en matière de secret des correspondances et de l’inviolabilité des communications, dans le but de se prémunir contre l’arbitraire d’intrusions illégales (CEDH, 6 septembre 1978, Klass et autres c. Allemagne) etc… Son œuvre jurisprudentielle ne cessa de s’étoffer, au point de devenir un point cardinal de toute réflexion sur la nature et l’étendue des droits de l’homme. La jurisprudence de la Cour européenne est en effet une référence incontournable, non seulement pour ses alter égo se situant en Amérique latine (Cour interaméricaine des droits de l’homme) et en Afrique (Cour africaine des droits et des devoirs de l’homme et des peuples), mais également pour les juges nationaux, français mais également se situant aux quatre coins du monde, qui scrutent, avec intérêt et respect, ses arrêts. Pourquoi autant d’importance ? Parce qu’ils incarnent le droit international d’après-guerre où il fut question de corseter l’éternelle Raison d’Etat, dont on sait qu’elle précipita l’Europe dans l’abîme. Or, sans garde-fous, les arbitraires de toutes sortes ne sont jamais loin…
La réapparition fracassante du terrorisme au cœur de la société française a engendré une attaque en règle, des juges en général et de la Cour européenne des droits de l’homme en particulier. Le premier type d’attaque est désespérément classique. Il consiste à réactiver des propositions politiciennes totalement « hors sol » juridiquement, mais ayant pour objet de s’adresser à une opinion publique en désarroi, effrayée, voire apeurée et qui n’attend qu’une chose : des réponses rassurantes, par définition simplistes. Jouer avec l’affect, plutôt que la raison. C’est le propre du populisme, avec lequel flirtent nombre de femmes et d’hommes politiques. D’un ancien candidat malheureux à l’élection présidentielle en 2017, en passant par la famille Le Pen (père, fille et petite-fille), les exemples sont légion. Cela ne résout rien, mais crée le « buzz » dans des sociétés où le ‘clic’ et le ‘tweet’ prennent plus d’importance que la connaissance approfondie et la discussion réfléchie et loyale. La seconde attaque est plus nouvelle et, pour tout dire, plus préoccupante. Provenant de certaines franges intellectuelles de la société – dont on aurait pu penser, a priori, qu’elles étaient mieux informées ou, à tout le moins, plus mesurées – elle consiste à revoir les garde-fous posés par l’Etat de droit. L’argument est simple : le droit entrave l’action des pouvoirs publics face au terrorisme ; plus particulièrement, le droit qui découle de la jurisprudence de la Cour européenne qui s’est « infusée » dans celle des deux Cours suprêmes et du Conseil constitutionnel. Haro donc sur le droit, sa mécanique, ses principes ; haro sur ce qui fut construit patiemment après-guerre pour éviter le retour du « mal radical » (Hannah Arendt) ; haro sur la démocratie, en somme. Car, depuis le « tournant 1945 », la démocratie ce n’est plus uniquement le vote, mais c’est le vote associé au respect de règles élémentaires assurant la séparation des pouvoirs et la protection des droits et libertés fondamentales des individus, ce que l’on nomme communément l’Etat de droit.
Or, voilà que nombre d’esprits tombent dans le piège qui est tendu par ceux qui, usant de la terreur, veulent détruire les sociétés libérales : ils commencent à douter foncièrement de la pertinence des valeurs qui les fondent, et finissent par les rejeter. Combattre la terreur par la répudiation de nos valeurs. Tel est le piège, infernal. A vouloir présenter la Cour européenne comme le bouc-émissaire de tous les maux d’une société traumatisée par l’abject ; ces esprits se trompent assurément de cible. S’il y a bien un dernier rempart contre l’autoritarisme (d’où qu’il vienne) et contre le fanatisme (quel qu’il soit), c’est bien la Cour européenne de Strasbourg. Elle est la première à protéger les valeurs libérales qui sont au fondement des sociétés démocratiques qui jalonnent le continent européen : c’est elle qui rappelle à la Hongrie de Viktor Orban que l’on ne peut pas faire fi de la séparation des pouvoirs en adoptant une loi ad hominem pour destituer le président d’une Cour suprême qui « dérange » (CEDH, Gde Ch., 23 juin 2016, Baka c. Hongrie) ; c’est elle qui défend les opposants de tout type (hommes politiques, journalistes, défenseurs de l’environnement), mis en détention dès qu’ils exercent leur liberté d’association et d’expression en Azerbaïdjan (CEDH, 6 décembre 2018, Haziyev c. Azerbaïdjan), en Géorgie (CEDH, Gde Ch., 28 novembre 2017, Merabishvili c. Géorgie), en Russie (CEDH, Gde Ch., 15 novembre 2018, Navalny c. Russie) ou encore en Turquie (CEDH, 10 décembre 2019, Kavala c. Turquie). C’est encore la Cour européenne qui entend préserver les construits historiques propres à chaque Etat, reconnaissant ce faisant l’importance du pluralisme en Europe : de la laïcité en France et en Belgique – qui lui donna l’occasion de valider l’interdiction du port du voile intégral (CEDH, 1er juillet 2014, SAS c. France ; CEDH, 11 juillet 2017, Dakir c. Belgique ; CEDH, 11 juillet 2017, Belcacemi et Oussar c. Belgique) – à l’identité culturelle italienne, qui attache de l’importance à la présence des crucifix dans les salles de classe (CEDH, Gde Ch., 18 mars 2011, Lautsi c. Italie). C’est encore la Cour européenne qui empêcha Dieudonné de se prévaloir de la liberté d’expression protégée à l’article 10 de la Convention, alors qu’il entendait purement et simplement détruire les fondements de la paix civile. Et de ne pas accepter que, sous couvert d’humour, la haine et l’antisémitisme soient distillés (CEDH, déc., 20 octobre 2015, M’bala M’bala c. France). Avant lui, ce fut le négationniste Roger Garaudy à qui la Cour européenne rappela que l’abus de la liberté d’expression n’était pas admissible quand la négation de faits historiques comme l’Holocauste était en jeu (CEDH, déc., 24 juin 2003, Roger Garaudy c. France).
En désignant la jurisprudence de la Cour européenne comme la source de tous les maux vécus par des Etats qui seraient impuissants à combattre la terreur du fait des excès de l’Etat de droit, ces esprits, non seulement sapent les principes démocratiques qui leur permettent de s’exprimer et de vivre dans une société dénuée d’arbitraire, mais encore ignorent littéralement (à dessein ou non), le tournant opéré par la jurisprudence de la Cour depuis une dizaine d’années désormais. C’est ici que le paradoxe est le plus saillant. Consciente d’évoluer dans un contexte politique sensible, et afin de préserver la confiance des Etats et de leurs pouvoirs constitués, la Cour européenne a démontré qu’elle n’était pas réfractaire à la préservation des intérêts étatiques. Au grand dam souvent de la société civile, elle n’hésite pas à opérer des arbitrages délicats en faisant pencher la balance du côté des Etats. Qu’il s’agisse des choix de politiques publiques en matière d’aménagement des villes, qui se développent au détriment de certaines populations vulnérables (CEDH, Gde Ch., 6 novembre 2017, Garib c. Pays-Bas) ; de la mise en œuvre des politiques migratoires, où tantôt le comportement des migrants est pointé du doigt (CEDH, Gde Ch., 13 février 2020, N. D. et N.T. c. Espagne), tantôt l’argument de l’abus des procédures d’asile fait mouche (CEDH, Gde Ch., 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie) ; ou bien, last but not least, de la lutte contre le terrorisme, où la Cour accepte que la France puisse expulser Ali Meguimi en Algérie – condamné à 6 ans de prison en vue de la préparation d’un acte terroriste – dans la mesure où il ne risquait point d’y être torturé (CEDH, 29 avril 2019, A.M. c. France). Les multiples contraintes qui pèsent sur l’action des décideurs nationaux ne sont certainement pas ignorées et encore moins aisément écartées par la Cour européenne. Dans la même lignée, et sur la base du principe de subsidiarité et de la marge nationale d’appréciation, elle n’hésite pas à accorder un poids toujours plus grandissant, dans son évaluation des intérêts en présence, aux processus démocratiques d’adoption des lois internes, en allant même jusqu’à poser une présomption de conventionnalité, quand ces dernières ont été dûment discutées et évaluées au sein des enceintes parlementaires (CEDH, Gde Ch., 22 avril 2013, Animal Defenders c. RU) et ce, quand bien même elles entrent directement en collision avec des droits individuels (CEDH, 6 novembre 2017, Garib c. Pays-Bas, aff. déjà citée). On le voit, la jurisprudence européenne est bien plus subtile et complexe qu’une pensée réductionniste se plaît, voire se complaît, à laisser croire.
Si le terrorisme arrive à fracturer la société française au point qu’une partie de ses penseurs renient les acquis qui découlent de la construction démocratique d’après-guerre, alors les terroristes auront gagné. La France, comme tous les pays qui composent le Conseil de l’Europe, dispose des moyens de combattre efficacement la terreur dans le respect des règles de l’Etat de droit. A ce stade, la seule question qui vaille est de savoir quels moyens seront enfin déployés dans le cadre de l’Education – des Ecoles aux Universités publiques – afin que l’esprit critique et la tolérance soient concrets et effectifs sur tous les territoires de la République.
[1] Interview au Figaro, le 21 octobre 2020,de l’ancien Secrétaire Général du Conseil Constitutionnel, J-E. Schoettl.
[2] Ainsi d’Eric Zemmour qui qualifie tous les enfants migrants de voleurs et de violeurs lors d’un de ses rendez-vous quotidien sur CNews.
[3] En proposant des solutions juridiques que même des étudiants en droit de première année n’oseraient pas formuler, voir « Marine Le Pen souhaite sortir d’un certain nombre d’articles de la Convention européenne » et la réponse des Surligneurs (lesurligneurs.eu).
Belle réflexion chère professeure.
Il est plus que temps qu’en plein 21 è siècle l’humanité assiste à l’enterrement de l’humaniste et de l’humanitaire. C’est absurde et on ne peut cautionner cela. Bravo à vous ! Inadmissible que ces autorités, et/ou hommes publics et des médias abusent de leur basse cour et cherchent à prêter à confusion ou agissent de manière similaire à l’endroit de la » Haute cour »!
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Merci.