Peut-on encore critiquer la politique des droits de l’homme ?
Eric Desmons, professeur à l’Université Paris 13
L’inflation rhétorique contemporaine autour des droits de l’homme (de plus en plus nombreux et posés de manière de plus en plus péremptoire) est utilisée pour faire bénéficier les marchandises les plus diverses du statut d’extra-territorialité morale dont jouissent ces droits. Jadis objets d’un consensus préalable et donc constatés plus qu’imposés, les droits de l’homme tendent à devenir une méthode revendicative. Cette évolution imprévue n’est sans doute pas dépourvue d’effets pervers.
Jean-Marie Denquin, Vocabulaire politique, 1997.
Mais les visions les plus follement réactrices n’étaient pas allées jusqu’à imaginer un pouvoir suprême de veto confié à neuf personnes totalement irresponsables, arbitrairement désignées et, de surcroît, en fait le plus souvent choisies selon les aimables critères de la faveur personnelle.
René de Lacharrière, Opinion dissidente, 1980.
La plus partagée des illusions tient à ce que la plupart des gens n’entendent pas la question de l’ « interprétation » ; ils ne saisissent pas qu’avec des textes comme ceux de la constitution et de son préambule, les juges constitutionnels n’ « appliquent » nullement, de façon en quelque sorte « mécanique » un « texte » ; les prétendus « sages » font ce qu’ils veulent, et ne sauraient d’ailleurs faire autrement puisqu’il n’y a pas de « vérité » des textes. […] Tant qu’il y aura un Conseil constitutionnel, le règne de l’oligarchie sera garanti.
Stéphane Rials, Contribution au « cahier de doléances » d’Hondainville (Oise), 18 janvier 2019.
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Il ne sera pas question ici de formuler une critique philosophique des droits de l’homme : la chose a déjà été faite, avec infiniment de talent. Il s’agira plus modestement d’en évoquer l’usage contemporain et d’en repérer les conséquences du point de vue de la théorie politique et juridique[1].
On ne saurait toutefois passer sous silence l’accueil réservé aujourd’hui à toute forme de pensée critique des droits de l’homme, singulièrement à l’université. Qu’elle soit inspirée par Burke ou par Marx (pour ne rien dire de Nietzsche)[2], par M. Gauchet, P. Manent, M. Villey ou J.-Cl. Michéa, qu’elle vienne donc de la gauche d’inspiration marxiste, de la droite conservatrice ou réactionnaire, du républicanisme, qu’elle concerne non tant le principe de la prééminence des droits de l’homme que tout simplement la manière dont ceux-ci sont entendus et parfois instrumentalisés, cette critique fait l’objet d’un procès en anti-progressisme jusqu’à être parfois suspectée de nourrir de sombres intentions anti-démocratiques[3], au point d’être tenue pour véritablement blasphématoire par ceux qui font des droits de l’homme la seule politique qui vaille. C’est que « le pompeux catalogue des droits de l’homme », pour reprendre la formule de Marx[4] – ou plutôt la manière dont il a été compris, i.e. interprété et appliqué – appartient désormais au registre du sacré de démocraties ordonnées à l’épanouissement de soi des individus (ou à « l’autonomie personnelle », si l’on veut reprendre une formule de la CEDH).
Les droits de l’homme exercent en effet aujourd’hui – peut-être à cause de la faillite des grandes idéologies du XXe siècle – ce que Pierre Legendre nomme une « fonction dogmatique » (la dogmatique étant définie comme le « lieu de la vérité légale, postulé et socialement mis en scène comme tel »[5]). Car il ne faudrait pas croire que les sociétés qui sont sorties de la religion soient dépourvues de ressources dogmatiques (même si l’on a pu qualifier les droits de l’homme, à l’instar d’Elie Wiesel, de « dernière religion séculière »[6]) : le Droit – et singulièrement les droits de l’homme – occupe cette fonction dans nos sociétés sécularisées[7]. Ainsi, l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (« les hommes naissent libres et égaux en droit ») ou la formule du préambule de la constitution de 1946 disposant que « tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés », valent-ils comme Référence commune, pareillement indémontrable et vraie que l’existence de dieu dans les systèmes religieux. Aussi existe-t-il une sorte de blasphème laïque, puni par le droit positif : toute provocation à la haine ou toute discrimination en raison de l’appartenance ou non d’un individu ou groupe d’individus « à une ethnie, race, nation ou religion déterminée »[8], ou encore toute apologie d’un crime contre l’Humanité[9], sont autant de « laides paroles » qui doivent être bannies, car remettant en cause – au delà même de leur supposé caractère performatif qui en autorise le traitement judiciaire – les fondements dogmatiques de nos sociétés. Or, pour cette raison, s’est constitué autour de ces questions un tel périmètre de sécurité, dont on saurait certes nier les vertus, qu’il est devenu sinon suspect, à tout le moins malséant, d’émettre une critique argumentée du système des droits de l’homme : du Bien on ne saurait débattre.
Enfin, il faut faire état de quelques réflexions d’ordre sociologique relativement au rapport entretenu par les juristes universitaires avec le paradigme des droits de l’homme à l’âge de l’Etat de droit. À mesure que ce dernier se consolidait en Europe, les juristes – singulièrement le courant doctrinal qui s’occupe des libertés et des droits fondamentaux qu’Alain Pellet a pu qualifier de « droits-de-l’hommisme »[10] – sont devenus, ès-qualité de spécialistes, les militants les plus zélés des droits de l’homme, parce qu’ en mesure d’offrir à toute revendication politique catégorielle, désormais convertible en « lutte pour les droits », des arguments juridiques moralement inattaquables (à moins que la lutte pour les droits ne soit la seule revendication légitime à leurs yeux…). Ces juristes ont trouvé par-là même leur principale gratification, c’est-à-dire leur utilité et les lauriers philanthropiques qui pouvaient jusqu’à lors leur faire défaut, en se mettant au service d’une cause irréprochable (le phénomène ayant été particulièrement patent dans l’ordre du droit international[11]). Par ce fait, l’image traditionnellement conservatrice des facultés de droit qui avait prévalu jusqu’à la fin du XXe siècle a été durablement modifiée. Celles-ci sont désormais – au moins pour certaines d’entre elles – les bastions de ce que l’on nomme aux Etats-Unis « la gauche des campus », ou l’avant-garde de la révolution permanente des droits de l’homme.
Il est difficile de démêler l’enchevêtrement des causes et des effets sur ces questions, mais on peut dire, pour ce qui concerne le cas Français, que c’est à partir du moment où la constitution a été étendue aux textes mentionnés dans son préambule et que les branches du droit ont été constitutionnalisées – à l’initiative du Conseil constitutionnel -, que la doctrine juridique a vu s’ouvrir à elle une perspective nouvelle, héroïque et gratifiante : légitimer scientifiquement, par le simple fait de la commenter, la « politique des droits de l’homme »[12] que les juges mettaient en œuvre[13]. Les constitutionnalistes, notamment, pouvaient trouver dans ce projet de fondation de l’Etat de droit, rapidement assimilé à une nouvelle forme de démocratie – ce qui est en toute rigueur des termes très contestable[14] -, l’opportunité de ne plus être systématiquement placés du côté du manche étatique, en même temps qu’ils pouvaient s’affirmer comme arrêtistes – i. e. comme de « vrais juristes » – à l’instar de leurs collègues privatistes ou administrativistes. Ils leur revenait aussi l’honneur de formuler théoriquement le type de régime commandé par les droits de l’Homme, mis au service des droits des gouvernés afin de les prémunir contre les entreprises liberticides du pouvoir politique : l’Etat de droit enrichi aux droits de l’homme, stade suprême du système représentatif[15] et forme post-démocratique du « meilleur gouvernement »[16].
Au fond, ces juristes ont ainsi répondu définitivement, du point de vue des institutions politiques, aux interrogations des Révolutionnaires de 1789 : les droits de l’homme ayant été le levier de la refonte de l’ordre social, quel régime (politique) exigeaient-ils ? On peut cependant douter du fait que l’Etat de droit soit un régime politique au sens de la théorie classique : c’est plutôt une forme de gouvernance (ou d’administration) judiciaire de l’action publique, indépendante de la typologie des régimes politiques. On peut même dire de l’Etat de droit qu’il relève d’une idéologie du refoulement du politique, à l’instar du marché pour les doctrines libérales, ce qui explique, comme a pu le relever J. – Cl. Michéa, qu’ils marchent de conserve[17]. C’est d’ailleurs pourquoi, pour bon nombre de théoriciens des libertés fondamentales, la question du régime politique appelé par les droits de l’homme ne se pose même pas, ou de façon très subsidiaire : en lieu et place, des juges – ces experts du droit – et la glose savante et infinie d’une jurisprudence qui les légitime[18]. La politique ayant été ainsi saisie par le droit – selon le mantra doctrinal – les institutions politiques ont elles-mêmes été saisies par l’institution judiciaire (ou pseudo-judiciaire quand il s’agit d’une cour constitutionnelle[19]) : de l’Etat de droit à l’Etat de justice a-t-on pu résumer[20]. Aussi, au meilleur de son effort pour repositionner la question de l’Etat de droit sur le plan de la théorie politique, la doctrine ne fait que proposer le concept ambigu de « démocratie continue »[21], de « démocratie constitutionnelle » ou, pour ses détracteurs, dénoncer le fameux « gouvernement des juges », qui n’en n’est cependant pas un à strictement parler…
Les ressorts de l’empire des droits de l’homme sur le droit ne sont pourtant pas sans lourdes conséquences du point de vue de la théorie du droit et de la théorie politique : à y regarder de près, tels qu’ils sont compris et mis en œuvre, les droits de l’homme placent le droit, et par conséquent la politique, sous l’autorité d’un absolutisme moral – malgré les abondantes mises en garde théoriques contre la confusion du droit et de la morale – exercé par une oligarchie judiciaire prétendant à la neutralité idéologique.
1 – La politique des droits de l’homme est une doctrine morale.
Dans une interview donnée à La Revue des deux mondes, M. Gauchet s’étonnait de la manière dont le juge pouvait passer de prescriptions aussi vagues et générales que le sont certaines dispositions relatives aux droits fondamentaux à leur application à des cas particuliers[22]. Kelsen apporte une réponse à cette interrogation, qui dévoile les ressorts du magistère moral de l’oligarchie judiciaire dans le système des droits de l’homme.
Lorsqu’il aborde la question du fondement de la validité des systèmes normatifs, Kelsen distingue les ordres statiques et les ordres dynamiques. Les ordres dynamiques – tels que devraient être les ordres juridiques selon lui – sont ceux dans lesquels la validité des normes qui les composent est appréciée non en raison de leur contenu, mais formellement, au regard de la manière dont elles ont été créées. En revanche, dans les ordres normatifs statiques, la validité des normes résulte seulement de leur contenu : « la conduite prescrite par chacune d’elles a une qualité immédiatement évidente, celle de pouvoir être rattachée à la norme fondamentale comme un concept particulier est subsumé sous un concept générique »[23]. Ainsi en est-il, explique Kelsen, de la morale et du droit naturel (notions qui peuvent se confondre substantiellement), dont les prescriptions sont déduites d’une norme fondamentale qui, « en raison de son contenu, est censée apparaître de façon immédiatement évidente comme une émanation de la volonté divine, de la nature ou de la raison pure »[24].
Aussi, même lorsqu’il est « découvert » dans le droit positif – comme c’est le cas en France pour la Déclaration de 1789 et le préambule de la constitution de 1946 -, le droit naturel « positivé »[25] devient par le simple fait de sa consistance, le fondement normatif d’un ordre juridique statique, fonctionnant sur le registre de l’évidentisme. C’est en grande partie ce statut qui autorise le juge constitutionnel à manier l’imperatoria brevitas, signe d’un pouvoir discrétionnaire d’interprétation-création (de la constitution) exercé sur ce mode (on pourrait même parler, par analogie, de « despotisme de l’évidence », cher aux Physiocrates, nous allons y revenir) : à peu près toute la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la garantie des droits fondamentaux relève de ce procédé évidentiste[26]. On remarquera qu’au-delà même des droits naturels énoncés dans les textes visés au préambule de la constitution, le Conseil constitutionnel a pu par exemple ériger la fraternité, mentionnée à l’article 2 de la constitution (mais aussi à l’article 72-3 et dans le préambule) en principe à valeur constitutionnelle s’imposant au législateur – pour l’interpréter non pas au sens de la solidarité entre les citoyens d’une même nation (ce qui aurait permis de ne pas heurter la logique de la souveraineté) – en considérant, selon le même procédé, « qu’il découle du principe de fraternité, la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national »[27].
Puisque toutes les branches du droit ont été constitutionnalisées, on peut aisément avancer que l’ensemble de l’ordre juridique est tiré vers la logique statique – morale, donc – qu’engendre la référence permanente aux droits de l’homme[28]. La doctrine la plus autorisée valide ce mode de formation du droit en recourant, faute de mieux, à d’étranges métaphores. Ainsi explique-t-elle que le principe de dignité reconnu par le Conseil constitutionnel – dans une décision du 27 juillet 1994 – a été déduit de « mots contenus dans le préambule de 1946 », signifiant « que le principe de dignité se dégage naturellement, sort tout seul des mots qui le contiennent comme l’enfant du ventre de sa mère »[29]. C’est, au fond, le plus juste commentaire doctrinal que l’on puisse faire pour expliquer la gestation de ce principe constitutionnel et les conséquences contentieuses qu’il entraîne. Mais relève-t-il encore de l’analyse juridique, ou n’est-il pas l’aveu que l’on se trouve en pleine description, dogmatique, du fonctionnement d’un ordre normatif statique moral ?
Ces fins morales, si nobles soient-elles par ailleurs, en viennent, parce qu’elles sont reformulées avec la force de la chose jugée, à adresser des injonctions contradictoires aux pouvoirs publics, impliquant par ce fait des problèmes non négligeables d’effectivité du droit. On n’en donnera qu’un seul exemple, emprunté au droit de l’urbanisme qui semblerait pourtant, par son haut degré de technicité, éloigné de toutes ces considérations. Plus généreuse que le Conseil d’Etat qui refuse de considérer le droit au logement aux nombre des droits fondamentaux, la Cour de cassation a ainsi estimé qu’il était possible d’invoquer l’article 8 de la CEDH (protection de la vie privée et familiale et droit au logement) contre la décision de démolition d’habitations construites en violation d’un plan local d’urbanisme, afin d’opérer un contrôle de proportionnalité entre la mesure de démolition et le droit à la vie privée. Les meilleurs spécialistes de la discipline ont pu s’émouvoir de cette jurisprudence permettant d’écarter totalement, donc de neutraliser, des règles d’urbanisme fondamentales – souvent garanties par des sanctions pénales -, au nom de considérations morales ou d’humanité[30].
Il n’est ainsi pas exagéré de dire que le droit, et partant la politique, sont désormais saisis par la morale. La science du droit, qui dans sa grande majorité feint de ne pas le remarquer, cautionne en Tartuffe – ou en monsieur Jourdain pour certains – cette emprise généralisée en oubliant, comme dit le poète, que « ce qu’il y a d’encombrant dans la morale, c’est que c’est toujours celle des autres ». Celle des juges, en l’occurrence, qui prend la forme d’un despotisme tenu pour légitime et donc souhaitable.
2 – La politique des droits de l’homme est un despotisme judiciaire.
Il faut entendre ici le despotisme à la manière des Physiocrates, qui distinguaient le despotisme illégitime – celui d’une organisation politique où règne l’arbitraire – du despotisme légitime, celui d’un système souhaitable en raison[31], qui serait ici celui des droits fondamentaux, mais qui ne peut que dégénérer en despotisme de l’expert, à savoir le juge, puisque c’est lui qui dispose de l’interprétation authentique du droit[32].
Dans « La garantie constitutionnelle de la constitution », tout comme dans Qui doit-être le gardien de la constitution?, Kelsen exprime sa crainte de voir les juges constitutionnels « se laisser déterminer par des considérations politiques »[33] partisanes, et d’imposer leurs propres valeurs en contrôlant les lois au regard de principes constitutionnels formulés de façon si vague qu’ils pourraient les interpréter au gré de leurs convictions philosophiques, morales, religieuses etc. Kelsen voit alors dans le contrôle constitutionnalité le risque toujours possible de la transformation des juges constitutionnels en une oligarchie politique, dans le cas où les dispositions constitutionnelles ne seraient pas assez « précises », à l’instar de celles que l’on trouve dans les déclarations de droits[34] : « Si ces formules ne recouvrent rien de plus que l’idéologie politique courante dont tout ordre politique s’efforce de se parer, la délégation de l’équité, de la liberté, de l’égalité, de la justice, de la moralité etc. signifie uniquement, à défaut d’une précision de ces valeurs, que le législateur comme les organes d’exécution de la loi sont autorisés à remplir discrétionnairement le domaine qui leur est abandonné par la constitution ou la loi »[35]. Ces formules peuvent même jouer, toujours selon Kelsen, « dans le domaine de la justice constitutionnelle un rôle extrêmement dangereux […]. Il n’est pas impossible qu’un tribunal constitutionnel appelé à décider de la constitutionnalité d’une loi l’annule pour le motif qu’elle est injuste […]. Mais la puissance du tribunal serait alors telle qu’elle devrait être considérée comme simplement insupportable. La conception de la majorité des juges de ce tribunal pourrait être en opposition complète avec celle de la majorité de la population et le serait évidemment avec celle de la majorité du parlement qui a voté la loi […]. Pour éviter un semblable déplacement du pouvoir […] du Parlement à une instance qui lui est étrangère et qui peut devenir le représentant de forces politiques autres que celles qui s’expriment au Parlement, la constitution doit […] s’abstenir de ce genre de phraséologie »[36]. Kelsen reprend le même argumentaire trois ans plus tard : « Les normes constitutionnelles qu’un tribunal sera amené à appliquer, notamment celles qui déterminent le contenu des lois futures – comme par exemple les dispositions sur les droits fondamentaux – ne doivent être formulées en termes trop généraux et ne doivent pas contenir de mots vagues comme « liberté », « égalité », « justice », etc. Sans quoi il y aurait un risque de déplacement de pouvoir – non prévu par la constitution et politiquement inopportun – du parlement vers un organe externe, qui pourrait être l’expression de forces politiques profondément différentes de celles qui sont représentées au parlement »[37]. On voit que pour Kelsen, le risque de transformation des interprètes authentiques que sont les juges constitutionnels en une oligarchie politico-juridique est principalement à mettre au compte de la texture linguistique de la constitution (et plus particulièrement des droits de l’homme qui ne peuvent pas être, par la nature de leur formulation, d’interprétation stricte), conjuguée à l’inaptitude de certains juges à résister aux passions politiques qui les animent[38]. Mais si l’on suit l’évolution de pensée de Kelsen – notamment à partir de la deuxième édition de la Théorie pure du droit – on considèrera que toute application d’un texte, même précis, implique une interprétation qui n’exprime que la volonté de son auteur[39]. Et si cette interprétation est authentique, comme dans le cas d’une cour constitutionnelle, elle est non seulement l’expression d’une volonté qui s’impose à celle du législateur mais aussi une volonté qui détermine la norme constitutionnelle elle-même. En ce sens, le juge constitutionnel exerce, in fine, le pouvoir constituant[40]…
Kelsen a donc parfaitement repéré que le risque politique majeur pesant sur l’Etat de droit était une dérive oligarchique de la justice constitutionnelle liée à son pouvoir d’interprétation authentique du droit, ce risque étant largement accentué par le contenu jusnaturaliste des dispositions constitutionnelles relatives à la garantie des droits fondamentaux. De ce point de vue, le Conseil constitutionnel, en France, a joué un incontestable coup politique en 1971 – on a pu parler de « coup d’Etat juridique »[41] – lorsqu’il a interprété la constitution comme englobant son préambule et les déclarations de droits qu’il vise, donnant ainsi une justification positiviste au droit naturel tel qu’il a pris forme dans la déclaration de 1789 ou dans le préambule de 1946. Beaucoup ont pu se réjouir de cette victoire pour les droits de l’homme et pour l’Etat de droit. Mais peu ont remarqué que du point de vue de la théorie des régimes politiques, le Conseil constitutionnel forçait de façon inquiétante la porte des institutions de la Ve République (hormis René de Lacharrière[42], Stéphane Rials[43] ou Michel Troper jusqu’à un certain point[44]). Pour cette raison, il allait avoir besoin d’une légitimation pensée en termes démocratiques, qu’une grande partie de la doctrine se mit en devoir de satisfaire : c’est, en gros, l’objet de tous les manuels de contentieux constitutionnel, qui sont au culte de l’Etat de droit ce que les cathédrales furent au christianisme flamboyant. Cette vaste entreprise est parfaitement résumée par ce haïku doctrinal : « le contrôle de la constitutionnalité des lois est légitime parce qu’il produit une définition de la démocratie qui le légitime »[45]. C’est, à bien comprendre cette formule, une manière d’autolégitimation qui est ici évoquée : comme le psychanalyste de Lacan, le juge constitutionnel ne s’autorise donc que de lui-même. C’est peut-être le point où l’on passe de l’aristocratie judiciaire à sa forme corrompue, l’oligarchie des juges, celle qui pourrait se permettre d’affirmer, sans autre forme de procès que celui du despotisme de l’évidence : « vous avez juridiquement tort car nous avons moralement raison ». On peut parfaitement cautionner un tel système, qui serait celui d’une aristocratie ou d’une oligarchie libérales. Mais encore faut-il avoir le courage, la cohérence ou la lucidité de le reconnaître pour ce qu’il est, et non le travestir aux seules vues de le rendre à tout prix conforme, de façon démagogique, au principe démocratique – au mot plus qu’à la chose -, au prix de torsions conceptuelles improbables.
L’histoire du gouvernement représentatif, notamment en France, est inséparable de celle de l’antiparlementarisme compris comme une forme de refus du « despotisme représentatif », pour reprendre le vocabulaire des Jacobins. Il n’est pas exclu que la « démocratie continue » ou la « démocratie constitutionnelle » suscitent aujourd’hui des ressentiments du même ordre à l’encontre des juges qui les animent – autres prétendants à la représentation du peuple souverain mais à la légitimité peut-être plus hésitante, parce que trop exclusivement technocratique[46] – et accentuent le fossé qui sépare « le peuple » des élites. D’aucuns verraient là le terreau renouvelé d’un populisme que n’assouvirait pas, bien au contraire, une gestion autocratique des droits de l’homme.
[1] Les réflexions d’ampleur en ce sens ne sont pas légion chez les juristes. Voir cependant B. Mathieu, Le droit contre la démocratie ?, L.G.D.J, 2017.
[2] Ou de ses épigones, de Deleuze à Foucault, voir A. Renaut, L. Sosoe, Philosophie du droit, Puf, 1991, chap. 2.
[3] J. Lacroix, J. – Y. Pranchère, Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Seuil, 2016. Quand ces critiques ne sont pas tout bonnement réduites au « péril nationaliste » inspiré par Bonald, Maistre et la doctrine de l’église catholique (quid des autres religions ?), ainsi qu’aux « expériences totalitaires ». Voir S. Hennette-Vauchez, D. Roman, Droits de l’homme et libertés fondamentales, Dalloz, 2013, pp. 54-56.
[4] K. Marx, Le Capital, L. 1, sect. 3, chap. X.
[5] P. Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, Fayard, 1999, p. 78.
[6] J. – E. Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, parle de « religion officielle », Le Figaro, 17 mai 2018, p. 18. Dans le même sens, B. Mathieu, Le droit est-il en train d’étouffer la démocratie ?, La gazette du palais, 12-10-2017, p. 12.
[7] A. Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Seuil, 2005, pp. 20 s. et pp. 277 s.
[8] Voir les articles 33 al. 3 et 24 al. 8 de la loi du 29 juillet 1881.
[9] Article 24 al. 5 de la loi du 29 juillet 1881.
[10] A. Pellet, « Droit-de-l’hommisme » et droit international, Droits fondamentaux, n°1, 2001, pp. 167-179.
[11] Sur la question de savoir si cette posture militante est compatible avec les exigences scientifiques qui s’imposent à la doctrine, voir D. Sinou, Les auteurs du droit international des droits de l’homme en tant que défenseurs des droits : réflexions sur une vision engagée de la doctrine juridique dans l’application et l’évolution des normes de protection des droits de l’homme, Mélanges en l’honneur du professeur Emmanuel Decaux, Pédone, 2017, pp. 926-948.
[12] Selon l’expression de M. Gauchet, qui analyse les droits de l’homme en leur usage contemporain comme étant l’unique étalon de l’action publique et l’unique levier de transformation sociale au service des fins particulières des individus (Quand les droits de l’homme deviennent une politique, Le Débat, n°110, 2000, pp. 258-288).
[13] Ainsi en va-t-il du destin de la doctrine. Voir D. Lochak, M. Troper, La neutralité de la dogmatique juridique : mythe ou réalité ?, ds Théorie du droit et science, dir. P. Amselek, Puf, 1994, pp. 293-325.
[14] On lira ici que l’Etat de droit, dans la mesure où il repose sur la gouvernance judiciaire du politique, est par définition oligarchique – ou aristocratique – et libéral, bien qu’une bonne partie de la doctrine explique, pour le légitimer, qu’il est le stade suprême de la démocratie… mais à raison de redéfinir celle-ci comme une forme libérale et représentative de gouvernement ce qui, du point de vue de la théorie des régimes, est très contestable. On mesure par là toutes les ressources du nominalisme et l’enjeu que constitue la maîtrise du vocabulaire politique (sur les contradictions entre la « démocratie libérale » et la « démocratie politique », voir C. Crouch, La post-démocratie, Diaphane, 2005). Pour le reste, la formule de J. Rancière, « nous ne vivons pas dans des démocraties […] nous vivons dans des Etats de droits oligarchiques » résume parfaitement la rigueur conceptuelle d’un Sieyès dans son discours du 7 septembre 1789 (La haine de la démocratie, La fabrique, 2005, p. 81).
[15] E. Desmons, L’Etat de droit stade suprême du gouvernement représentatif (principes de la mise sous tutelle juridique de la citoyenneté), ds Représentation politique. XVIIe-XXIe siècles, Garnier, 2017, pp. 123-137 : pour le dire vite, le gouvernement représentatif, qui a été pensé dès la Révolution contre l’idée de démocratie directe, organise la délégation du pouvoir de gouverner au profit de représentants élus. L’Etat de droit y ajoute la délégation aux juges du pouvoir contrôler les élus au nom du peuple, mettant encore plus à distance le citoyen de la politique. En cela il clôt sur lui-même le système représentatif.
[16] E. Desmons, Justice constitutionnelle, gouvernement représentatif et bon régime, in S. Mouton, Le régime représentatif à l’épreuve de la justice constitutionnelle, LGDJ, 2016, pp. 53-61. Rappelons que du strict point de vue théorique, l’Etat de droit n’a pas de lien nécessaire avec la démocratie ou avec la garantie des droits : ce n’est qu’un type de rapport particulier entre l’Etat et le droit, sans considération de son contenu (J. Chevallier, L’Etat de droit, Montchrestien, 2010, pp. 14 s.). Ce n’est qu’assez récemment que l’Etat de droit est devenu synonyme, au terme d’un brouillage conceptuel, de respect des droits de l’homme et de démocratie. C’est ce qui lui a donné sa dimension incantatoire.
[17] L’Etat de droit, comme le marché – ou le commerce, auraient écrit Montesquieu ou Constant – sont censés porter à la paix, là où la politique est pur rapport de force et donc irréductible violence. Voir not. J. – Cl. Michéa, La double pensée. Retour sur la question libérale, Flammarion, 2008.
[18] Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle croissant de la soft law internationale dans l’entreprise impérialiste des droits de l’homme : bien que non contraignante – ainsi les recommandations du Comité des droits de l’homme de l’ONU –, elle devient, par delà les législations nationales, une ressource jurisprudentielle importante au motif « de l’autorité qui s’y attache de fait », comme le déclarait le premier président de la Cour de cassation en évoquant l’affaire « Baby loup », https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/09/08/la-jurisprudence-sur-le-port-du-voile-en-france-pourrait-evoluer_5352112_3224.html
[19] Tocqueville explique cela magistralement au chapitre VI, livre 1, de De la démocratie en Amérique.
[20] J. Krynen dans L’emprise contemporaine des juges, Paris, Gallimard, 2012. J. de Saint Victor parle de « robinocratie », Les droits de l’homme : de la morale à la « robinocratie », Revue des deux mondes, février-mars 2018, pp. 28-38.
[21] « L’idée de démocratie continue [qui] ne cherche pas à confronter la justice constitutionnelle à une idée de démocratie préalablement déterminée pour les besoins de sa démonstration mais à découvrir quelle forme de démocratie produit l’introduction dans un système politique un contrôle de constitutionnalité des lois », D. Rousseau, De quoi le Conseil constitutionnel est-il le nom ?, http://www.juspoliticum.com/De-quoi-le-Conseil-constitutionnel.html.
[22] « C’est une question épistémologique cruciale. Quel est le registre de vérité des droits fondamentaux, et comment passe-t-on de leur sphère de validité aux applications concrètes que l’on peut en tirer ? », Revue des deux mondes, février-mars 2018, p. 19.
[23] Théorie pure du droit, adapt. Thévenaz, op. cit., p. 121. Trad. Eisenmann, pp. 197 s.
[24] Ibidem, pp. 122-123. Voir aussi Théorie du droit international coutumier, ds Ch. Leben, Hans Kelsen. Ecrits français de droit international, Puf, 2001, p. 63 : « Les normes (morales) doivent être respectées en raison de leur contenu : celui-ci ayant une qualité immédiatement évidente qui leur confère la validité. Et cette spécification de fond, ce caractère obligatoire immédiatement évident, les normes le doivent au fait qu’on peut les ramener à une norme fondamentale, qui est elle-même immédiatement évidente et qui contient les normes de l’ordre, comme le général contient le particulier ».
[25] M. Troper parle « d’une justification non-jusnaturaliste » des droits naturels. Le juge constitutionnel et la volonté générale, ds P. Comanducci et R. Guastini, Analisi e diritto, 1999, p. 136.
[26] Voir V. Champeil-Desplats, Le Conseil constitutionnel a-t-il une conception des libertés publiques ?, http://juspoliticum.com/article/Le-Conseil-constitutionnel-a-t-il-une-conception-des-libertes-publiques-402.html.
[27] DC n°2018-717-718 QPC, 6 juillet 2018. C’est moi qui souligne le mode assertif ici employé : la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire découle du principe de fraternité, sans plus de précision. Pour une analyse de cette robinetterie juridique, O. Beaud, Où va le droit (constitutionnel) ?, JCP, n°40, 1er octobre 2018, p. 18. C’est en effet lorsqu’il s’agit d’expliquer la décision du Conseil constitutionnel que les choses se gâtent : elle tente de concilier ce qui est logiquement inconciliable, la souveraineté et le cosmopolitisme (en faisant du principe de fraternité une exception à celui de la souveraineté). De sorte que la seule explication cohérente de cette décision ne peut relever que de la morale, certainement pas du droit.
On comparera, pour mesurer l’évolution des choses, à l’arrêt – certes ancien – du Conseil d’Etat Tallagrand, du 29 novembre 1968 : « cons. d’autre part, que si, en vertu du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 auquel se réfère la constitution du 4 octobre 1958, « la nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges résultant de la calamités nationales », le principe ainsi posé, en l’absence de disposition législative précise en assurant l’application, ne peut servir de base à une action contentieuse en indemnité ». Là où le juge administratif, soucieux à l’époque d’un éventuel écran législatif, distinguait les principes constitutionnels et les règles législatives qui les consacrent – pour n’appliquer que ces dernières -, le juge constitutionnel fait application directe des principes constitutionnels. On retrouve ici la distinction formelle entre ordres normatifs statiques et ordres normatifs dynamiques faite par Kelsen.
[28] Ce que confirme l’analyse historique. M. Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Puf, 2003, III, I, I. Villey estime que c’est la philosophie stoïcienne, qui est une doctrine morale, qui a fécondé la pensée juridique moderne, notamment la théorie des droits subjectifs, et partant celle des droits de l’homme. Si l’on tient l’École moderne du droit naturel comme une des sources importantes de la doctrine des droits de l’homme, alors on peut considérer qu’elle renvoie à la « morale stoïcienne importée dans les fourgons de la théologie scolastique » (Philosophie du droit, I, Dalloz, 1986, p. 106).
[29] Des sages aux sages femmes : On remarquera que la maïeutique ou la métaphore obstétrique semblent avoir la faveur de beaucoup de constitutionnalistes (« si théoriquement c’est le peuple qui édicte la constitution normative, concrètement c’est le juge qui la fait naître”, écrit E. Zoller, op. cit., p. 100). Au point où le juge semble parfois désemparé par son propre pouvoir démiurgique : ainsi, le Conseil d’Etat, à propos du principe de dignité, considérant, pour en écarter l’usage en l’espèce, qu’il est « susceptible d’acceptions aussi variées et marqué, dans la pratique, d’une inévitable subjectivité » (Etude relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral, 25 mars 2010, p. 20).
Dans l’histoire, aux mystères de la justice avaient succédé les mystères de l’Etat, censés oblitérer toute question sur l’origine du pouvoir. Il semble bien que l’Etat de droit ait, a minima, réactivé les premiers sur le mode du miracle de la nativité (voir C. M. Pimentel, Du contrat social à la norme suprême. L’invention du pouvoir constituant, http://juspoliticum.com/uploads/pdf/JP3_pimentel.pdf).
[30] Civ. 17-12-2015, Rec. Dalloz, 2016, p. 72 ; Crim. 16-2-2016, Rec. Dalloz, 2016, p. 480. voir E. Carpentier, RFDA, 2016, p. 877 ; R. Noguellou, RDI, 2016, p. 237 ; G. Roujou de Boubée, RDI, 2016, p. 283. Pour la position inverse du Conseil d’Etat, voir par ex. CE ord. 8 sept. 2005, Ministre de la Justice/Bunel, Rec. p. 388. Sur ces droits de solidarité, il faut cependant faire la différence entre la demande de réalisation – généralement refusée – et la possibilité d’être invoqués dans le cadre du contentieux objectif des normes (X. Dupré de Boulois, Droit des libertés fondamentales, Puf, 2018, pp. 37-39).
[31] P. – P. Le Mercier de la Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767, p. 279, « De-là, deux sortes de despotisme, l’un légal, établi naturellement & nécessairement sur l’évidence des loix d’un ordre essentiel, & l’autre arbitraire, fabriqué par l’opinion, pour prêter à tous les désordres, à tous les écarts dont l’ignorance la rend susceptible. […] le despotisme légal, qui n’est autre chose que la force naturelle & irrésistible de l’évidence, qui par conséquent assure à la société l’observation fidele & constante de son ordre essentiel, de son ordre le plus avantageux, est pour elle, le meilleur gouvernement possible, & l’état le plus parfait qu’elle puisse désirer ». Voir B. Herencia, L’optimum gouvernemental des Physiocrates : despotisme légal ou despotisme légitime ? Revue de philosophie économique, 2013/2, pp. 119-149. Il n’y a jamais loin du despotisme légal à celui de ceux qui en sont les gardiens…
[32] Sur le retour généralisé de l’esprit physiocratique, voir S. Rial, Le « macronisme », une extrême-droite de notre temps ? Les dérapages d’un despotisme de la raison, 6/01/2019, https://assasri.wordpress.com/
[33] La garantie juridictionnelle de la Constitution (la justice constitutionnelle), RDP, 1928, p. 241.
[34] Ibidem, p. 242. La doctrine publiciste française classique n’est pas en reste. Laferrière ou Esmein tenaient les déclarations de droit comme trop vagues pour être appliquées par un juge (J. – P. Chaumont, la valeur juridique de la Déclaration, Les Petites Affiches, juillet 1989, pp. 25-27). Voir aussi l’analyse très convaincante de R. de Lacharrière, Opinion dissidente, Pouvoirs, 1991, pp. 146-147.
Cette imprécision, reconnue par le Conseil constitutionnel, a aussi pour conséquence la difficulté de donner une définition juridique univoque des droits et libertés fondamentaux. Voir X. Dupré de Boulois, op. cit. , pp. 23-46
[35] Op. cit. , p. 240.
[36] Ibidem, p. 241.
[37] Qui doit-être le gardien de la constitution ?, Houdiard, 2006, n°6. Imaginons ce que Kelsen aurait pensé du principe de fraternité…
[38] D’où sa préconisation que les cours constitutionnelles soient composées pour partie de juges élus par le parlement – et représentant ouvertement les partis politiques – et pour partie de « juristes éminents », qui offriraient la garantie de neutralité que l’on serait en droit d’attendre de techniciens (La garantie juridictionnelle de la Constitution, op. cit., p. 227). On pourrait pointer la relative naïveté de l’auteur et la persistance de l’idée de Montesquieu sur la recherche des conditions d’une fonction de juger qui soit « nulle » : en quoi des juristes seraient-ils moins enclins que les autres à faire prévaloir leurs opinions politiques ou morales ? C’est faire beaucoup de crédit à la science et à la technique du droit comme puissances de neutralisation des passions ! Elles peuvent d’ailleurs parfois les débonder, puisqu’elles les assurent d’une vérité « scientifique » se voulant incontestable. R. de Lacharrière rapporte le mot de Danton à la Convention, qui déclarait que le pouvoir pris par les hommes de loi avait été « l’une des grandes plaies du genre humain » (R. de Lacharrière, op. cit. , p 153).
[39] La théorie des contraintes est un pare-feu contre la dissémination du sens à laquelle aboutit logiquement la théorie de l’interprétation comme acte de volonté. Pour les limites théoriques de ce débat, voir O. Jouanjan, La théorie des contraintes juridiques de l’argumentation et ses contraintes, Droits, n°54, 2012, pp. 27-48 et D. Alland, L’interprétation du droit international public, Académie de droit international de la Haye, Martinus Nijhoff Publishers, 2014, not. pp. 247-252 et 353-371.
[40] H. Arendt cite la formule de W. Wilson au sujet de la Cour suprême : c’est « une sorte d’assemblée constituante en session permanente » (Essai sur la révolution, trad. Chrestien, Gallimard, 1967, p. 296).
[41] A. Stone Sweet, The Juridical Coup d’Etat and the Problem of Authority, German law journal, n°10, 2007, pp. 915-928.
[42] Opinion dissidente, Pouvoirs, op. cit. , pp. 141-158.
[43] Entre artificialisme et idolâtrie. Sur les hésitations du constitutionnalisme, Le Débat, n°64, 1991, pp. 163 s.
[44] Justice constitutionnelle et démocratie, RFDC, 1990, pp. 31 s. Pour qualifier les juges, M. Troper parle des « éléments aristocratiques » d’un régime mixte.
[45] D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, 2016, p. 416.
[46]L. Castellani, Le techno-populisme, un nouveau régime de gouvernement européen, https://legrandcontinent.eu/2018/03/16/lere-du-technopopulisme/. L’auteur désigne les cours constitutionnelles au nombre des organes technocratiques qui caractérisent les nouveaux procédés de gouvernance : « Le techno-populisme représente donc un nouveau régime politique caractéristique des démocraties au XXIe siècle. Il repose sur une tension entre deux échappatoires à la crise de la démocratie parlementaire : vers le haut, la technocratie, et, vers le bas, le populisme ».