Le report des élections, le Conseil constitutionnel et la théorie des droits fondamentaux
par Valérie Goesel-Le Bihan, Professeure de droit public à l’Université Lumière Lyon 2
La question a été beaucoup posée dans les temps récents : le législateur peut-il reporter des élections, en l’occurrence municipales, et si oui, à quelles conditions ? Des bribes de réponses ont été apportées, parfois étonnantes.
Mais que nous disent la jurisprudence du Conseil constitutionnel et la théorie des droits fondamentaux qui la sous-tend ? comme tous les droits et libertés de valeur constitutionnelle, le droit de suffrage, qui doit pouvoir être exercé selon une périodicité raisonnable, n’est pas absolu. Les élections peuvent donc être reportées – et le mandat des élus concernés prolongé – dès lors que la mesure est justifiée par la poursuite d’un intérêt général et qu’elle n’est pas disproportionnée[1]. Affirmer que l’ordre démocratique et le respect de la Constitution sont compromis du fait d’un tel report n’a donc pas plus de sens que d’affirmer que l’ordre libéral et le respect de la Constitution le sont du fait des restrictions apportées aux divers droits et libertés par le législateur : dans un Etat de droit démocratique, ce qui importe n’est pas le silence de la Constitution – depuis longtemps surmonté – mais la légitimité des restrictions introduites. Le double contrôle de justification et de proportionnalité, premier élément constitutif de la théorie des droits fondamentaux appliquée par le Conseil, permet de la vérifier. Seul l’excès de la loi au détriment des droits fondamentaux, en l’occurrence du droit de suffrage, serait donc sanctionné.
Allons plus loin :
Du côté de l’objectif poursuivi, force est de constater que, dans toutes les décisions de conformité à la Constitution rendues par le Conseil sur des reports d’élections, le motif avancé par le législateur n’était que de simple intérêt général (assurer la concomitance d’élections locales, stabiliser les exécutifs locaux, éviter des difficultés de mise en oeuvre des élections présidentielles, ne pas solliciter à l’excès le corps électoral au cours de la même période…).
Or, aujourd’hui, dans la situation d’urgence sanitaire qui est la nôtre, l’objectif poursuivi est pour la première fois de valeur constitutionnelle – de préservation de la santé publique : non seulement le législateur a pu (ou pourra encore davantage) mais il doit (ou devra encore davantage) reporter les élections, étant dans l’obligation de prévoir les garanties légales qu’impose le respect de cette exigence constitutionnelle. La technique des garanties légales des exigences constitutionnelles, équivalent constitutionnel de la théorie des obligations positives développée par la Cour européenne des droits de l’homme, impose en effet au législateur d’agir, l’absence ou l’insuffisance de garanties étant sanctionnée par le Conseil dès lors qu’il est saisi ; exigence de préservation de l’environnement hier[2], objectif de préservation de la santé publique aujourd’hui sont ainsi protégés, cette technique constituant le second élément de la théorie des droits fondamentaux appliquée par le Conseil. Du fait de cet objectif, c’est donc non seulement l’excès, mais aussi le trop peu de protection – ici de la santé publique – qui serait sanctionné par le Conseil. Une prolongation insuffisante de la durée du mandat des élus municipaux en place, qui signerait l’insuffisance de la durée du report des deux tours – report dont l’éventualité est inscrite dans la loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 du 23 mars 2020[3] – serait ainsi déclarée inconstitutionnelle par le Conseil pour incompétence négative s’il en était saisi, que ce soit en DC ou en QPC.
Du côté de la proportionnalité, la jurisprudence du Conseil est constante : depuis 1990, seule l’inadéquation manifeste des modalités du report retenues par le législateur est sanctionnée, le contrôle recouvrant en partie l’exigence de proportionnalité au sens strict, mais excluant explicitement celui de la nécessité de la mesure, c’est-à-dire la recherche de l’existence d’une mesure alternative moins contraignante[4]. Un contrôle allégé, donc, auquel correspondrait un contrôle tout aussi allégé de l’obligation de protection, seule l’insuffisance manifeste de la durée de prolongation des mandats et, de façon plus générale, des modalités du report étant vouée à être déclarée inconstitutionnelle[5].
Enfin, l’obtention d’un consensus politique pour adopter une telle loi, consensus qui est certes souhaitable et ne peut manquer de conforter la confiance dans les institutions, n’est en aucune manière une exigence constitutionnelle. Force est même de constater que la jurisprudence du Conseil relative au droit de suffrage, qui a pris son envol à partir de 1990, est justement née des recours que l’opposition ne manquait pas de former devant le Conseil, allant, dans certaines hypothèses, jusqu’à accuser la majorité de commettre un détournement de pouvoir (saisine par 60 députés, déc. n° 93-331 DC du 13 janvier 1994). Le contrôle – objectif – de l’adéquation, puis celui de l’objectif poursuivi sont justement nés de ces recours et limitent ainsi les possibles abus du législateur.
On ne peut en effet manquer d’observer que le contrôle de proportionnalité tel que nous le connaissons aujourd’hui, qui intègre dans tous les cas un contrôle de l’adéquation de la mesure prise à l’objectif poursuivi, est né en 1990 en matière de report d’élections avant d’être étendu progressivement aux autres droits et libertés[6]. Le droit de suffrage, dont on parle tant, a donc été le laboratoire du développement et de l’affinement du contrôle de proportionnalité, le Conseil ayant inventé à cette occasion le fameux considérant en vertu duquel « il ne lui appartient […] pas de rechercher si l’objectif que s’est assigné le législateur n’aurait pu être atteint par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif poursuivi ». Un tel considérant, on le sait, a ensuite essaimé dans toute la jurisprudence du Conseil, celui-ci distinguant ainsi, pour les droits les moins protégés, les contrôles de l’adéquation et de la nécessité, exerçant le premier mais excluant le second, tout en incluant – souvent sans le dire – un contrôle du reste de la proportionnalité, c’est-à-dire de la proportionnalité au sens strict[7].
A l’image des autres droits et libertés de même valeur, le droit de suffrage, droit de valeur constitutionnelle, n’est donc pas intouchable. La théorie des droits fondamentaux, qui constitue l’ossature de la jurisprudence du Conseil, lui est non seulement applicable, mais est aussi en partie née des restrictions qui lui ont été apportées.
[1] Déc. n° 2005-529 DC du 15 décembre 2005 Loi organique modifiant les dates de renouvellement du Sénat, §. 5.
[2] Déc. n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019 Loi d’orientation des mobilités, §. 36, Commentaire V. GOESEL-LE BIHAN, AJDA 2020, p. 137.
[3] Rappelons que l’article 19 al. 1 de cette loi prévoit le report du second tour « au plus tard au mois de juin ». Son alinéa 3 dispose toutefois que « si la situation sanitaire ne permet pas l’organisation du second tour au plus tard au mois de juin 2020, le mandat des conseillers municipaux et communautaires, des conseillers d’arrondissement, des conseillers de Paris et des conseillers métropolitains concernés est prolongé pour une durée fixée par la loi. Les électeurs sont convoqués par décret pour les deux tours de scrutin, qui ont lieu dans les trente jours qui précèdent l’achèvement des mandats ainsi prolongés ».
[4] Déc. n° 90-280 DC du 6 décembre 1990 Loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux, §. 26 : « Considérant que la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement ; qu’il ne lui appartient donc pas de rechercher si l’objectif que s’est assigné le législateur n’aurait pu être atteint par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif poursuivi ».
[5] En ce sens et pour l’exigence de préservation de l’environnement, v. la déc. n° 2019-794 DC précitée note 2, même paragraphe.
[6] Sur cette naissance et cette extension, v. V. GOESEL-LE BIHAN, « Réflexion iconoclaste sur le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel », RFDC 1997, p. 227 à 267 et « Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel : défense et illustration d’une théorie générale », RFDC 2001, p. 67 à 83.
[7] Sur ces différents contrôles et leur signification dans la jurisprudence du Conseil, v. V. GOESEL-LE BIHAN, Contentieux constitutionnel, Ellipses, 2ème éd. , 2016, p. 213 et s.