Les droits de l’homme dans les relations entre l’Union européenne et les États de l’Afrique subsaharienne
Thèse soutenue à l’Université de Rouen, le 17 mai 2018, sous la direction de Madame le Professeur Anne-Thida Norodom devant un jury composé de : Monsieur le Professeur Joël Andriantsimbazovina (Rapporteur), Monsieur le professeur Eloi Diarra, Monsieur le Professeur Maurice Kamto et de Madame la Professeure Cécile Rapoport (Rapporteure).
L’action extérieure de l’Union européenne en matière de droits de l’homme est singulièrement conduite vers l’Afrique subsaharienne, qui bénéficie d’une position particulière. La spécificité subsaharienne trouve son origine dans l’idée d’Eurafrique, reprise dans la construction européenne. L’Eurafrique est « une idée de liaison de l’Afrique subsaharienne – politiquement et économiquement – à certaines puissances européennes » 1. Une doctrine de l’unité entre l’Europe et l’Afrique sans laquelle les traités de Rome de 1957 n’auraient pas vu le jour 2.
Ces relations sont principalement régies par des sources conventionnelles issues du cadre des relations entre deux organisations internationales, le Groupe des États Afrique, Caraïbes, Pacifique (ACP) et l’Union européenne (UE), mais également par des sources non conventionnelles comme des actes concertés non conventionnels (entre l’UE et l’Union africaine), du droit dérivé du cadre conventionnel, de l’UE ou des actes d’autres organisations conventionnelles (ONU, UA, OCDE, etc.) qui interviennent directement ou indirectement dans les relations entre l’UE et les États subsahariens. Certains de ces actes forment une « soft law » et font partie de la « diplomatie des droits de l’homme » de l’UE. Ils permettent de saisir la « dimension politique » des relations extérieures de l’UE et la contamination de la matière des droits de l’homme par le politique pour reprendre une formule de Karel Vasak 3.
Il s’agit ici d’analyser les droits de l’homme dans les relations entre l’Union européenne et les États de l’Afrique subsaharienne sous l’angle de la recherche constante de l’équilibre. Par une méthode critique et pragmatique, la recherche a permis de dégager la fonction instrumentale des droits de l’homme et d’examiner les différentes formes d’ingénierie juridique dans ces relations.
L’approche critique et pragmatique permet de dépasser le formalisme juridique au profit d’une mise en perspective du phénomène juridique avec la réalité sociale et, en particulier, avec les contradictions qui la caractérisent 4. Une telle vision, éclairée par la pratique du droit, exclut l’adoption d’un système axiomatique qui serait univoque, complet et cohérent 5. La recherche procède ainsi à une articulation entre des usages institutionnels, des re-contextualisations dans l’espace des relations et des croyances, habitudes et schémas d’action qui sont comme incrustés dans les pratiques de la coopération et en dessinent le paysage.
Cette méthode de travail permet de se demander si les droits de l’homme sont un facteur de progrès dans les relations entre l’Union européenne et les États subsahariens. Par l’utilisation d’une hypothèse de recherche se basant sur la notion d’équilibre, nous avons pu relever une « dialectique éristique » 6 et un « déséquilibre nourricier » 7 dans ces relations.
Si le droit conventionnel et non-conventionnel issus de ces relations reviennent sur la définition convenue des droits de l’homme, ces droits traduisent une spécificité qui s’illustre dans l’ambiguïté du droit posé. On y décèle alors la fonction instrumentale des droits de l’homme qui renvoie à un ensemble de règles visant à parvenir au bien-être des populations par des éléments commerciaux connexes servant à mettre en place un environnement politico-économique favorable au marché et au libéralisme. Si le droit est la « plus puissante des écoles de l’imagination » 8, nous n’avons pas procédé à une création conceptuelle, mais nous sommes partis de la pratique pour dégager cette fonction instrumentale des droits de l’homme. La fonction établie permet de traduire la réalité juridique de l’objet de l’étude et la rhétorique des droits de l’homme dans ces relations. Ces droits sont un élément de stabilisation des États subsahariens pour maintenir des intérêts économiques. Elle n’est d’ailleurs pas éloignée de la vision des droits de l’homme contenue dans l’article 21 TUE (chapitre 1, titre V, du TUE) et on la retrouve, à partir de 2018, dans les négociations en cours visant à remplacer l’accord cadre conventionnel ACP-UE (accord de Cotonou) 9.
Dans un premier temps, la thèse met en évidence la spécificité de l’intégration des droits de l’homme, c’est-à-dire le processus de création des droits de l’homme qui est dominé par les institutions européennes, et les instruments de promotion et de protection de ces droits qui s’inspirent du droit de l’Union.
La production des droits de l’homme est particulière. L’architecture institutionnelle d’élaboration des normes relatives à ces droits est dominée par le triangle institutionnel européen (Commission, Conseil, Parlement), d’où un caractère fictif des institutions paritaires et des institutions ACP. L’Assemblée parlementaire paritaire tente de remédier à cette situation en collaborant avec les institutions européennes. L’aide publique au développement est devenue un outil au service de l’Union lui permettant d’imposer la conditionnalité de la coopération au développement. Les relations euro-africaines dans le domaine des droits de l’homme sont structurées par le déséquilibre et la quête de l’équilibre comme horizon constant.
Toutefois, les États subsahariens s’inscrivent dans une démarche de politics of states survival, c’est-à-dire de recherche d’aides publiques internationales, qu’importent les conditions posées par les bailleurs de fonds. En ce sens, les relations entre l’Union et les États subsahariens se fondent sur un « déséquilibre nourricier » qui permet un équilibre des relations. L’Union est en quête d’une légitimité internationale et les États subsahariens à la recherche de fonds pour le fonctionnement quotidien de leurs institutions publiques. Les droits de l’homme deviennent ainsi de simples « rhétoriques » entre partenaires.
Ainsi, les instruments unilatéraux européens pour le financement de l’action extérieure s’inscrivent dans une perspective incitative du respect des droits de l’homme dans les États subsahariens. L’instrument sur la stabilité et la paix (ISP), l’instrument sur la coopération au développement (ICD), ou encore l’instrument européen pour la démocratie et les droits de l’homme (IEDDH), visent à promouvoir le respect des droits de l’homme sans pour autant insister sur l’impact réel de ce financement sur le développement et l’application de ces droits. Le système de préférences généralisées s’inscrit aussi dans cette dimension. Comme les instruments financiers de l’action extérieure de l’Union, il a la particularité de n’avoir jamais été suspendu dans aucun de ces trois versants en ce qui concerne les États subsahariens. Ces instruments s’inscrivent dans la perspective d’une « conditionnalité essentiellement incitative » et non dans une dimension de sanction pour violation des droits de l’homme. En plus du Fonds européen de développement (FED), on retrouve dans le droit contraignant européen des actes propres aux États subsahariens qui touchent à la gestion courante de ces relations par la Commission.
L’accord cadre conventionnel, l’accord de Cotonou, aborde les droits de l’homme dans la majorité de ses composantes, d’où un systémisme relatif à ces droits. Toutefois, on relève une faible normativité des dispositions relatives aux droits de l’homme qui s’inscrivent le plus souvent dans l’incantatoire et le proclamatoire, à l’exception des dispositifs des articles 9/96 et 9/97. Bien que figurant dans une convention juridiquement contraignante, les dispositions relatives aux droits de l’homme de l’accord de Cotonou ont une portée limitée. Celle-ci peut aussi expliquer en partie l’échec du dialogue politique dont les domaines correspondent plus aux préoccupations européennes qu’aux préoccupations subsahariennes. Dans cet environnement complexe, l’Afrique du Sud est le seul État bénéficiant d’un statut particulier ; cependant, les dispositions relatives à la conditionnalité politique lui sont applicables. Le fourre-tout de dispositions relatives aux droits de l’homme dans l’accord de Cotonou et les contradictions consécutives à son approche humaniste, le rendent complexe. Comme la nature juridique de l’Union européenne, l’accord de Cotonou tend à être « un objet juridique non identifié ».
Dans un second temps, la recherche se penche sur le degré de réalisation des règles de droit dans les faits, par le seuil d’effectivité et d’ineffectivité. Cette appréciation permet de s’interroger sur les incidences et les causes de l’effectivité et de l’ineffectivité des droits de l’homme dans les relations entre l’Union européenne et les États de l’Afrique subsaharienne. Il en ressort une pratique mitigée du mécanisme de garantie de ces droits au regard d’une application à géométrie variable de ce régime juridique et de la permanence des enjeux extra-juridiques. Les droits de l’homme deviennent un simple moyen au service d’une fin – les intérêts stratégiques – d’où les exceptions constantes au droit. Le statut de puissance régionale ou celui comprenant des éléments de cette puissance protège contre le mécanisme de garantie des droits de l’homme.
Des interventions tierces dans ces relations d’organisations internationales (ONU, UA) ou d’États (Chine) tentent de compléter ou de réexaminer la conditionnalité de la coopération au développement au respect des droits de l’homme. La quête de l’équilibre pousse les États subsahariens à se tourner vers le tiers chinois qui pratique une politique de non-conditionnalité de l’aide publique au développement. La politique de la République populaire de Chine s’inscrit en « miroir » de celle de l’Union et elle pousse cette dernière à reconnaître officiellement le caractère « asymétrique » des relations (Union européenne – Afrique subsaharienne) et à rechercher des alternatives pour équilibrer ces relations. Ainsi, le partenariat stratégique ou encore la participation d’acteurs tiers comme l’ONU ou l’UA aux relations constituent des réponses aux rébellions subsahariennes. L’effectivité des droits de l’homme demeure donc limitée.
Notes:
- « […] The idea of a sub-Saharan African bloc that might in some way be linked – politically and/or economically – to some or all European powers […] », Anne DEIGHTON, « Ernest Bevin and the idea of Euro-Africa from the interwar to the postwar period », in Marie-Thérèse BITSCH, Gérard BOSSUAT (dir.), L’Europe Unie et l’Afrique : de l’idée d’Eurafrique à la convention de Lomé I, actes du colloque international de Paris, 1er et 2 avril 2004, Bruxelles, Baden-Baden, Paris, Bruylant, Nomos, LGDJ, Coll. Publications Groupe de Liaison des Historiens auprès des Communautés, vol. 10, 2005, p. 98. ↩
- Reprise dans la Déclaration Schuman dès 1950, cette idée est réitérée par la Délégation française lors de la Conférence de Venise (29 et 30 mai 1956), sur les négociations des traités de Rome. M. Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères explique que « la France, tout en acceptant le rapport Spaak comme base des discussions, ne peut pas participer à un marché commun dont les TOM seront exclus », voy. Guia MIGANI, « L’association des TOM au marché commun : histoire d’un accord européen entre cultures économiques différentes et idéaux politiques communs, 1955-1957 », in Marie-Thérèse BITSCH, Gérard BOSSUAT (dir.), op. cit., p. 235. ↩
- Karel VASAK, « La réalité juridique des droits de l’homme », in Karel VASAK (dir.), Les dimensions internationales des droits de l’homme : manuel destiné à l’enseignement des droits de l’homme dans les universités, Paris, Unesco, 1978, p. 1. ↩
- Voy. « Critique (approche) », in Jean SALMON (dir), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant/AUF, 2001, p. 290. ↩
- Ludovic HENNEBEL, Hélène TIGROUDJA, Traité de droit international des droits de l’homme. Protection universelle, protections régionales, théories, fondements, interprétation, mise en œuvre, responsabilité, réparation, Paris, A. Pedone, 2016, p. 65. ↩
- Arthur SCHOPENHAUER, L’art d’avoir toujours raison suivi de La lecture et les livres et Penseurs personnels, Paris, Librio, Coll. Philosophie, 2014, 73 p., p. 7. ↩
- Il « permet au système de se maintenir en apparent équilibre, c’est-à-dire en état de stabilité et de continuité, et cet apparent équilibre ne peut se dégrader s’il est livré à lui-même, c’est-à-dire s’il y a clôture du système », Edgar MORIN, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, Coll. Points essais, 2005, p. 30. ↩
- Jean GIRAUDOUX, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Acte 2, scène V, 1935. ↩
- Commission européenne, Communication du 12 décembre 2017, Recommandation de Décision du Conseil autorisant l’ouverture de négociations relatives à un accord de partenariat entre l’Union européenne et le groupe des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, COM (2017) 763 final, p. 2, p. 7 (p. 4-5, de l’Annexe relatif au projet d’accord). ↩