Le juge administratif et la protection des libertés. Éléments pour une garde partagée
La montée en puissance du juge administratif dans le contrôle des mesures coercitives mises en œuvre par les pouvoirs publics est à l’origine d’une mise en concurrence avec le juge judiciaire, aussi artificielle que dangereuse pour la protection des libertés. Cependant, loin de revendiquer le retour à un monopole judiciaire aussi improbable qu’imaginaire, l’évolution du rôle du juge administratif doit nous conduire à questionner l’adaptation de ses pouvoirs et de son mode d’intervention à ses nouvelles missions. Parce qu’elles ne devraient dépendre ni de l’ordre juridictionnel ni de la nature du contentieux mais uniquement de la nature et de l’importance de l’atteinte à la liberté en cause, la nature et les modalités de son office doivent être profondément repensées.
Par Vincent Sizaire, Magistrat et Maître de conférences associé à l’Université Paris Nanterre
Décrivant, il y a bientôt trente ans, les mérites respectifs des juges judiciaire et administratif en la matière, le doyen Rivero écrivait qu’au « service des libertés, les deux juridictions, chacune selon sa spécificité, ont mis des moyens différents mais complémentaires : le juge administratif a situé l’essentiel de son action au niveau des normes, le juge judiciaire au niveau des réalités concrètes »[1]. Principal artisan de la légalité de l’action des pouvoirs publics, le juge administratif contribue à l’effectivité du cadre juridique qui, en démocratie, constitue une condition sine qua non de la coexistence des libertés. Ce faisant, il joue un rôle fondamental dans la préservation de la sûreté des citoyen-ne-s, en particulier des plus vulnérables aux abus de pouvoir. Le juge judiciaire se trouve pour sa part en première ligne pour contrôler et, le cas échéant, sanctionner les atteintes les plus directes et importantes à nos droits et libertés, qu’elles émanent de l’autorité répressive ou de puissances privées.
On aurait pu croire le débat clôt. Il est pourtant récemment revenu sur le devant de la scène juridique, sous l’effet de deux évolutions concomitantes mais néanmoins contradictoires. En premier lieu, le rôle du juge administratif dans la protection immédiate des libertés a connu un développement spectaculaire depuis le milieu des années 1990. D’une part, en raison du contrôle de plus en poussé des mesures administratives les plus attentatoires aux droits fondamentaux auquel il est invité, du fait notamment de la judiciarisation croissante de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Un contrôle qui s’exerce en particulier sur les mesures prises à l’égard des étrangers[2] et des détenus, tant par l’extension du domaine du recours en excès de pouvoir[3] que par les actions en responsabilité de l’Etat intentées, sur le fondement de l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en raison des conditions indignes de détention auxquels demeurent exposées de nombreuses personnes incarcérées[4]. D’autre part, depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 instituant la procédure de référé devant les juridictions administratives, ces dernières sont appelées à sanctionner immédiatement les atteintes les plus graves aux libertés, même en l’absence de décision.
En second lieu, la prétention du juge judiciaire à la garde exclusive des libertés a parallèlement été remise en cause. Au bénéfice d’une interprétation stricte, pour ne pas dire restrictive, de l’article 66 de la Constitution[5], le Conseil constitutionnel a en effet peu à peu réduit le domaine réservé du pouvoir judiciaire à la seule connaissance des mesures privatives de liberté, elles-mêmes entendues de façon de plus en plus restrictives, dès lors que le Conseil estime qu’une privation de liberté de douze heures n’en est pas une[6]… Toute autre forme d’atteinte relève désormais de la protection de la « liberté personnelle » et peut ainsi échapper au contrôle du juge judiciaire, pourvu que la saisine du juge administratif soit par ailleurs ouverte[7]. Une nouvelle répartition des taches juridictionnelles dont le législateur contemporain n’a pas manqué de s’emparer. Alors que l’on assiste depuis le milieu des années 2000 et, plus encore, depuis la dernière proclamation de l’état d’urgence le 14 novembre 2015, au retour en force d’une singulière répression para-pénale de la délinquance menée par l’autorité administrative, le juge administratif apparaît, bien malgré lui, comme la caution idéale d’une logique répressive qui, fondamentalement, vise à contourner les garanties offertes par la procédure pénale[8]. Paradoxalement, la montée en puissance du juge administratif sur un terrain réservé jusqu’alors au juge judiciaire aura été le moyen d’une mise en concurrence des ordres de juridiction aussi artificielle que dangereuse pour la protection des libertés.
Il est dès lors nécessaire de dépasser cette opposition stérile. Loin de revendiquer le retour à un monopole judiciaire de la garantie des libertés aussi improbable qu’imaginaire, l’évolution du rôle du juge administratif doit nous conduire à questionner l’adaptation à ses nouvelles missions de ses pouvoirs et de son mode d’intervention. Un questionnement qui nous permet, en creux, de vérifier si le juge judiciaire dispose lui-même des moyens lui permettant de remplir son office de « gardien ». En d’autres termes, la question n’est pas de savoir quel juge doit protéger les libertés mais si les conditions générales dans lesquelles l’un et l’autre interviennent leur permettent réellement d’assurer cette protection. Y répondre conduit à dessiner la perspective non de leur concurrence, mais bien au contraire de leur convergence. Ainsi, parce qu’elles ne devraient dépendre, ni de l’ordre juridictionnel ni de la nature du contentieux mais uniquement de la nature et de l’importance de l’atteinte à la liberté en cause, les modalités d’intervention du juge administratif, doivent être profondément repensées (I). Une évolution qui appelle, corrélativement, celle de ses pouvoirs et, plus largement, de son office (II).
I. Repenser l’intervention du juge administratif
Hors procédures de référé, l’intervention du juge administratif reste construite sur le modèle d’un juge de l’acte, ne statuant sur la légalité de l’action administrative que s’il en est saisi et dans une temporalité qui lui est propre. Alors que celui du juge judiciaire est le plus souvent obligatoire et préalable, c’est ce caractère aléatoire et parfois tardif de son contrôle qui est au cœur de la critique de son aptitude à garantir suffisamment nos libertés. Faire converger les juridictions suppose alors de rendre l’intervention du premier tout à la fois plus systématique (A) et plus rapide (B).
A. Une intervention plus systématique
Même si notre ordre juridique n’a jamais été aussi touffu et que l’adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi demeure une douce fiction juridique, il ne s’agit évidemment pas de revendiquer le contrôle juridictionnel de toutes les décisions administratives. Dans une société qui se veut démocratique, c’est d’abord au citoyen de faire valoir la méconnaissance de ses droits. Toutefois, si l’on veut garantir un minimum d’effectivité au cadre légal voué à la coexistence de nos libertés, l’intervention du juge s’impose, en toutes hypothèses, dès lors que l’atteinte recouvre une certaine gravité ou qu’elle affecte une personne particulièrement vulnérable. C’est ainsi que l’ensemble des mesures privatives mais aussi restrictives de liberté ordonnées à l’égard d’une personne suspectée ou prévenue de la commission d’une infraction doivent être autorisées par le juge pénal, qu’il s’agisse de la prolongation de la garde-à-vue[9], du placement et de la prolongation de la détention provisoire[10] ou, encore, du placement sous contrôle judiciaire et de l’assignation à résidence sous surveillance électronique[11]. Le juge pénal est également seul compétent pour décider d’une perquisition ou de l’ensemble des mesures attentatoires à la vie privée que constituent les interceptions de communication téléphonique, la surveillance audiovisuelle et les techniques d’investigations numériques progressivement légalisées par le législateur[12]. Si sa saisine est le plus souvent facultative, le juge civil est également appelé à statuer de façon systématique lorsque sont en cause les droits ou les intérêts fondamentaux d’un mineur[13] ou d’un majeur incapable[14]. De même, seul le juge aux affaires familiales ou le juge des enfants peuvent restreindre un individu dans l’exercice de ses droits parentaux[15]. Ainsi peut-on considérer que, d’une façon générale, le juge judiciaire est mis en mesure de remplir sa mission de gardien des libertés.
A l’inverse, aucune décision administrative n’est aujourd’hui soumise de plein droit au contrôle des juridictions administratives. Et ce, alors même qu’en vertu du privilège du préalable, permettant à l’Administration de prendre unilatéralement à l’égard de tout particulier des mesures restrictives de droit et de liberté immédiatement exécutoires, nombres des actes qu’il a vocation à contrôler présentent une indéniable dimension coercitive. En d’autres termes, alors que les mesures qui ont vocation à lui être déférées justifieraient un positionnement proche du juge pénal, c’est au contraire de celui d’un juge civil de droit commun qu’il se rapproche. On objectera que ces mesures sont d’une moindre gravité que celles ordonnées dans un cadre pénal, les décisions administratives les plus coercitives étant d’ailleurs, conformément à l’article 5 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, soumises à l’autorisation préalable des juridictions judiciaires. Ainsi, les mesures privatives de liberté ordonnées par l’autorité administrative, que sont la rétention administrative ou le maintien en zone d’attente des étrangers dépourvus de titre de séjour et l’hospitalisation sans consentement, doivent être soumises à bref délai au contrôle du juge des libertés et de la détention[16]. Et c’est ce même magistrat qui, depuis la loi n°2017-1510 du 30 octobre 2017, est compétent pour autoriser les perquisitions administratives transposées du régime de l’état d’urgence – et pudiquement renommées « visites » – pouvant être mises en œuvre par le préfet à l’égard de personnes suspectées d’activités ou même simplement de sympathies « terroristes »[17].
Il n’en demeure pas moins des décisions administratives qui, sans être soumises au contrôle systématique du juge, présentent un degré de coercition indéniablement élevé. Il s’agit des mesures restreignant la liberté d’aller et venir des personnes, lesquelles ont connu un essor remarquable depuis une quinzaine d’années. On songe d’abord à l’assignation à résidence et l’interdiction du territoire français qui peuvent être imposées par le préfet aux personnes étrangères en situation irrégulière[18]. On songe aussi aux décisions d’interdiction de stade pouvant être prononcées à l’égard de supporters dont le « comportement » est réputé menacer l’ordre public[19]. On songe enfin aux différentes mesures administratives vouées à la « lutte contre le terrorisme » adoptées depuis 2014 et notamment aux interdictions de sortie du territoire[20] et aux assignations à résidence imposées aux personnes revenant d’un « théâtre (sic.) d’opérations de groupements terroristes »[21] ou dont le comportement est supposé représenter une menace en raison de ses accointances « terroristes »[22]. Ces différentes mesures apparaissent d’autant plus coercitives qu’au-delà de l’entrave à la liberté d’aller et venir et, à travers elle, à l’exercice d’une vie privée, sociale et familiale normale qu’elles induisent, leur méconnaissance est sanctionnée des peines d’emprisonnement ou, s’agissant des étrangers, d’un placement en rétention. Et si le conseil constitutionnel adopte, comme on l’a vu, une conception particulièrement restrictive de notion de privation de liberté, la Cour européenne des droits de l’homme estime quant à elle qu’entre « privation et restriction de liberté, il n’y a […] qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence »[23].
Ainsi, l’intensité potentielle de la coercition des différentes mesures limitatives de liberté pouvant être mises en œuvre par l’autorité administrative milite en faveur de leur soumission obligatoire au contrôle du juge dès lors qu’elles s’inscrivent dans la durée. Comment justifier, du point de vue de la protection des libertés, qu’une mesure restrictive comme le contrôle judiciaire ou le placement d’un enfant mineur ne puisse être prorogée sans le concours d’un juge quand la prolongation d’une assignation à résidence administrative est laissée à l’initiative de l’Administration ? Au reste, pressé par le Conseil constitutionnel, le législateur est récemment venu remettre en cause l’architecture traditionnelle du contentieux administratif, en prévoyant l’autorisation préalable du juge administratif à l’exploitation des données informatiques obtenues au cours d’une perquisition réalisées sous couvert de l’état d’urgence[24]. Certes, une telle évolution suppose de repenser sérieusement l’architecture de la juridiction administrative, dès lors que le même juge ne peut, sans affecter l’impartialité objective de son office, statuer sur la régularité d’une mesure qu’il préalablement autorisée[25]. Ainsi, reconnaître un pouvoir de contrôle a priori au juge administratif suppose de confier le contrôle de légalité de la décision qu’il aura autorisée à une juridiction distincte. A l’image de ce qui existe en procédure pénale, s’agissant des recours formés contre les ordonnances du juge d’instruction, on pourrait ainsi concevoir qu’une formation spécifique de la Cour administrative d’appel statue sur les recours exercés à l’encontre de cette autorisation. Si l’ampleur des changements institutionnels et culturels induits par cette évolution rend illusoire la généralisation d’un tel mode d’intervention du juge administratif, il pourrait en revanche être envisagé chaque fois que l’autorité envisage de prolonger les mesures coercitives analysées plus haut. Une évolution qui ne sera toutefois de nature à renforcer son rôle de garant des libertés que si, dans le même temps, les délais dans lesquels il statue sur leur légalité sont également réduits.
B. Une intervention plus rapide
Comme l’écrivait en son temps le doyen Rivero, « la protection des libertés exige autre chose que le rappel de leur valeur juridique : elle reste dérisoire si elle ne rend pas à la victime l’usage immédiat de celle dont on l’a arbitrairement privé »[26]. En renforçant l’effectivité du cadre juridique, la capacité des juridictions à statuer dans un délai raisonnable contribue d’une façon générale au droit à la sûreté des citoyens. Elle revêt une importance toute particulière s’agissant des atteintes directes à nos droits fondamentaux. L’institution et la montée en puissance des référés administratifs a certes permis d’apporter une réponse rapide aux violations les plus graves de nos libertés, notamment avec le référé suspension[27] et, bien sûr, le référé « libertés » [28]. Toutefois, ces procédures révèlent aujourd’hui leurs limites, en ce sens qu’elles demeurent conditionnées à la démonstration par le justiciable de l’urgence qui s’attache au jugement de sa requête. Or il existe de nombreuses situations dans lesquelles, pour importante que soit l’atteinte à une liberté, la personne n’est pas pour autant en mesure de justifier d’une telle urgence[29].
Pour une large part, cette situation s’explique par une utilisation quelque peu dévoyée de la voie du référé, que l’on privilégie non en raison de la nécessité d’obtenir une décision immédiate mais de la longueur du délai dans lequel est aujourd’hui rendue, hors procédures d’urgences, la décision de première instance[30]. Il apparaît donc nécessaire, au-delà des situations relevant du juge des référés, de prévoir un jugement dans un délai contraint lorsque la décision porte une atteinte d’une particulière gravité aux droits de la personne et, notamment, lorsqu’est en cause l’une des mesures restrictive de liberté que nous avons déjà évoquées. Or de tels délais ne sont aujourd’hui prévus que pour le contentieux de l’éloignement des ressortissants étrangers[31] et de l’assignation à résidence administrative des personnes suspectées de sympathies « terroristes »[32]. Quand ils existent, ils ne sont en outre pas toujours « raisonnables » au regard de l’atteinte portée à la liberté en cause. C’est en ce sens que le conseil constitutionnel a censuré le dispositif de contrôle des assignations à résidence, en ce qu’il laissait un délai de quatre mois au juge pour se prononcer sur un recours en excès de pouvoir, délai manifestement trop long « compte tenu de l’atteinte qu’une telle mesure porte aux droits de l’intéressé »[33].
Toutefois, puisqu’il s’agit ici de réfléchir à la convergence des ordres juridictionnels au service de la garantie des droits fondamentaux, insistons sur le caractère tout aussi déraisonnable d’un délai de jugement trop rapide. La tendance contemporaine à favoriser une réponse judiciaire dans un délai de plus en plus bref, notamment par le recours à des procédures dites simplifiées, expose aujourd’hui nombre de justiciables au risque d’une justice expéditive, en particulier en matière pénale[34]. Garantir un délai de jugement dans un délai suffisamment rapide pour contrôler en temps utile la légalité d’une décision portant atteinte à une liberté ne doit jamais se faire au détriment de la qualité des décisions – qualité à laquelle le juge administratif a aujourd’hui, bien plus que son homologue judiciaire, le temps de veiller.
Enfin, aucun de ces délais n’est aujourd’hui sanctionné, si ce n’est d’une hypothétique action en responsabilité de la puissance publique pour dysfonctionnement du service public de la justice. Si l’on veut donner sa pleine effectivité au contrôle juridictionnel des atteintes aux libertés, il est pourtant nécessaire de sanctionner l’absence de décision dans le délai fixé par la loi par la cessation de plein droit de l’atteinte. C’est ainsi qu’en matière pénale, faute pour le juge d’avoir statué dans les délais requis sur les demandes de mise en liberté mais également de mainlevée d’un contrôle judiciaire ou d’assignation à résidence qui lui sont présentées, la personne est automatiquement remise en liberté[35]. Là encore, rien ne justifie, du point de vue de la protection des libertés, qu’une personne restreinte dans sa liberté au titre de la police des étrangers, des stades ou de la lutte antiterroriste ne voit pas cette mesure cesser de plein droit si le juge administratif statue trop tard sur son recours.
Ainsi mises en mesure de statuer de façon plus systématique et dans un délai plus raisonnable sur les décisions administratives les plus attentatoires aux libertés, les juridictions administratives pourraient plus encore qu’aujourd’hui en revendiquer la garde. Une évolution qui suppose, parallèlement, de renforcer significativement leur office.
II. Repenser l’office du juge administratif
Il est de coutume de présenter la procédure administrative comme de nature inquisitoriale. Outre qu’elle se révèle beaucoup trop schématique – les notions d’accusatoire et d’inquisitoires renvoyant bien davantage à des idéaux-types qu’à des réalités procédurales, une telle caractérisation s’avère pourtant en complet décalage avec la pratique observée devant les juridictions administratives. Le plus souvent, le juge y apparaît en effet tout à la fois passif dans l’administration de la preuve et contraint dans l’organisation du débat juridique. Renforcer sa capacité à garantir les libertés implique dès lors d’accroître non seulement ses pouvoirs d’instruction (A), mais également sa capacité à soulever d’office des moyens de droit (B).
A. Renforcer les pouvoirs d’instruction du juge administratif
La faible implication du juge administratif dans l’instruction du dossier tient en premier lieu à la limitation des prérogatives qui lui sont aujourd’hui reconnues en la matière. En raison de la dimension souvent coercitive des actes qui lui sont soumis, son office devrait en toute logique, comme on l’a déjà souligné, se rapprocher de celui d’un juge pénal – lequel peut notamment ordonner tout acte d’enquête utile à la manifestation de la vérité[36]. Or ses pouvoirs sont encore moins étendus que ceux d’un juge civil. S’il peut se transporter sur les lieux, ordonner l’audition de témoins sous la forme d’une « enquête » et demander aux parties de fournir telle ou telle pièce utile au débat[37], le juge administratif ne peut, contrairement à son homologue judiciaire, ordonner la production d’une pièce se trouvant en possession d’un tiers[38]. Il ne peut d’avantage procéder, à titre de mesure d’instruction, à l’interrogatoire d’une partie[39]. Enfin, s’il peut toujours ordonner une expertise[40], l’observation de la pratique montre qu’il n’en use qu’avec une extrême parcimonie[41]. En vérité, l’essentiel des mesures « d’instruction » aujourd’hui ordonnées par les juridictions administratives se limitent à la mise en état du dossier, c’est-à-dire la communication des mémoires des parties.
Pourtant, on ne saurait considérer que le juge administratif peut remplir pleinement sa mission de gardien des libertés s’il doit se contenter des seules pièces du dossier produites par les plaideurs – c’est-à-dire, dans nombre de dossiers, par l’Administration. En matière civile, on justifie généralement l’interdiction qui est faite au juge de suppléer la carence d’un justiciable dans l’administration de la preuve par la rupture d’égalité qu’une telle intervention causerait. Une justification qui ne vaut que si l’on veut bien faire abstraction de l’inégalité sociale et économique qui, bien souvent, caractérise les plaideurs, qu’il s’agisse du litige opposant un salarié à son employeur, un locateur à un bailleur institutionnel ou encore un consommateur à une grosse entreprise commerciale. Et une justification qui n’a plus aucun sens si on essaye de la transposer au procès administratif, caractérisé par une asymétrie structurelle entre les parties, et ce dans des proportions souvent bien plus importantes encore que dans une enceinte judiciaire. Dans une telle configuration, c’est précisément le fait de s’en tenir aux seuls éléments produits par les parties qui est de nature à créer une inégalité devant la justice – mais également à amoindrir la protection des droits en cause. Toute personne essayant de contester une décision rendue par l’Administration se trouve, par rapport au défendeur, nécessairement défavorisée dans l’accès aux pièces et aux informations qui peuvent lui permettre d’appuyer son recours. Cette asymétrie est particulièrement forte s’agissant des personnes qui, tels les ressortissants étrangers, souffrent en outre dans une situation de vulnérabilité. Lorsqu’une personne voit sa requête rejetée au seul motif qu’elle ne peut suffisamment justifier de l’ancienneté de son séjour en France ou de l’absence de disponibilité des soins dans son pays d’origine – preuve impossible s’il en est – le juge s’est-il vraiment donné tous les moyens de garantir ses droits fondamentaux ?
Il est donc nécessaire de faire évoluer les règles gouvernant l’instruction des requêtes devant la juridiction administrative, du moins à chaque fois qu’est en cause une décision restrictive de droit ou de liberté. Sur le modèle de ce qui existe aujourd’hui en matière de discriminations[42], il pourrait ainsi être envisagé, du moins s’agissant des actes les plus attentatoires aux libertés, de mettre à la charge de l’administration la preuve de leur légalité dès lors que le requérant apporte suffisamment d’éléments de nature à la remettre en cause. Les pouvoirs d’instruction du juge doivent par ailleurs être renforcés, notamment en lui permettant de demander à toute personne publique – et pas seulement au défendeur – la production de pièces utiles à la solution du litige. Du reste, en attendant une hypothétique réforme du code de justice administrative, c’est en ce dernier sens que se dessine l’évolution jurisprudentielle, qui semble prendre la mesure de ce qu’implique le rôle croissant des juridictions administratives dans la préservation directe des libertés. C’est ainsi que le conseil d’Etat a pu rappeler, à l’occasion de la dernière mise en œuvre de l’état d’urgence, que le juge administratif devait ordonner toutes les mesures nécessaires au contrôle de légalité des mesures qui lui étaient soumises[43]. Plus largement, il a, dans une décision de principe, affirmé qu’il « revient au juge de l’excès de pouvoir, avant de se prononcer sur une requête assortie d’allégations sérieuses non démenties par les éléments produits par l’administration en défense, de mettre en œuvre ses pouvoirs généraux d’instruction des requêtes et de prendre toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction, en particulier en exigeant de l’administration compétente la production de tout document susceptible de permettre de vérifier les allégations du demandeur »[44]. Un positionnement qui, s’il devait être suivi, marquerait une évolution sensible dans l’office du juge administratif, justifiant que soit parallèlement renforcé son pouvoir de soulever d’office les moyens de droit utiles à la solution du litige.
B. Renforcer l’initiative du juge administratif
Indépendamment des pouvoirs qui lui sont reconnus dans l’instruction du dossier, le juge administratif souffre également d’un office fort limité dans l’organisation du débat juridique. Certes, il peut de lui-même soulever l’incompétence de l’auteur de l’acte attaqué, la méconnaissance de l’autorité de la chose jugée[45], ainsi que le moyen tiré du champ d’application de la loi pour statuer sur un fondement juridique n’ayant pas été expressément invoqué par les parties[46]. Mais l’initiative qui lui est reconnue s’exerce surtout dans l’intérêt de l’Administration. Il peut ainsi relever d’office le moyen tiré de l’existence d’une compétence liée de l’auteur de l’acte, rendant inopérant l’ensemble des moyens autre que ceux tirés de l’incompétence du signataire ou l’erreur de fait[47]. Il a en outre le pouvoir de procéder d’office à la substitution de la base légale[48] ou à la neutralisation des motifs illégaux[49] d’une décision administrative pour éviter de prononcer son annulation. Enfin, il a l’obligation de relever de lui-même l’irrecevabilité de la requête présentée contre l’administration, qu’il s’agisse d’un défaut d’intérêt à agir ou de la simple expiration du délai de recours contentieux[50]. Ainsi, loin de compenser l’inégalité structurelle des parties au procès administratif, les pouvoirs reconnus au juge dans l’organisation du débat juridique viennent au contraire l’accentuer…
Une fois n’est pas coutume, son office s’apparente cette fois davantage à celui du juge pénal, auquel la Cour de cassation interdit scrupuleusement de relever d’office les irrégularités procédurales émaillant les affaires qui lui sont soumises[51], tout en lui imposant, lorsqu’il constate que la qualification donnée aux faits par le procureur est erronée, de rechercher d’office s’ils sont constitutifs d’une autre infraction avant d’envisager la relaxe de la personne poursuivie[52]. S’il ne dispose d’une liberté absolue, le juge civil s’est paradoxalement vu reconnaître une marge de manœuvre bien plus grande dans l’invocation, de sa propre initiative, des moyens de pur droit qui n’ont été expressément soulevés par les parties. D’abord cantonnée au droit de la consommation[53], cette faculté, en germe dans le code de procédure civile, a progressivement été reconnue d’une façon générale par la Cour de cassation[54]. C’est donc dans les matières où l’atteinte potentielle aux droits et libertés des citoyens est la plus grande que l’initiative du juge supposé veiller à leur garantie est la plus faible…
Renforcer le juge administratif comme le juge pénal dans leur rôle de gardien des libertés suppose au contraire de leur reconnaître, enfin, le pouvoir de soulever d’office toute violation de la loi et, en particulier, toute méconnaissance des garanties du justiciable qu’ils sont amenées à constater à l’occasion de l’instance[55]. Une évolution qui permettrait non seulement d’assurer l’égalité réelle des parties au procès, mais également de renforcer le droit du justiciable à un tribunal impartial. Car exiger de la juridiction qu’elle se cantonne à la posture d’un arbitre muet revient à soustraire de la discussion ses éventuelles interrogations quant à la nature et à la matérialité des faits ou quant à l’applicabilité de règles de droit qui n’auraient pas été invoquées par les parties. Ce faisant, loin de garantir l’impartialité de la justice, l’injonction de neutralité contribue au contraire à l’affaiblir. Qui fait preuve de partialité ? Le juge qui, en connaissance de cause, statue alors que des explications complémentaires des parties auraient pu modifier le sens de sa décision ou, pire encore, que tel ou tel article de loi, bien que non soulevé par une partie, est susceptible de lui donner raison ? Ou celui qui, souhaitant statuer, au sens propre, en pleine connaissance de cause, soulève d’office ces éléments ? Pour être vraiment impartial, le juge doit bien au contraire sortir de sa neutralité. Ce qui garantit son impartialité, ce n’est pas sa passivité mais sa capacité à soumettre au débat contradictoire l’ensemble des circonstances de fait et des règles de droit utiles à la solution du litige[56].
Réfléchir à la convergence des juridictions administrative et judiciaire dans leur mission de préservation des libertés nous conduit ainsi à mettre en évidence les perspectives permettant d’affermir leur capacité respective à les protéger, quand leur mise en concurrence laisse au contraire subsister d’importantes lacunes dans le contrôle juridictionnel des atteintes qui leur sont portées. En attendant une très hypothétique unité de juridiction, il apparait ainsi nécessaire de faire évoluer les conditions d’intervention et l’office du juge administratif, tout en donnant à son homologue judiciaire les moyens d’assurer la même qualité de décision. Et, ainsi, de donner toute sa force à cette singulière garde partagée de nos droits fondamentaux qui est au cœur de notre système juridictionnel.
[1] Jean Rivero, « Dualité de juridictions et protection des libertés », RFDA 1990 p.736.
[2] CE, 19 avril 1991, Mme BABAS, n°117680.
[3] Après l’arrêt Marie du 17 février 1995, par lequel le Conseil d’Etat a reconnu la possibilité pour un détenu de contester les sanctions de la commission de discipline, le recours en excès de pouvoir a été étendu à la plupart des décisions faisant grief et notamment aux décisions de mise à l’isolement prévu à l’article R. 57-8-1 du code de procédure pénale (CE, 30 juillet 2003, n°252712), de changement d’affectation d’un détenu d’un établissement, ou encore de déclassement d’emploi au sein de l’établissement (CE, 14 décembre 2007, 290730 et 290420).
[4] CE, 06 décembre 2013, M. Eric THEVENOT, n°363290.
[5] « Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ».
[6] CC, Décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, considérant n°6.
[7] V. notamment CC, Décision n°88-244 DC, 20 juillet 1988, 2003-484, décision DC, 20 novembre 2003, cons. 94, Journal officiel du 27 novembre 2003, page 20154, Rec. p. 438, Décision 2017-632 QPC, 2 juin 2017, cons. 7, JORF n°0131 du 4 juin 2017 texte n° 78.
[8] Isabelle Boucobza, « Quel juge pour l’état d’urgence ? », in Stéphanie Hennette-Vauchez (dir.), Ce qu’il reste(ra) toujours de l’état d’urgence, LGDJ, Paris, 2018.
[9] Article 706-88 du code de procédure pénale.
[10] Article 145 du code de procédure pénale.
[11] Article 138 du code de procédure pénale.
[12] Articles 100-1 à 100-5, 706-95 à 706-102-5 du code de procédure pénale.
[13] En vertu de l’article 387-1 du code civil, seul le juge des tutelles peut autoriser les parents d’un enfant mineur à disposer de ses biens immobiliers.
[14] Articles 414 et suivants du code civil.
[15] Articles 373-2-6 à 373-2-13 et 375 à 375-9 du code civil.
[16] Articles L. 3213-1 et suivants du Code de la santé publique et articles L.551-1 à L.551-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
[17] Article L. 229-1 du code de la sécurité intérieure.
[18] Article L. 511-1 III du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
[19] Articles L. 332-3 à L. 332-10 et L. 332-19 du code des sports. V. Vincent Sizaire, « Du stade au laboratoire, Surveiller et punir les supporters », in Délibérée 2019/1, n°6, p.38.
[20] En vertu de l’article L.224-1 du code de la sécurité intérieure, introduit par la loi du n°2014-1353 du 13 novembre 2014, « tout Français peut faire l’objet d’une interdiction de sortie du territoire lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il projette : 1° Des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes ».
[21] Article L.225-1 du code de la sécurité intérieure, introduit par la loi n°2016-731 du 3 juin 2016.
[22] Article L.228-1 du code de la sécurité intérieure, introduit par la loi n°2017-1510 du 30 octobre 2017.
[23] CEDH, GUZZARDI c. Italie, 06/11/1980, n°7367, cons 93.
[24] Article 11 de la loi du 3 avril 1955 telle que modifiée par la loi n°2016-987 du 21 juillet 2016.
[25] Le conseil constitutionnel a ainsi censuré les dispositions donnant compétence au Conseil d’Etat pour autoriser la prolongation d’une assignation à résidence dont il pourrait par la suite connaître de la légalité dans le cadre d’un recours en excès de pouvoir ; CC., décision n°2017-624 QPC, 16 mars 2017, cons. 9 à 12, JORF n°0065 du 17 mars 2017 texte n° 67.
[26] Jean Rivero, op. cit., p.737.
[27] En vertu de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, il tend à la suspension d’une « décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ».
[28] En vertu de l’article L. 521-2 du code de justice administrative « le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ».
[29] En 2017, le taux de rejet global était de plus de 72% en matière de référé-liberté et de plus de 80% s’agissant du référé-suspension ; V. Conseil d’Etat, rapport annuel sur l’activité et la gestion des Tribunaux Administratifs et des Cours Administratives d’appel, Paris, 2018, p.121 et 122.
[30] En 2017, si le délai de jugement moyen en première instance était en moyenne d’un peu moins de 11 mois, près de 45% des requêtes avaient plus d’un an d’ancienneté, et 15% plus de deux ans d’ancienneté ; V. Conseil d’Etat, op.cit., p.126.
[31] En vertu de l’article L. 512-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, le délai pour statuer sur le recours formé contre une obligation de quitter le territoire français est de six semaines, délai réduit à 48h lorsque cette décision est assortie d’un placement en rétention administrative ou d’une assignation à résidence. Par ailleurs, le délai pour statuer sur une décision ordonnant la remise d’un demandeur d’asile à l’Etat responsable de sa demande d’asile est, aux termes de l’article L. 742-4 du même code, de quinze jours.
[32] Article L. 228-1 du code de la sécurité intérieure.
[33] Décision n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018, cons. 53.
[34] V. Benoît Bastard et Christian Mouhana (dir.), Une justice dans l’urgence, PUF, Paris, 2007 et Benoît Bastard, David Delvaux, Christian Mouhana et Frédéric Schoenaers (dir.), Justice ou précipitation ?, L’accélération du temps dans les tribunaux, PUR, Rennes, 2016.
[35] Articles 140, 142-8 et 148 du code de procédure pénale.
[36] Article 81 du code de procédure pénale s’agissant du juge d’instruction et 463 du même code s’agissant du tribunal correctionnel.
[37] Articles R. 611-10, R622-1 et R623-1 du code de justice administrative.
[38] Article 138 du code de procédure civile.
[39] Articles 184 et suivants du code de procédure civile.
[40] Article R. 621-1 et suivants du code de justice administrative.
[41] En 2017, les décisions avant-dire droit, dont les expertises ne constituent qu’une partie, représentaient seulement 0,76% de l’ensemble des décisions rendues par les tribunaux administratifs. V. Conseil d’Etat, op.cit., p. 78.
[42] CE (Ass.), 30 octobre 2009, Mme Perreux, n° 298348.
[43] CE, 22 janvier 2016, M. Abdelmalek, n° 396116.
[44] CE, 3 octobre 2018, Section française de l’observatoire international des prisons, n° 413989.
[45] CE, 14 juin 2006, Société France Telecom Marine, n°282317, CE, Société bourguignonne de surveillance, 15 octobre 1999, 187512.
[46] CE, 27 février 1970, Fauveaud, n° 75499.
[47] CE, 9 juillet 2014, Commune de Chelles, n°373295
[48] CE, 3 décembre 2003, El Bahi, n° 240267.
[49] CE, 12 janvier 1968, Mme Perrot, n° 70951.
[50] CE, 16 juin 2004, Mlle Barraud, n° 265711.
[51] Cass. crim., 1er mars 1977: Bull. crim. 1977, n° 84 ; Cass. crim., 11 déc. 2013, n° 13-80.271 : Bull. crim. 2013, n° 255.
[52] Crim., 11 mai 2006, Bull. crim. 2006, n° 131 ; Crim., 28 mars 2000, Bull. crim. 2000.
[53] D’abord consacrée, en matière de crédit à la consommation, par la Cour de justice des communautés européennes dans son arrêt du 4 oct. 2007, aff. C-429/05, R. c/ Franfinance, cette faculté est désormais prévue à l’article R.632-1 du code de la consommation.
[54] Cass. AP, 21 décembre 2007.
[55] V. en ce sens, s’agissant du juge pénal, Mathias Murbach-Vibert et Henri Payen, « Relevé d’office des nullités et office du juge pénal », AJ Pénal 2018, n°9, p.403.
[56] V. Vincent Sizaire, « Pour en finir avec le demi-juge » Délibérée 2018/2 (N° 4), pages 43 à 48.