L’exploitation de l’être humain en droit international des droits de l’Homme
Thèse soutenue le 17 octobre 2025 devant un jury présidé par le professeur Edoardo STOPPIONI et composé de la professeure Julie FERRERO (rapporteure), du professeur Joël ANDRIANTSIMBAZOVINA (rapporteur), de Madame Bénédicte LAVAUD-LEGENDRE (examinatrice) et de Madame Peggy DUCOULOMBIER (directrice de thèse).
Par Emilie Hoareau, Docteure en droit public, Université de Strasbourg, IRCM
En réponse à l’insatisfaction conceptuelle provoquée par les discours – plus ou moins juridiques – relatifs à l’esclavage moderne ou contemporain et, devant l’émergence foisonnante de la jurisprudence internationale des droits de l’Homme concernant la traite d’êtres humains, il a été considéré opportun de consacrer une recherche doctorale à l’exploitation de l’être humain en droit international des droits de l’Homme.
De nombreuses formes d’exploitation de l’être humain ont été progressivement interdites par des traités internationaux. Après l’interdiction de l’esclavage[1], des pratiques analogues à l’esclavage[2] et du travail forcé[3], c’est désormais l’interdiction de la traite d’êtres humains qui fait l’objet d’une attention particulière au sein de la communauté internationale[4]. A cela il faut encore ajouter les conventions sectorielles qui visent à interdire des formes plus précises d’exploitation de l’être humain, concernant par exemple les mineurs[5], les travailleurs migrants[6] ou domestiques[7]. Au regard de cet arsenal juridique, il apparaît clair que le fléau de l’exploitation de l’être humain – qui concernait, selon les dernières estimations près de 50 millions de personnes[8] – soulève davantage un enjeu de mise en œuvre du droit que de normativité. C’est donc à la question de l’intelligibilité et de la cohérence herméneutique du corpus normatif qu’il convenait de s’intéresser.
A la lumière d’une approche holistique et dynamique et dans une perspective doctrinale, jurisprudentielle et comparative, il s’agissait d’analyser les décisions rendues par les organes internationaux de protection des droits de l’Homme – universels et régionaux, juridictionnels et quasi juridictionnels – afin de dégager une grille de lecture de l’exploitation de l’être humain.
Plus que le reflet du caractère protéiforme de l’exploitation de l’être humain, la pluralité des interdictions a surtout révélé une grande disparité de protection. A l’exception de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples[9], les traités généraux de protection des droits de l’Homme[10] associent, au sein d’un même article – quoi qu’à travers des paragraphes distincts – une interdiction intangible s’agissant de l’esclavage et de la servitude, et une interdiction conditionnelle s’agissant du travail forcé. Cette configuration, singulière dans l’architecture du droit international des droits de l’Homme, s’est révélée problématique. En effet, le critère – indéfini et potentiellement malléable – de normalité, sur le fondement duquel sont autorisées des restrictions et/ou dérogations à l’interdiction du travail forcé, n’est pas apparu suffisant pour justifier une telle dichotomie de protection à l’égard de pratiques dont la distinction conceptuelle n’a rien d’évident.
Dans ce cadre composite, l’intérêt suscité par l’infraction de traite d’êtres humains a parachevé l’enchevêtrement des qualifications juridiques. En particulier, lorsque la Cour européenne des droits de l’Homme a considéré que la traite d’êtres humains relevait du champ d’application de l’article 4 de la Convention, sans qu’il soit nécessaire de déterminer si les faits relèvent du travail forcé, de la servitude ou de l’esclavage[11], les frontières conceptuelles ont été considérablement brouillées. Paradoxalement, cette infraction s’est avérée aussi problématique que bénéfique. D’un côté, elle a complexifié le paysage normatif, surtout parce qu’une mauvaise lecture de l’infraction peut conduire à une absorption des autres qualifications juridiques. S’il est un élément fondamental à retenir de ces travaux, c’est que la traite ne doit pas devenir un concept-valise qui voudrait tout et rien dire à la fois[12]. La traite n’est ni l’esclavage moderne ni le proxénétisme. En réalité, la traite précède l’exploitation, laquelle n’a même pas besoin d’être consommée puisque la preuve de l’intention d’exploitation suffit à caractériser l’infraction de traite. Il ne faut donc pas perdre de vue que les éléments constitutifs de la traite ont été précisément identifiés par le droit international[13], ce que les organes internationaux de protection des droits de l’Homme ne manquent plus de rappeler dans leur jurisprudence.
D’un autre côté, en ce qu’elle incrimine le processus visant à exploiter l’être humain, il peut être soutenu que cette infraction a, d’une certaine façon, ouvert la voie à la consécration d’un droit de ne pas être exploité. Aussi, la liste – longue mais non exhaustive – de pratiques mentionnées par les instruments internationaux de lutte contre la traite[14] permet de s’apercevoir que c’est bien l’exploitation de l’être humain, sous toutes ses manifestations, qui est combattue par le droit international. Cela justifie que la Cour européenne des droits de l’Homme ait fini par juger que l’article 4 de la Convention visait à assurer une protection contre les cas d’exploitation grave, y compris indépendamment de toute situation de traite d’être humains[15]. En somme, l’infraction de traite n’a fait que mettre en lumière l’existence d’un droit de ne pas être exploité, lequel avait déjà été consacré dès 1981 dans le système africain de protection des droits de l’Homme et des peuples.
Après avoir observé que le droit international des droits de l’Homme garantit un tel droit, il restait encore à déterminer précisément d’une part, ce à quoi correspond l’exploitation, autrement que par la voie de l’énumération et d’autre part, à quel seuil de gravité le droit international des droits de l’Homme conditionne la protection du droit de ne pas être exploité. En l’absence de définition apportée par les organes internationaux de protection des droits de l’Homme, une phase de conceptualisation, issue d’une lecture croisée de la jurisprudence et d’apports théoriques critiques a conduit à abandonner une perspective individualiste de l’exploitation – reposant sur le primat du consentement de l’être humain, appréhendé comme agent autonome et rationnel – au profit d’une perspective sociale. Celle-ci a permis de constater que l’exploitation est avant tout relationnelle et situationnelle. Elle est le produit d’un rapport de domination, qui prend racine dans une situation de vulnérabilité intersectionnelle, laquelle est instrumentalisée par l’exploiteur par le moyen d’un contrôle coercitif, dans une finalité de profit. Cette définition a le mérite d’englober l’ensemble des qualifications prévues par le droit international, contribuant ainsi à une mise en cohérence de l’ordonnancement juridique, en plus d’offrir les clés nécessaires à la distinction des qualifications grâce à l’analyse graduelle du contrôle coercitif.
Mobilisée lors de l’analyse des causes structurelles de l’exploitation, l’intersectionnalité n’a ensuite plus quitté la réflexion. En plus d’avoir fourni un éclairage inédit sur l’état de la jurisprudence internationale des droits de l’Homme en matière d’exploitation, cette thèse a alors constitué l’occasion de participer à l’intégration du prisme intersectionnel dans la recherche juridique francophone, au sein de laquelle les travaux doctrinaux commencent à émerger[16]. De plus, l’étude doctorale a également permis d’étendre la portée de l’intersectionnalité au-delà du seul droit à la non-discrimination, en l’envisageant à la fois comme fondement et moyen de réalisation des droits de l’Homme.
Il faut en effet souligner que l’intersectionnalité ne sert pas uniquement à répondre à l’importante question du « pourquoi », elle permet également de répondre à celle, plus importante encore, du « comment ». C’est éclairée par elle et donc dans une perspective résolument centrée sur les besoins singuliers des personnes vulnérables et des victimes, que la consolidation du régime juridique a été appréhendée. En amont de l’exploitation, la réglementation pénale ne saurait suffire à assurer la prévention contre l’exploitation. Pour répondre aux défis soulevés par la vulnérabilité intersectionnelle, c’est vers une politique transformatrice apte à réduire les risques d’exploitation que les Etats doivent se diriger. En aval, il incombe aux Etats d’apporter une réponse corrective complète adaptée aux finalités de rétablissement et de réparation des victimes. En somme, il a été proposé de basculer d’une logique répressive à une éthique de la reconnaissance[17] intersectionnelle, ce qui a conduit, plutôt que de s’inscrire dans le débat classique entre positivisme et substantivisme, de mettre en exergue la complémentarité entre les deux, conformément à la philosophie d’Arthur Kaufmann[18].
[1] ONU, Convention relative à l’esclavage, 1926.
[2] ONU, Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, 1956.
[3] OIT, Convention n°29 sur le travail forcé, 1930; OIT, Convention n°105 sur l’abolition du travail forcé, 1957.
[4] ONU, Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (dit Protocole de Palerme), 2000; Conseil de l’Europe, Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains, 2005 ; Directive (UE) 2024/1712 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 modifiant la directive 2011/36/UE concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes.
[5] OIT, Convention n°138 sur l’âge minimum, 1973 ; OEA, Convention interaméricaine sur le trafic international de mineurs ; OIT, Convention n°182 sur les pires formes de travail des enfants, 1999 ; ONU, Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés, 2000 ; ONU, Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, 2000 ; Conseil de l’Europe, Convention sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels, 2007.
[6] Conseil de l’Europe, Convention relative au statut juridique du travailleur migrant, 1977 ; ONU, Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, 1990.
[7] OIT, Convention n°189 sur les travailleuses et travailleurs domestiques, 2011.
[8] OIT, Walk Free Foundation et OIM, « Estimations mondiales de l’esclavage moderne. Travail forcé et mariage forcé », 2022.
[9] Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, 1981, article 5 « Tout individu a droit au respect de la dignité inhérente à la personne humaine et à la reconnaissance de sa personnalité juridique. Toutes formes d’exploitation et d’avilissement de l’homme notamment l’esclavage, la traite des personnes, la torture physique ou morale, et les peines ou les traitements cruels inhumains ou dégradants sont interdits. »
[10] Pacte International des Droits Civils et Politiques 1966, article 8 ; Convention européenne des droits de l’homme, 1950, article 4 ; Convention américaine des droits de l’Homme, 1969, article 6.
[11] Cour EDH, 7 janvier 2010, Rantsev c. Chypre et Russie, n°25965/04, §282.
[12] Sur ce point, voir en particulier : Joël QUIRK, « When Human Trafficking Means Everything and Nothing », in Annie BUNTING et Joel QUIRK, Contemporary Slavery : The Rhetoric of Global Human Rights Campaigns, Cornell University Press, 2018, pp. 67-96.
[13] Trois éléments constitutifs ressortent de la définition donnée par le Protocole de Palerme, l’action, le moyen et la finalité d’exploitation : « L’expression ‘traite des personnes’ désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ».
[14] La liste la plus longue est fournie par l’article 2 de la directive européenne de 2024 précitée : « L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, y compris la mendicité, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude, ou l’exploitation d’activités criminelles, ou le prélèvement d’organes, ou l’exploitation de la gestation pour autrui, du mariage forcé ou de l’adoption illégale ».
[15] Cour EDH [GC], 25 juin 2020, S.M. c. Croatie, n°60561/14, §300.
[16] Voir par exemple : Emmanuelle BRIBOSIA, Robin MEDARD INGHILTERRA et Isabelle RORIVE, « La discrimination intersectionnelle en droit : mode d’emploi », RTDH, vol.126, , avril 2021, pp. 241-274.
[17] A la lumière de la théorie de la reconnaissance. Voir les travaux de : Paul RICOEUR, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Stock, « Les essais », 2004 ; Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, trad. RUSCH Pierre, Gallimard, « Folio », 2013.
[18]Arthur KAUFMANN, « Par-delà le droit naturel et le positivisme juridique vers l’herméneutique juridique », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol.82, n° 1, juin 2019, pp. 61-71.


