Avant propos
Ce dossier est dédié à la mémoire de Monsieur Vincent Vioujas, qui nous a quitté prématurément au mois de décembre 2024. Directeur d’hôpital, codirecteur du Master 2 Droit de la santé à la faculté de droit d’Aix-en-Provence et chercheur associé au sein de l’UMR 7268 ADES, il a consacré de très nombreuses publications au champ du droit de la psychiatrie et de la santé mentale et au droit hospitalier. Ses travaux, enrichis notamment par son expérience de terrain, ont nourri et inspiré de nombreux collègues.
Par Paul Véron, maître de conférences en droit privé, Nantes Université, Lab. DCS (UMR 6297), Eric Péchillon, professeur de droit public à l’université Bretagne Sud, Lab-Lex (UR 7480), Stéphanie Renard, maître de conférences HDR en droit public à l’université Bretagne Sud, Lab-Lex (UR 7480) et Benoît Eyraud, maître de conférences HDR en sociologie à l’université Lyon 2 Lumières, CMW (UMR 5283)
Sous l’impulsion du Conseil constitutionnel[1] et de la Cour européenne des droits de l’Homme[2], le législateur français a, avec l’adoption de la loi du 5 juillet 2011[3], consacré un dispositif de contrôle systématique et à bref délai, par le juge des libertés et de la détention (JLD), de la légalité des décisions administratives d’admission ou de maintien de patients sous un régime de soins psychiatriques sans consentement. La compétence du juge judiciaire a plus récemment été étendue, par une loi du 22 janvier 2022[4], aux décisions de mise à l’isolement ou en contention prises par les psychiatres et imposées aux patients hospitalisés sous un tel régime. Ce renforcement du contrôle de la contrainte en psychiatrie a pu légitimement être salué comme un progrès du point de vue de la protection des droits fondamentaux du patient, alors que sous l’empire de la loi « Esquirol » de 1838[5], puis de la loi 27 juin 1990[6], un malade pouvait être interné de manière prolongée, sur décision administrative, sans que l’intervention d’un juge ne soit légalement requise. Dans le même temps, cette extension du contrôle, ayant conduit à l’explosion d’un contentieux psychiatrique jusqu’alors très limité, suscite des interrogations et parfois des réserves de la part des différents acteurs impliqués, qu’il s’agisse des professionnels de santé, des magistrats ou des patients eux-mêmes.
Le colloque qui s’est tenu à la Faculté de droit de Nantes les 9 et 10 avril 2024 a eu pour ambition d’aborder, dans ses différentes dimensions, la question du contrôle dont la psychiatrie, entendue comme ensemble d’institutions et de pratiques, fait aujourd’hui l’objet, et les évolutions qui ont affecté ce champ dans une histoire récente. Le contrôle de la psychiatrie, au sens d’un contrôle exercé sur les pratiques administratives et médicales à l’égard des malades mentaux, en particulier dans les établissements spécialisés, est en effet d’apparition récente. Avant la seconde moitié du XXe siècle et peut-être même jusqu’aux années 1970, c’est essentiellement du contrôle exercé par l’institution psychiatrique sur les malades qu’il est question. On sait que Michel Foucault, notamment dans son Histoire de la folie à l’âge classique[7], a consacré d’intéressantes analyses aux ressorts du pouvoir médical en psychiatrie, s’exerçant à même le corps des malades. Grégoire Bigot nous rappelle que la Révolution, puis le XIXe siècle, marquent la naissance et l’essor de la police administrative, séparée de la police judiciaire, et investie du pouvoir d’enfermer : « L’internement change alors de nature, car il peut devenir l’acte discrétionnaire de la seule administration. Si la loi de 1838 est souvent décrite comme le triomphe de la psychiatrie, et notamment des travaux d’Esquirol et constitue à cette époque un progrès – les fous doivent être isolés dans des institutions spécialisées aux fins d’être soignés – elle consacre dans le même temps le pouvoir discrétionnaire de la police administrative, au nom de l’ordre public ». L’administration peut interner d’office ceux qu’elle répute dangereux, sans contrôle judiciaire, ce qui semble entrer en contradiction frontale avec certains principes de la DDHC de 1789. Ce qui conduit Grégoire Bigot à se demander si l’aliéné du XIXe siècle est bien l’homme des Droits de l’homme. Le contraste est saisissant entre l’enfermement pénal, où le principe d’une intervention préalable et obligatoire du juge est acquis depuis plus de deux siècles, et le champ psychiatrique, où cette intervention judiciaire n’est apparue que très récemment, au début du XXIe siècle. L’objectif de soin et le fait qu’il s’agisse d’une décision prise, au moins partiellement, dans l’intérêt de son destinataire (le malade) semblent avoir joué comme une justification sourde de l’absence de contrôle[8].
Outre ce nécessaire éclairage historique, le choix a été fait d’aborder les enjeux du contrôle de la psychiatrie en trois temps.
Le premier temps est consacré à la diversification des acteurs du contrôle : les juges (judiciaire, administratif, constitutionnel et européen), mais aussi les acteurs non-juridictionnels, dont le rôle ne saurait être négligé[9].
S’agissant du contrôle juridictionnel des admissions psychiatriques par les juges nationaux, Jean-Philippe Vauthier nous rappelle que la compétence a longtemps été partagée entre les deux ordres de juridictions. Au juge administratif revenait d’examiner la régularité de la décision tandis que le juge judiciaire appréciait son bien-fondé. Ce partage complexe, à une époque où le contrôle n’était pas systématique mais dépendait de l’initiative de l’interné, constituait un obstacle à l’accès au juge pour des personnes fragilisées, peu armées pour défendre leurs droits. De ce point de vue, la concentration des compétences dans les mains de l’ordre judiciaire[10] a constitué une avancée. Elle n’a cependant pas résolu toutes les difficultés, comme en témoignent les incertitudes ayant entouré, jusqu’il y a peu, la question du juge compétent pour contrôler les admissions en unité pour malades difficiles (UMD) ou le placement à l’isolement ou en contention des malades. Le juge administratif conserve en outre une compétence de principe pour apprécier l’organisation et le fonctionnement du service public hospitalier, ce qui inclut la responsabilité des établissements en cas de fait dommageable ou le contrôle de la légalité des décisions réglementaires ou individuelles restreignant les droits du patient. C’est également lui qui assure le contrôle des soins libres. On peut donc affirmer que le juge administratif reste le juge de droit commun de la psychiatrie publique. Tout ce qui n’a pas été attribué par le législateur au juge judiciaire devrait lui revenir, à partir du moment où l’action est dirigée contre une décision administrative ou un établissement public de santé mentale. Au sein de l’ordre judiciaire, le juge pénal dispose également de certaines attributions puisque, rappelons-le, il peut prononcer un internement contraint à la suite d’une décision d’irresponsabilité pénale. S’agissant du juge européen, Marie Baudel nous montre que la Cour européenne des droits de l’homme a progressivement élargi le champ de son contrôle sur la psychiatrie. Initialement cantonné aux mesures d’internement et à la régularité de la détention, ce dernier s’est ensuite porté sur les conditions de vie au sein des établissements. Le contrôle du cœur de l’activité psychiatrique (la qualité des soins) demeure en revanche très limité, la Cour EDH n’hésitant pas à affirmer que « ne saurait en général, passer pour inhumaine et dégradante, une mesure dictée par une nécessité thérapeutique ». Or, l’article 3 de la Convention, relatif aux traitements inhumains et dégradants, apparaît précisément comme l’unique fondement mobilisé en pratique. Dans ce contexte, seules des situations d’absence de traitement semblent, pour l’heure, permettre de conclure à une violation de la Convention.
Quant aux organes de contrôle non-juridictionnels, Julia Schmitz nous rappelle les attributions du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) dans le champ psychiatrique. La méthodologie suivie par cette autorité administrative indépendante « lui permet d’identifier des problématiques spécifiques à la prise en charge des personnes atteintes de troubles mentaux et de s’infiltrer au cœur des pratiques professionnelles ». Bien qu’il ne dispose que d’un pouvoir de recommandation, son rôle régulateur apparaît important, en faveur d’une évolution des pratiques de l’administration et du corps médical et soignant vers un usage raisonné de la contrainte. Le CGLPL relève notamment, dans de nombreux établissements, la confusion du soin et de la sécurité, le recours systématique à l’isolement ou à la contention, la présence de malades en régime de soins libres dans les unités fermées, l’absence d’information adaptée à la fragilité du malade, l’absence d’accompagnement de ce dernier dans l’exercice de ses droits ou encore les « biais et effets parfois contre-productifs des protocoles et formalisations s’ils ne s’accompagnent pas d’une appropriation par les professionnels ». On constate que les recommandations du CGLPL, adressées à certains hôpitaux psychiatriques à l’issue de visites sur site ont, en plus d’une occasion, conduit les établissements concernés à des changements substantiels dans les organisations et les pratiques de sécurité ou de soins[11]. D’autres institutions sont loin d’offrir toutes leurs potentialités, comme le montre Karine Sferlazzo à propos des commissions départementales de soins psychiatriques (CDSP). Ces dernières ont un rôle important à jouer dans la surveillance des atteintes portées aux libertés et à la dignité des personnes soignées, outre leur compétence pour contrôler les programmes de soins. Malgré les prévisions légales, il arrive encore trop souvent que, dans certains départements, elles ne soient pas constituées. Lorsqu’elles sont mises en place, on constate qu’elles n’exercent presque jamais leur pouvoir de solliciter la levée des soins mais qu’elles privilégient des observations, notamment à la suite des visites dans les établissements. Leurs rapports sont riches d’informations mais peu diffusés et exploités, la possibilité de saisine de la CDSP étant globalement peu connue des malades. En outre, nombreux sont les acteurs qui estiment que la récente éviction des magistrats de la présidence de ces commissions a produit un déséquilibre dans leur composition.
Le deuxième temps est consacré au domaine du contrôle et à son extension relative, en particulier s’agissant du contrôle opéré par le juge.
Eric Péchillon rappelle à ce propos que l’extension progressive des objets du contrôle juridictionnel en psychiatrie a d’abord et avant tout été le résultat chaotique d’initiatives individuelles de patients et d’associations de patients, davantage que d’une volonté exécutive et législative d’aller vers une plus grande attention aux droits fondamentaux. Le projet de loi initial était essentiellement orienté vers un renforcement de la contrainte, à la suite de certains drames médiatisés. Le contrôle systématique du juge judiciaire sur les mesures d’enfermement a résulté avant tout d’un souci de mise en conformité avec la jurisprudence constitutionnelle et européenne, intervenue opportunément dans le calendrier législatif. Cette introduction a ainsi été faite dans la précipitation et sans étude d’impact. Si ce contrôle systématique constitue certes une avancée, son champ d’application demeure malgré tout circonscrit et ne concerne pas, loin s’en faut, l’ensemble des prises en charge psychiatriques. Centré sur la privation légale de liberté, il laisse de côté les hospitalisations contraintes de courte durée et les programme de soins. De plus, il ignore totalement le sort des patients en soins dits libres, également vulnérables, et qui peuvent de facto être soumis à des formes de privations de liberté au sein de ces institutions. Pour la même raison, ce contrôle systématique ne s’applique pas, en outre, aux décisions ou mesures de contraintes administratives ou médicales qui peuvent intervenir au cours de la prise en charge du patient et qui ne seraient pas privatives de liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution. Seules les décisions d’isolement et de contention appliquées aux malades sont concernées. En revanche, les prescriptions et injections médicamenteuses, auxquelles s’intéresse Paul Véron, apparaissent comme un angle mort du contrôle. Pourtant, certaines d’entre elles, parfois qualifiées de « contentions chimiques », ne pourraient-elles être pas être regardées comme privatives de liberté au regard de leurs effets très lourds sur les capacités physiques et décisionnelles du malade ? Il est vrai qu’en pratique, un contrôle juridictionnel systématique à bref délai serait particulièrement difficile à mettre en œuvre et possiblement inapproprié. En l’état, si le malade dispose certes de la possibilité d’obtenir une indemnisation a posteriori dans le cadre d’une action en responsabilité, en cas de faute dans la prescription ou sa mise en œuvre, le contentieux apparaît de facto quasi-inexistant. En outre, juge judiciaire et juge administratif semblent très réticents à admettre un contrôle à bref délai par la voie du référé pour faire obstacle à la prescription médicale.
Les limites du contrôle s’illustrent encore à propos des patients mineurs hospitalisés en psychiatre, auxquels Stéphanie Renard consacre son analyse. L’auteure relève que ces derniers ne bénéficient pas des mêmes garanties juridictionnelles que les majeurs pour contrôler les justifications de l’internement psychiatrique. Il en va ainsi, principalement, parce que la procédure d’admission en soins psychiatriques à la demande d’un tiers est inapplicable au mineur, seuls les titulaires de l’autorité parentale pouvant demander l’hospitalisation. Le jeune patient, dans ce cas, est réputé en régime de soins libres, sans que son enfermement administratif ne soit soumis à l’examen du juge judiciaire. Il en va différemment lorsque l’hospitalisation est décidée par le Préfet ou par le directeur d’établissement en raison d’un péril imminent, deux procédures qui demeurent applicables au patient mineur atteint de troubles mentaux. En dehors de ces hypothèses, qui en pratique ne sont pas les plus courantes, aucun contrôle obligatoire n’intervient. L’intervention du juge des enfants, notamment pour s’assurer que l’hospitalisation est bien dans l’intérêt du mineur, n’est que facultative, si ce n’est dans les hypothèses où il l’a lui-même ordonnée. La situation des majeurs protégés est sensiblement différente, comme l’expose Ingrid Maria. Le protecteur civil (tuteur, curateur ou mandataire), dès lors que son intervention s’étend à la matière personnelle, n’est pas étranger au contrôle de la mesure de soins sans consentement. Il peut en demander l’ouverture dans la procédure de soins à la demande d’un tiers, mais aussi la levée. Il doit être obligatoirement convoqué et entendu à l’audience et informé de toute saisine ou auto-saisine du JLD (juge judiciaire désormais), y compris pour les décisions d’isolement-contention. Si en pratique, l’investissement des protecteurs (familiaux ou professionnels) est variable, ils sont une ressource potentielle pour veiller au respect des droits du malade lors de l’admission, mais aussi au cours de la prise en charge. Comme le relève l’auteure, « le fait d’informer la personne en charge de la mesure de protection personnelle permet (…) que celle-ci puisse vérifier que les intérêts de la personne soient bien sauvegardés ». La présence d’un protecteur, comme celle d’un entourage familial investi dans l’accompagnement du majeur, pourra parfois conduire le juge à préférer un programme de soins à une hospitalisation complète. Reste qu’en pratique, les établissements psychiatriques peinent encore trop souvent à vérifier si les patients qu’ils admettent bénéficient ou non d’une mesure de tutelle, curatelle, habilitation familiale ou d’un mandat de protection future, et plus encore du contenu précis de la mesure. De ce point de vue, la création d’un registre national pour toutes les mesures de protection par la loi du 8 avril 2024[12] constitue une avancée.
Le contrôle des soins psychiatriques n’est pas seulement celui de la contrainte mais aussi celui de l’accès à des soins appropriés et de qualité, qui là aussi présente des limites. Traitant de la situation des détenus atteints de troubles psychiatriques, Virginie Gautron met en exergue le paradoxe d’une multiplicité d’organes de contrôles institutionnels et juridictionnels, et du caractère globalement ineffectif et/ou inopérant de ceux-ci. On lit ainsi à propos des inspections générales, qu’outre des capacités d’investigations réduites, leurs conclusions demeurent généralement sans suites, « comme si les prisons étaient un monde largement soustrait à la norme ». L’accès aux soins en prison constitue ainsi le principal motif de plainte auprès du CGLPL. La multiplicité des organes génère une déperdition de moyens, voire des contradictions : sanctions disciplinaires ne tenant pas compte de l’état psychique des détenus et aggravant le risque d’autolyse, insuffisance de personnel et délais de consultation excessifs, avec comme corolaire un recours massif aux psychotropes ; insuffisance de lits dans les unités spécialisées telles que les UHSA. Complétant cette analyse, Vincent Vioujas se penche sur la question du contrôle propre aux séjours dans certaines unités spécialisées, telles que les UMD ou les UHSA, qui bénéficient d’un cadre spécifique. Les premières sont une institution très ancienne (1910) et accueillent principalement des hommes souffrant de schizophrénie et ayant commis des faits de violences. Les secondes sont plus récentes (2002) et prévues pour accueillir des détenus. Si la création de ces unités constitue une avancée, leurs capacités d’accueil demeurent toutefois globalement insuffisantes pour répondre aux besoins. Les spécificités du contrôle portant sur les UHSA apparaissent mineures, mais certaines difficultés pratiques peuvent être relevées. Ainsi, la procédure d’admission dans ces unités peut prendre du temps et s’avérer peu compatible avec le respect des délais légaux pour établir les certificats médicaux requis ou pour saisir le juge. Les mainlevées sont très rares et la possibilité pour le juge de différer celle-ci de 24h en vue de l’élaboration d’un programme de soins ne s’applique pas pour les patients détenus. Le contrôle portant sur le séjour en UMD présente davantage de spécificités, notamment en raison de la présence d’un organe ad hoc, la commission du suivi médical. Celle-ci est en charge de suivre la situation des patients et de vérifier la compatibilité de leur état de santé avec le maintien dans l’unité, pouvant le cas échéant obliger le Préfet à prononcer la sortie du patient de celle-ci, même si le transfert effectif dans un service ordinaire se heurte régulièrement à des obstacles pratiques. En cas de contentieux, le juge judiciaire, dont la compétence a été confirmée par le Tribunal des conflits, ne semble pas disposer d’une grande marge de manœuvre et s’en remet, selon toute apparence, à l’avis de la commission. Vincent Vioujas émet même l’hypothèse selon laquelle, « s’agissant des patients relevant d’une UHSA ou d’une UMD, identifiés comme posant des problèmes de dangerosité et de sécurité, le self-restraint du juge apparaît encore plus important ».
Le troisième temps est consacré aux outils du contrôle, et en conséquence à la portée et aux limites de celui-ci.
Se penchant sur le contrôle du bien-fondé de la mesure administrative de soins psychiatriques, Mathias Couturier rappelle que, contrairement à d’autres législations ayant opté pour un système de décision d’internement psychiatrique par voie juridictionnelle, la France a pour sa part maintenu le système de l’internement contraint par l’autorité administrative, le juge n’étant chargé que de statuer sur sa prolongation. L’office du juge se trouve d’autant plus limité que la Cour de cassation circonscrit le pouvoir d’appréciation des juges du fond, exigeant de ces derniers qu’ils apprécient les justifications substantielles de la mesure au regard des seuls certificats médicaux. Il est ainsi fait interdiction au juge contrôleur d’apprécier lui-même tant la nécessité de soins assortis d’une surveillance constante ou régulière que l’existence d’une impossibilité de consentir. Ainsi, les propos du patient lors de l’audience et sa volonté affichée d’adhérer au projet thérapeutique proposé par les psychiatres ne peuvent conduire le juge à porter une appréciation différente et à justifier une mainlevée contre avis médical. Le juge se trouve en quelque sorte « inféodé » à l’évaluation des médecins, son pouvoir se limitant à vérifier qu’en apparence, les descriptions et conclusions des certificats correspondent bien aux conditions légales. Pourtant, ce monopole ne va pas nécessairement de soi et la position de la Cour de cassation mérite d’être discutée. L’auteur suggère une évolution du système actuel, soit en confiant au juge le soin de décider lui-même de l’internement, soustrayant ce pouvoir à l’administration, soit en introduisant un système d’échevinage, le magistrat étant épaulé de deux assesseurs médecins.
Les obstacles, tant factuels que juridiques, que rencontre le juge pour vérifier que la légalité interne (substantielle) de la mesure administrative de soins sans consentement est respectée le conduit assez naturellement à porter une attention particulière aux conditions de légalité formelles et procédurales de celle-ci. De fait, la très grande majorité des mainlevées[13] sont prononcées pour des motifs de légalité externe, ce qui n’est guère surprenant au vu de la grande complexité des règles qui encadrent la mise en œuvre des mesures. Ces exigences complexifient considérablement le quotidien des établissements de santé mentale et de leur personnel administratif et soignant : respect strict des délais, rédaction de certificats médicaux, motivation des décisions et avis, obligation d’information du malade, de sa famille, du juge, sont autant de conditions requises. L’apprivoisement et l’application de ce cadre normatif pointilleux par les institutions demande des efforts importants. La tâche n’est pas aisée non plus pour les professionnels du droit, juges ou avocats. Me Raphaël Mayet, à l’occasion du colloque, a ainsi énuméré et commenté la longue « check-list » des règles de forme et de procédure sur laquelle il s’appuie pour déceler un vice susceptible d’entraîner une mainlevée. Précisons d’emblée que le législateur comme la jurisprudence ont, par divers mécanismes, tempéré la portée des irrégularités de procédure. La limite la plus nette est la règle posée à l’article L. 3216-1 al. 2 du Code de la santé publique selon laquelle « l’irrégularité affectant une décision administrative [de soins sans consentement] n’entraîne la mainlevée de la mesure que s’il en est résulté une atteinte aux droits de la personne qui en fait l’objet » ; la mainlevée se trouve alors subordonnée à la preuve d’un grief, ce qui limite de manière importante les hypothèses où elle est prononcée. Le standard de l’atteinte aux droits, imprécis, laisse une grande marge de manœuvre au juge, la question de savoir si l’existence d’une telle atteinte relève ou non de l’appréciation souveraine des juges du fond n’étant pas clarifiée, la position de la Cour de cassation demeurant équivoque[14]. D’autres mécanismes permettent de maintenir le malade sous contrainte même lorsqu’une mainlevée pour motif de légalité externe est prononcée. Ainsi, le juge peut-il décider de différer la mainlevée de 24h pour permettre à un psychiatre d’élaborer un programme de soins[15]. En outre, rien n’empêche l’autorité administrative de décider immédiatement de la réadmission du patient à la suite d’une mainlevée pour motif de procédure, si les conditions pour ce faire sont toujours réunies[16]. La portée concrète de ces mainlevées s’en trouve d’autant plus atténuée.
Les complexités et difficultés relevées à propos du contrôle de la mesure de soins sans consentement sont plus intenses encore s’agissant des mesures d’isolement et de contention décidées par les psychiatres. Le juge Marc Grimbert formule à ce titre plusieurs observations. S’agissant tout d’abord du champ d’application de la législation sur le recours à l’isolement ou à la contention et du contrôle judiciaire obligatoire sur ceux-ci, l’interprétation du code de la santé publique pourrait conduire à juger que toute mesure de ce type est interdite hors du cadre des soins psychiatriques sans consentement. Cependant, on ne peut ignorer qu’en pratique, les professionnels de santé sont amenés à les mettre en œuvre dans d’autres contextes, principalement aux urgences psychiatriques ou en gérontologie, parfois même en soins libres, y compris sur des mineurs, situations de facto soustraites au contrôle du juge, sauf hypothèse d’une saisine à l’initiative du malade. Le dispositif apparaît en outre lacunaire au regard de la variété des formes d’isolement ou de contention qui peuvent exister, seules la contention mécanique et l’isolement dans des chambres spécialement aménagées étant visées. Ensuite, le juge Grimbert relève qu’outre le manque de lisibilité des textes, les délais légaux apparaissent « largement décorrélés des réalités de terrain s’agissant des isolements ». L’isolement est « surcontrôlé » et l’extrême complexité du système de computation des délais rend le contrôle difficilement praticable. Enfin, la question de l’intérêt concret que l’on peut retirer de ce contrôle se pose au regard de sa portée potentiellement très limitée. Comment contrôler la pertinence des justifications données par le psychiatre pour fonder sa décision, alors qu’il semble illusoire de recourir à l’avis d’un tiers expert dans un tel bref délai ? Comment apprécier si la mesure était vraiment de « dernier recours » comme l’exige la loi ? Ajoutons que, même lorsqu’une mainlevée est prononcée par le juge, le psychiatre dispose toujours, in fine, de la possibilité légale de maintenir la mesure d’isolement ou de contention s’il l’estime indispensable. Ce contrôle de l’isolement-contention, en définitive, comporte au moins un risque et une opportunité pour la psychiatrie : le risque est que la contrainte ne se déplace et prenne d’autres formes, notamment la sédation et le renforcement des dosages médicamenteux, qui ne sont pas soumis au même encadrement et contrôle. L’opportunité est celle des recherches, expérimentations et formations sur les alternatives à l’isolement ou à la contention, notamment les stratégies de prévention des épisodes de crises[17]. Des transformations importantes des organisations et des pratiques s’observent déjà dans plusieurs établissements de santé mentale. Sans doute l’écosystème de contrôle (juridictionnel ou non), en dépit de ses imperfections, a-t-il contribué à ces évolutions[18].
Nous remercions sincèrement les auteurs ayant contribué à ce dossier pour leurs précieuses réflexions et analyses. Nous souhaitons également remercier toutes les autres voix s’étant exprimées à l’occasion du colloque : patients, professionnels de santé ou professionnels du droit, membres d’associations du champ de la psychiatrie ou chercheurs et enseignants-chercheurs d’autres disciplines que le droit, notamment : Marie-Sygne Bunot-Rouillard, Odile Sampeur, Delphine Moreau, Jean Lefevre-Utile, Sébastien Jaunet, André Bitton, Natasha Guiller, Marion Chirio-Espitalier, Vincent Delaunay, Mathieu Bellahsen, Armelle Grenouilloux, Stéphane Zygart, Florian Chaleard, ainsi que l’équipe du Groupe d’Entraide Mutuelle (GEM) de Loire Atlantique « Le Nouveau Cap ».
Merci également aux laboratoires Droit et changement social (UMR 6297) et Lab-LEX (UR 7480) ayant soutenu cette manifestation, au programme « Communauté mixte de recherche Droits humains, Capacités, Participation » (CNSA/IRESP), principal financeur de l’évènement, et à la revue Santé mentale, qui en a été partenaire.
Il nous reste enfin à remercier vivement la Revue des Droits et Libertés Fondamentaux et en particulier ses codirecteurs, Xavier Dupré de Boulois, Sébastien Milleville et Romain Tinière, pour avoir accepté de publier les actes de ce colloque.
[1] Cons. const., 26 nov. 2010, n° 2010-71 QPC, JCP A 2010, n° 49, p. 7, comm. N. Albert; JCP G 2010, n° 49, p. 2288, note Ch.-A. Dubreuil et n° 51, p. 2410, note D. de Béchillon ; LPA, 23 déc. 2010, n° 255, p. 5-10, comm. C. Castaing ; Droit de la famille, 2011, n° 1, p. 37, note I. Maria ; AJDA, 2011, n° 3, p. 174, note X. Bioy ; Constitutions n° 2011-1, p. 108, comm. X. Bioy ; RTDCiv, 2011, n° 1, p. 101, note J. Hauser ; RDSS, 2011, n° 2, p. 304, comm. O. Renaudie ; DA 2011, n° 1, p. 3, obs. R. Noguellou ; Cons. const., 9 juin 2011, n°2011-135/140 QPC : JCP A 2011, n° 26, p. 4, note E. Péchillon ; Constitutions 2011, 3, p. 400, comm. X. Bioy ; RTDciv. 2011, n° 3, p. 514, note J. Hauser ; RFDC 2011, n° 88, p. 844, note X. Bioy.
[2] CEDH, 18 nov. 2010, Baudoin c. France, req. n° 35935/03.
[3] Loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge, JO du 6 juill., texte n°. 1.
[4] LOI n° 2022-46 du 22 janvier 2022 renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le code de la santé publique, JO du 23 janv., texte n° 1.
[5] Loi du 30 juin 1838 sur les aliénés.
[6] Loi n° 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation, JO du 28 juin.
[7] M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, coll. Tel.,1972, 583 p.
[8] A laquelle il n’a que partiellement été remédié : V. S. Renard et E. Péchillon, « « La contribution des bâtonniers à la construction du droit de l’enfermement. Retour sur l’article 719 du CPP », Lexbase avocats, janv. 2025.
[9] V. not. V. Champeil-Desplats, Théorie générale des droits et libertés. Perspective analytique », Dalloz, À droit ouvert, 2019, p. 278 et s.
[10] Initialement, seul le JLD avait été désigné comme compétent par la loi du 5 juillet 2011 pour contrôler la légalité des mesures de soins sans consentement. Désormais, il ne s’agit plus d’une attribution exclusive de ce juge. Afin de permettre au JLD de se recentrer sur son rôle en matière pénale, l’article 44 de la loi du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la Justice a prévu le transfert des attributions civiles de ce juge, c’est-à-dire celles relatives aux rétentions administratives des étrangers et aux hospitalisations sans consentement, à un magistrat du siège du tribunal judiciaire. V., Décret n° 2024-570 du 20 juin 2024 « pris pour l’application des articles 38, 44 et 60 de la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 », JO 22 juin 2024, texte n° 22.
[11] V., les dossiers « Isolement et contention : faire autrement ? », Santé mentale, n° 260, septembre 2021 ; « Comment éviter isolement et contention ? », Santé mentale, n° 286, mars 2024.
[12] Loi n° 2024-317 du 8 avril 2024 portant mesures pour bâtir la société du bien vieillir et de l’autonomie, JO du 9 avril, texte n° 1.
[13] Not., R. Gousset et alli, « Étude descriptive des mainlevées prononcées par le juge des libertés et de la détention au groupe hospitalier universitaire Paris psychiatrie & neurosciences du 1er novembre 2017 au 31 octobre 2018 », L’Encéphale, n° 46, déc. 2020, p. 436 ; T. Godet et alli, « Soins psychiatriques sans consentement : étude des motifs de mainlevées de 117 mesures », Annales médico-psychologiques, vol. 175, oct. 2017, p. 679.
[14] M. Couturier, M. Grimbert, « Quel contrôle par la Cour de cassation de l’atteinte aux droits en matière de soins psychiatriques sans consentement ? », JCP G, 2024, 244.
[15] CSP, art. L. 3211-12, III.
[16] C. cass. Civ., 1ère, 10 février 2021, n° 19-25.224.
[17] V., Esther Touitou-Burckard, Coralie Gandré, Magali Coldefy et alli, « Isolement et contention en psychiatrie en 2022 : un panorama inédit de la population concernée et des disparités d’usage entre établissements », Questions d’économie de la santé (IRDES), n° 286, février 2024, p. 1.
[18] P. Véron, « Le contrôle des mesures d’isolement et de contention par le juge des libertés et de la détention : vertus et limites » (dossier « Le juge des libertés et de la détention (JLD) et ses nouvelles attributions »), Revue Justice Actualités (ENM), 2023, n°27, p. 77.