Le droit à l’éducation. L’émergence d’un discours dans le contexte des laïcités françaises
Thèse soutenue le 8 décembre 2017 à l’Université Grenoble Alpes devant un jury composé de Vincent Valentin (président), Diane Roman (rapporteure), Gérard Gonzalez (rapporteur), Nicole Mosconi (examinatrice), Sébastien Le Gal (examinateur) et Xavier Dupré de Boulois (directeur de thèse).
Initialement envisagée comme une contribution à l’étude des droits « sociaux », la recherche a évolué pour développer l’hypothèse selon laquelle l’éducation n’est pas, en droit français, principalement pensée comme un « droit ». Si l’affirmation du droit à l’éducation est désormais certaine, d’un point de vue juridique, elle est récente et encore peu présente. Parce que l’expression s’est manifestée à propos de titulaires subissant une certaine marginalisation, il a pu être postulé qu’il n’y avait là qu’une réaffirmation particulière d’un « droit à » l’éducation reconnu de longue date, souvent en faisant référence à Condorcet ou Ferry. Près de cent ans après l’adoption de la loi du 28 mars 1882, le ministre de l’Education nationale Alain Savary assurait ainsi que « le gouvernement réaffirme le droit à l’éducation [des enfants en situation de handicap] dont il veut faire une application effective ». Pourtant, à cette date du 29 janvier 1982, les textes de droit français ne le reconnaissaient pas comme tel.
Parmi les choix opérés pour réaliser cette étude, trois ont permis de révéler cet écart entre les discours du et sur le droit de l’éducation. Premièrement, une méthodologie fondée précisément sur cette distinction, et c’est pourquoi le sous-titre de cette thèse souligne l’émergence d’un discours, celui du droit à l’éducation, en situant la recherche dans le contexte des laïcités françaises. Cette dernière expression s’explique par le deuxième choix, qui a été de consacrer une large place à l’histoire : elle seule permet d’avoir conscience de cette pluralité des laïcités en France ; la contribution juridique proposée a consisté à envisager l’évolution des laïcités françaises par rapport aux droits et libertés dans le domaine scolaire. Troisièmement et en effet, le droit étudié l’a été essentiellement dans son rapport à la scolarisation, qui constitue le cadre de référence de l’enseignement à distance et à domicile ; plutôt que de recourir à un nouveau discours sur le droit (l’une des membres du jury a suggéré « droit à l’instruction scolaire »), il a été opté pour s’en tenir à l’expression la plus souvent employée dans les discours du droit. Quand il est proclamé, le « droit à l’éducation » ne renvoie pas, le plus souvent, à celle religieuse ou philosophique dispensée par les parents, qui retient particulièrement l’attention des études de « droit de la famille ».
Dans le contexte français, la scolarisation entretient un lien étroit avec la laïcisation : ce processus a commencé dans les années 1880 par l’école publique, avant d’être remis en cause en 1959, avec la loi Debré, à propos de l’école privée ; ce qu’il est convenu d’appeler la « nouvelle laïcité » a aussi trouvé sa première traduction au niveau scolaire, avec la loi du 15 mars 2004, mais cette fois en inspirant le droit relatif aux établissements privés – dès 2005, avec un arrêt de la Cour de cassation, le 21 juin.
Parce que la laïcisation conduit à d’autres références du droit de l’éducation – à bien des égards incontournables –, il est apparu pertinent de ne pas remettre en cause ce lien. En revanche, celui qui se trouve régulièrement établi depuis plusieurs décennies entre laïcité et égalité, en particulier celle dite « des sexes », a fait l’objet d’une analyse critique informée des études de genre. La rhétorique républicaine se trouve ainsi mise à l’épreuve, de manière à garder à l’esprit la question de savoir si le bienfait éducation se trouve bien dispensé aux filles et aux femmes comme il l’est aux élèves garçons et aux étudiants.
Forgé pour les besoins de la recherche, ce concept de « bienfait » l’a été plus précisément pour mettre au jour l’absence fréquente de la référence au « droit à l’éducation », là où il serait possible de s’attendre à ce qu’il soit affirmé. Il devenait ainsi possible de s’intéresser à ce groupe de mots sans délaisser la chose qu’il sert à appréhender, de nos jours plus souvent que par le passé, mais sans recouvrir les mots d’hier par ceux d’aujourd’hui. Une autre approche, moins nominaliste, aurait pu être adoptée ; elle aurait toutefois présenté l’inconvénient de minorer la nouveauté de la référence au droit à l’éducation, et donc ce qu’elle peut apporter en droit français. Une autre approche encore, plus philosophique, consiste à distinguer les termes « éducation » et « instruction », en recourant à des définitions stipulatives de chacun de ces mots ; au-delà du fait qu’une telle distinction est de plus en plus discutée, il a été décidé de l’écarter pour ne pas reléguer au second plan la référence au droit.
La première partie de la thèse est consacrée aux alternatives au droit à l’éducation. Dans le contexte des laïcités françaises, le bienfait éducation se trouve saisi par d’autres références. Englobantes, trois d’entre elles ont semblé mériter un examen particulier : le service public de l’éducation, la liberté de l’enseignement et la liberté de conscience.
Revenir sur l’appréhension en termes de service public nécessitait de retracer l’évolution des manifestations juridiques de l’intervention publique dans l’enseignement, de l’encadrement de ces activités à leur gestion publique – jusqu’à très récemment centralisée et genrée. Cela supposait aussi de situer aussi précisément que possible les expressions politique et juridique de ce service public, avant d’en venir à ses implications pour les usagers. Il s’est agi de montrer que si leur situation légale et réglementaire entraîne des faiblesses, elle présente cependant des atouts.
L’usager du service public de l’enseignement a surtout des ressources en cette qualité : il peut d’abord se prévaloir du principe de continuité du service public, qui a permis en jurisprudence une garantie de la continuité des cours ; il peut ensuite faire sanctionner le non-respect par l’administration de ses obligations légales, depuis un important arrêt Giraud de 1988, dont la dernière réplique date de l’été 2017 : l’Etat a de nouveau dû répondre financièrement, devant un tribunal, pour des heures d’enseignement non dispensées à Colombes, dans le département des Hauts-de-Seine. Enfin, des ruptures du principe d’égalité peuvent être constatées, en combinaison ou non avec le principe de continuité ; les absences non remplacées dans l’académie de Créteil, à l’occasion de la rentrée 2014 ont ainsi été mises en cause par le Défenseur des droits.
En ce qu’elles constituent des libertés publiques, celles de l’enseignement et de conscience permettent aussi d’appréhender le bienfait éducation. Le Conseil constitutionnel ayant décidé de conférer en 1977 une valeur constitutionnelle à la liberté de l’enseignement, cette référence est clairement privilégiée dans les écrits des juristes, un certain nombre y voyant des manifestations à propos de l’ensemble des établissements, y compris publics nonobstant un ancrage législatif et contentieux très limité.
Pour ces établissements publics, c’est surtout la référence à la liberté de conscience qui a longtemps permis de prendre en considération les intérêts des élèves, en fondant des mesures de laïcisation pour les rendre accueillants indépendamment de leurs convictions religieuses (et/ou celles de leurs parents). De 1989 à 2004, c’est aussi sur le fondement de cette liberté de conscience qu’étaient annulées par les juridictions administratives les décisions d’exclure certaines élèves au nom du principe de laïcité.
La loi n° 2004-228 du 15 mars a toutefois consacré l’avènement d’une « nouvelle laïcité », dont il est périodiquement envisagé l’extension à l’Université. Alors même qu’il fondait ses solutions antérieures sur la liberté religieuse garantie par l’article 9 de la Convention européenne, le Conseil d’Etat a estimé que la restriction à cette liberté n’était pas excessive. Nombreuses ont été les élèves exclues dans le contexte de laïcité « concordataire » en Alsace-Moselle, sans que la Cour européenne – alors présidée par un conseiller d’Etat français (Jean-Paul Costa, engagé sur les questions de laïcité) – n’y trouve rien à redire.
Les libertés publiques évoquées sont souvent combinées à propos des établissements privés, objets de restriction dans le contexte de la laïcité intégrale, de 1901 à 1904. Les étudier amène surtout à mesurer l’évolution provoquée par la loi Debré sur la laïcité historique (symbolisée par la loi du 9 décembre 1905, mais dont le libéralisme renouait avec celui des lois des années 1880 directement consacrées à l’enseignement).
Selon les textes, depuis cette loi n° 59-1557, la liberté de conscience des élèves est garantie par ces établissements. Elle ne vaut cependant interdiction de signes religieux ni pour les locaux, ni pour les personnels, et sa signification se décline selon les établissements. Ils sont confessionnels, le plus souvent, en étant caractérisés dans la période postcoloniale par une domination catholique et une minorité juive. L’un des paradoxes de la « nouvelle laïcité » est d’avoir encouragé, ces dernières années, le développement d’un réseau scolaire musulman. Historiquement, la liberté de l’enseignement n’était pas considérée comme méconnue par l’absence d’un financement public des établissements privés ; les interprétations juridiques faisant la promotion de conceptions contraires sont aujourd’hui nombreuses, sans que le Conseil constitutionnel ne les ait jamais clairement consacrées.
Entre absence du droit à l’éducation et références aux droits d’éducation ; tel est le titre de la conclusion de cette partie : le service public et les libertés publiques sont des références non seulement alternatives au droit à l’éducation, mais aussi porteuses des droits de l’Etat, de l’Eglise, des entrepreneurs d’enseignement, des parents et des communes.
La seconde partie de la thèse porte sur l’affirmation du droit à l’éducation, sa disponibilité d’une part, son utilité d’autre part. Sa longue indisponibilité est cette fois traitée directement. Il est ainsi démontré que, si certains discours sur le droit peuvent faire illusion, ceux du droit ne contiennent cette affirmation que depuis la seconde moitié du XXe siècle. A partir des textes révolutionnaires de la fin du dix-huitième et jusqu’au Préambule de 1946, les relectures contemporaines sont mises en évidence : elles procèdent à des reformulations anachroniques.
Ce premier chapitre permet aussi de revenir sur des propositions non reprises en droit positif. Quand bien même les occasions de consécration constitutionnelle du droit à étudié n’auraient-elles pas été manquées, cette proclamation n’aurait en rien assuré qu’il soit reconnu de la même manière aux garçons et aux filles. Trois figures (Condorcet, Robin et Buisson) s’étant prononcées en ce sens ont été retenues, pour des développements nourris par la pensée féministe. Le propos n’a d’ailleurs pas qu’une dimension historique, puisqu’il permet d’aborder des questions qui restent d’actualité, comme celles de l’éducation à la sexualité ou, plus largement, de la démocratisation de l’enseignement.
Le chapitre 2 porte sur la disponibilité du droit supranational à l’éducation, à partir de 1948, en soulignant combien elle est négligée dans le cadre national. A ce droit à se trouve préféré le « droit » des « parents », inséré dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) contre l’avis du représentant de la France (Cassin) ; cela est encore plus net à propos de la Convention européenne, quand le « droit à l’instruction » garanti par l’article 2 de son premier protocole additionnel n’est pas tout bonnement ignoré.
Sa primauté ressort clairement de la jurisprudence de la Cour, bien qu’elle ne soit pas complètement exempte d’ambiguïtés : au prisme parental et/ou religieux s’ajoute celui non-discriminatoire, qui produisent un effet d’occultation du droit étudié. Outre le droit de l’Union européenne, les textes produits par plusieurs comités sont mobilisés : il en va ainsi de ceux en charge de surveiller l’application de la Charte sociale européenne (révisée), du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, des Conventions relatives aux droits des enfants, des femmes et des personnes en situation de handicap. Le chapitre se termine en envisageant le renforcement du droit à l’éducation de ces dernières, grâce au croisement – par les juges de Strasbourg – des textes internationaux et européens.
Le chapitre 3 de ce premier titre, enfin, a pour objet la reformulation du droit interne – à partir de 1975, le « droit à l’éducation » n’apparaissant sous cette forme qu’en 1989. Les lois dites Haby, Jospin et Peillon (n° 2013-595) sont présentées sans négliger des évènements – nationaux ou non – qui permettent de les contextualiser. Une contribution juridique est apportée concernant la question de la mixité (« sexuelle »), dans le prolongement des travaux centrés sur son histoire. Un autre apport consiste à souligner les handicaps de « l’obligation scolaire », à partir de la loi du 18 décembre 1998 « tendant à [en] renforcer le contrôle » : la référence à cette prétendue obligation suscite encore beaucoup de confusions, notamment depuis la reprise de cette expression, en 2009, par le Conseil d’Etat dans son important arrêt Laruelle. Le Conseil constitutionnel pourrait aider à les dissiper en rehaussant la référence au droit à l’éducation, ce qu’il n’a toujours pas fait à ce jour : aux mentions des juges ordinaires répondent ses silences persistants, malgré des encouragements pertinents dans le discours doctrinal.
La consécration de ce droit parmi ceux « que la Constitution garantit » (article 61-1, depuis 2008) reste attendue ; elle serait bien moins surprenante que la protection à ce titre du « principe de laïcité » (n° 2012-297 QPC, cons. 5). Deux autres vecteurs ont permis son affirmation ces dernières années, à savoir la procédure de référé-liberté (par périphrase) et le développement des institutions non juridictionnelles (qu’il s’agisse de celles regroupées dans le Défenseur des droits comme de l’autorité administrative indépendante chargée de contrôler les lieux de privation de liberté).
Dans le second titre, l’utilité de l’affirmation du droit à l’éducation est défendue de deux manières. En s’opposant, en premier lieu, à la contestation des « droits sociaux » à laquelle reviennent indirectement les discours d’exception sur le droit à l’éducation, qui sont justifiés par la mise en avant de ses fondements conventionnel et constitutionnel – respectivement réel et supposé.
Tout au contraire et sans ignorer ces particularités, ce droit est envisagé comme un discours contribuant à la critique de l’enfermement catégoriel des « droits sociaux », en suivant la grille de lecture du droit international (respecter, protéger et développer les droits reconnus). De la même manière que la référence à la liberté de l’enseignement se prête à plusieurs interprétations, l’approche juridique du droit à l’éducation ne saurait conduire à dépolitiser la question de sa réalisation. Si son affirmation a vocation à constituer une contrainte pour les autorités publiques, des modalités diverses sont envisageables, faisant plus ou moins appel aux acteurs privés.
En second lieu, un modèle autonome du droit à l’éducation est esquissé, dans le prolongement des travaux de la première rapporteure spéciale des Nations Unies. Il y a près de vingt ans, Katarina Tomaševski a proposé une formule, les « 4A », pour Availability (Dotations), Accessibility (Accessibilité), Acceptability (Acceptabilité) et Adaptability (Adaptabilité). Plusieurs exemples attestent de l’utilité de ce modèle pour renouveler l’appréhension du bienfait éducation. Le renversement de perspectives qu’il implique amène à penser ce droit à tant comme une finalité consacrée de l’obligation pesant sur les parents que comme une référence à imposer aux entrepreneurs d’enseignements (qu’ils agissent au nom du service public ou de la liberté de l’enseignement).
Dès lors, le modèle s’avère relativement autonome, par rapport aux références alternatives étudiées en première partie. Des articulations sont possibles, moyennant un recentrage réel sur le bénéficiaire du bienfait éducation, l’élève ou l’étudiant·e. Le concept de besoins éducatifs particuliers, objet de nombreux écrits en sciences de l’éducation, tend peu à peu à accompagner l’émergence étudiée dans les textes de droit, y compris dans la jurisprudence administrative. Celle relative à la dispense de l’obligation d’assiduité pour motif religieux illustre, quant à elle, la considération – non plus recherchée mais controversée – des volontés particulières en matière éducative. Relative, l’autonomie du modèle s’est toutefois trouvée accrue par le refus d’une laïcité « inclusive » : en 2004 a eu lieu un changement de sens de la liberté de conscience ; celle-ci n’assurant plus l’accès aux établissements publics (sauf au niveau universitaire), la question de savoir si le droit à l’éducation est respecté par ceux privés n’a pourtant été que très rarement posée.
Ces deux derniers chapitres insistent sur la corrélation entre les obligations et les droits, déniée en leur temps par des auteurs aussi éminents que Duguit, Hauriou ou Esmein.
Le propos se termine en revenant sur le rapport entre l’émergence du droit à l’éducation et la question de son effectivité, qui amène à des réflexions plus générales sur les critiques adressées ces dernières années aux discours des droits. Menant à cette conclusion générale, celle de la seconde partie s’intitule : Du droit à l’éducation aux droits ; en décomposant ce titre, je l’ai repris sur le site construit pour présenter cette thèse et la prolonger : thomasbompard.fr
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