Applications et potentialités de la charte des droits fondamentaux en Droit civil – Aspects substantiels
Ludovic Pailler est Professeur agrégé de droit privé et sciences criminelles à l’Université Jean Moulin Lyon III et membre du Centre de Recherche sur le Droit International Privé (EDIEC-EA4185)[1]
A priori, et à prendre pour point de départ la jurisprudence française en la matière, le champ de l’étude est inversement proportionnel aux applications de la charte. L’affirmation est plus criante pour les aspects substantiels que procéduraux. Certes, la charte est de plus en plus régulièrement invoquée par les plaideurs. Mais elle demeure peu appliquée par le juge judiciaire, du moins dans le champ de cette intervention.
Droit civil ? L’expression est à préciser car elle doit être appréhendée à l’intersection de deux ordres juridiques dont les conceptions divergent. La notion de droit civil, en tant que tel, est inconnue du droit de l’Union. En revanche, ce dernier se réfère à la matière civile ou matière civile et commerciale pour déterminer le champ du droit de la coopération judiciaire en matière civile[2]. Est alors désigné l’ensemble du droit sauf pour l’action en cause à avoir été exercée sur le fondement de dispositions exorbitantes du droit commun ou pour le rapport de droit en question à impliquer l’exercice de prérogatives de puissance publique, suivant le critère développé depuis l’arrêt Eurocontrol de la Cour de justice[3]. Au regard des autre interventions, notamment celles relatives au droit social et au droit administratif, il convient d’en retenir une acception résiduelle. Il s’agira d’embrasser toutes les branches du droit qui traitent les relations de droit privé au sens français de cette expression à l’exception du droit social. Cela vise, notamment, le droit patrimonial et extrapatrimonial des personnes et de la famille, le droit des obligations général et spécial, ce qui inclut le droit de la consommation, le droit commercial au sens le plus large, le droit des assurances, le droit des biens, dont celui de la propriété intellectuelle et, las but not least, le droit international privé.
Malgré la circonscription opportune du champ de l’étude, ce dernier conserve une ampleur et diversité considérable. Cependant, toute la matière civile ainsi identifiée et limitée à ses aspects substantiels ne tombe pas dans le champ d’application du droit de l’Union. L’Union ne dispose que de compétences d’attribution. Et si celles-ci couvrent de nombreuses branches du droit civil, l’exercice de ces compétences se traduit essentiellement par des incursions plutôt que par un envahissement. Certaines branches ne sont affectées que de façon accessoire, comme c’est le cas du droit commun des contrats ou de la responsabilité. D’autres le sont de façon plus déterminante. Que l’on songe au droit de la consommation, de l’insolvabilité ou des assurances ou encore au droit international privé.
Pour autant, même lorsque la compétence est demeurée à l’EM, la Cour de justice étend l’empire du droit de l’Union. Selon un motif devenu leitmotiv, dans l’exercice de leurs compétences, les États membres doivent respecter le droit de l’Union[4]. Les libertés de circulation sont le principal vecteur par lequel des pans entiers du droit national, a priori étrangers aux droits de l’Union, passent au crible de la charte et autres principes du droit primaire. Reste à la Cour de justice à caractériser une situation de circulation pour embrasser la question civile qu’elle emporte.
Autre facteur réducteur de l’ampleur des applications et potentialités de la charte, la temporalité. La charte est entrée en vigueur au 1er décembre 2009. A cette époque déjà, la plupart des branches du droit civil avaient été fondamentalisées, passées au crible des droits fondamentaux. La charte, qui est pour l’essentiel une codification de l’existant, est ainsi intervenue dans un contexte où la protection des droits fondamentaux était déjà assurée au moyen d’autres instruments, voire dans un contexte saturé par les catalogues nationaux, européens et internationaux. C’est particulièrement vrai pour les aspects substantiels du droit civil pour lesquels la Charte n’offre que peu de nouveautés, et se différencie d’autant plus difficilement de catalogues déjà bien implantés dans l’inconscient judiciaire, comme c’est le cas de la convention EDH. C’est, une fois encore, la plus-value de la charte qui questionne.
Malgré ces différentes sources d’adversité, le droit positif révèle quelques pistes intéressantes pour l’application de la charte. Elles peuvent être relevées en gardant à l’esprit que les chambres civiles et commerciales de la Cour de cassation ainsi que les juridictions du fond invoquent rarement la charte, et encore moins ses dispositions substantielles, comparé aux chambres criminelle et sociale[5]. Lorsqu’elle apparaît dans les motifs propres de la Cour de cassation, elle est encore souvent mêlée aux autres sources de droit fondamentaux, comme la convention EDH ou le bloc de constitutionnalité. Et il est encore plus rare que la charte ait véritablement un rôle opératoire autonome, ce qui est un point commun avec les observations qui peuvent être tirées de la jurisprudence de la Cour de justice[6]. En somme, à se contenter de l’application de la charte par le juge français, il y aurait trop peu à dire dans la perspective du présent panorama.
Aussi apparaît-il plus intéressant de mettre l’accent sur le potentiel de la charte dans les matières visées, notamment en comparant la pratique nationale avec la jurisprudence de la Cour de justice. C’est d’autant plus pertinent que la Cour de justice adresse un certain nombre de directives aux juridictions de renvoi mais renvoie volontiers aux juridictions nationales le soin de procéder à leur application au cas d’espèce. D’une analyse pragmatique et réaliste, il ressort un constat hétérogène. Pour diverses raisons, mais tout particulièrement à raisons des branches du droit civil considérées, certaines dispositions de la charte sont à bas potentiel d’invocation (I), d’autres à haut potentiel (II).
I- Les branches du droit civil à bas potentiel d’invocation de la charte
Plutôt que de dresser un catalogue des branches concernées, il est plus intéressant de prendre pour point de départ les diverses raisons qui justifient ce bas potentiel. La démarche est plus adaptée dès lors que ces raisons, qui parfois se combinent entre elles, peuvent s’accentuer ou s’atténuer et faire varier le potentiel d’invocation de la charte. Trois raisons principales, déjà évoquée en partie mais qui restent à contextualiser, sont principalement à l’origine de ce bas potentiel.
Absence de compétence de l’Union. L’absence de compétence de l’Union dans une matière n’exclut pas que le droit de l’Union puisse s’y appliquer. L’existence d’une situation européenne permet de vérifier le respect le droit primaire – les libertés de circulation, tout d’abord, et la charte des droits fondamentaux en suivant – dans l’exercice, par l’État membre de ses compétences[7]. Cependant, et de façon générale, le juge judiciaire français caractérise rarement l’existence d’une situation de circulation qui le contraint à appliquer une liberté de circulation, malgré son statut de juge de droit commun de l’Union. Les libertés de circulation ne sont pas le point d’entrée de son raisonnement comme ce peut être le cas pour la Cour de justice. Au regard de la jurisprudence de la Cour de justice, le tableau est nuancé. Le potentiel limité de la charte ne vaut pas dans toutes les branches du droit civil, notamment parce que ces situations de circulation se recoupent naturellement avec l’internationalité.
En revanche, le droit des biens et le droit commun des obligations sont peu exposés à la charte, comme aux droits fondamentaux de façon plus large. Bien que soient consacré par la Charte un droit de propriété (art.17) et, indirectement, la liberté contractuelle (par la liberté d’entreprise, art.16), ces droits n’ont qu’un faible potentiel. Les biens peuvent être pris dans une situation européenne à raison de leur circulation, mais la liberté fondamentale associée n’intéresse pas l’acquisition, la transmission ou l’extinction des droits réels au sont au cœur de la matière. Du moins la charte n’a-t-elle pas permis d’étendre le champ de la libre circulation des marchandises jusqu’à ces questions. Cette dernière se focalise sur le mouvement transfrontière des biens et les règles précitées ne sont que très indirectement en cause puisque très généralement neutre par rapport à ces questions, sauf à interdire l’acquisition ou l’exercice de droits réels aux ressortissants d’autres États membres.
Quant aux rapports d’obligations, ils peuvent également donner lieu à une situation européenne. Il suffit simplement de songer aux situations d’exercice de la libre prestation de service, dans sa configuration active ou passive. Que penser d’une législation nationale qui contraindrait à rédiger certains types de contrat dans une langue donnée, ou bien qui imposerait que le contrat comporte certaines clauses restreignant le type de service qui peut être fourni à l’étranger ou depuis l’étranger ? Autant d’ingérences possibles dans la liberté contractuelle. Mais, en pratique, la charte n’aura pas un rôle déterminant dans ces questions dès lors que libertés de circulation et droits fondamentaux se combinent. Il a déjà été démontré que l’enjeu lié à l’intégrité du marché intérieur a conduit la Cour de justice à prioriser la logique des libertés de circulation sur celle des droits fondamentaux[8]. Les dispositions de la charte, même à être invoqués, se fondraient dans ces libertés ou demeureraient dépourvues de portée autonome, car sans plus-value. C’est particulièrement le cas des articles 15 à 17 de la charte lorsqu’ils sont conjugués avec les libertés de circulation[9].
Pour autant, il est à noter qu’en droit des obligations, le droit de l’Union gagne progressivement du terrain dans des branches spéciales du droit des contrats ou de la responsabilité. L’adoption d’instruments de droit dérivé dans celles-ci ouvre le champ à l’application de la charte. Que l’on songe à la directive sur la responsabilité des produits défectueux[10], aux instruments adoptés en droit de la consommation (limites à la liberté d’entreprise)[11], à la directive agence commerciale (qui limite la liberté contractuelle par l’octroi impératif d’indemnités de rupture à l’agent commercial)[12] ou au règlement Platform to business (qui restreint la liberté contractuelle par l’imposition de mentions obligatoires dans les conditions générales ou de limites aux sanctions de leur non-respect)[13]. Ils sont autant de points d’entrée pour la charte. Pour autant, elle n’y a pas encore fait l’objet d’application notable.
Nature de la disposition. A l’évidence, il s’agit de reprendre ici la distinction entre droit stricto sensu et principe. Non parce que le juge national appliquerait plus volontiers les droits que les principes. La matière sociale offre la démonstration de son volontarisme quant à ces derniers. Mais plutôt parce que certains principes susceptibles d’intéresser le droit civil n’ont qu’une portée très limitée malgré l’existence d’une compétence de l’Union en la matière.
L’exemple type est celui du droit de la consommation. La place du droit de l’Union en la matière n’est plus à démontrer. Et la charte a raffermi l’implication de l’Union dans le mouvement consumériste en fondamentalisant, de façon inattendue[14] la valeur « protection des consommateurs ». Toutefois, le texte de l’article 38 de la charte est formulé de façon atypique. Il n’attribue aucun droit aux personnes. Il dispose uniquement que l’Union doit assurer un niveau élevé de protection des consommateurs. A cet égard, il ne fait que répéter l’article 169 du TFUE dont la substance lui préexiste. Par ailleurs et malgré un libellé qui l’érige en simple objectif, l’article 38 peut être qualifié de principe, à défaut de pouvoir être qualifié de droit stricto sensu, autrement dit être doté d’une justiciabilité normative. Là pourrait résider un potentiel d’invocation subtil mais redoutable puisque le principe pourrait s’enrichir de ses mises en œuvre dans le droit dérivé et national pour qu’elles rayonnent ensuite au-delà. La majeure partie de la jurisprudence actuelle de la Cour de justice, à défaut de jurisprudence française, n’accrédite pas cette potentialité. L’article 38 de la charte, lorsqu’il est cité, n’a qu’une vocation purement incantatoire : il conforte les raisonnements mais n’est pourvu d’aucun effet propre quant à la solution retenue. En revanche, dans un discret arrêt Bondora[15], la Cour de justice a interprété le règlement « Injonction de payer européenne »[16] de façon à le conformer aux exigences tirées de l’article 38 et concrétisés par un autre texte de droit dérivé (relevé d’office, demande d’informations complémentaires), la directive clauses abusives. L’arrêt laisse entrevoir un possible droit du consommateur à sa protection en cette qualité ainsi qu’une possible coloration consumériste des droits stricto sensu. Mais les bases de cette intuition sont encore bien fragiles ; il s’agit moins de potentialité que d’éventualité.
Concurrence des standards internationaux, européens ou nationaux. Il ne s’agit pas de revenir de façon générale sur l’articulation de la charte et des autres catalogues, écrits ou non, de droits fondamentaux, mais d’en mesurer les conséquences à titre particulier. Rappelons les dispositions de la charte sont bridés dès lors qu’elles reconnaissent des droits fondamentaux qui résultent des traditions constitutionnelles communes ou sont consacrés par les traités[17]. En revanche, elles peuvent garantir un niveau de protection plus élevé que la Convention EDH et priment les standards nationaux de protection.
Au-delà de ces restrictions dans l’invocation de la charte et des autres raisons qui l’empêchent, la concurrence minimise le potentiel de la charte à raison du dynamisme des autres sources qui diminue l’intérêt de recourir à la charte autrement que pour apporter un argument concordant, plus particulièrement lorsqu’elle ne fait pas elle-même l’objet d’une interprétation autonome. En d’autres termes, il est des branches du droit civil où la charte ne s’illustre guère et devrait demeurer dans l’ombre de l’interprétation volontariste dont font l’objet ses équivalents. En effet, ces autres interprétations sont alors disponibles quand celle de la charte nécessiterait, dans la configuration la plus souhaitable, de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice, ce qui est une source de lenteur et de complications pour un résultat incertain.
Par divers instruments de droit dérivé, et notamment dans le domaine numérique, le droit de l’Union comporte des dispositions susceptibles de limiter la liberté d’expression ou d’information (art.11) des personnes physiques comme des personnes morales. Et celles-ci pourraient être accrues notamment par l’adoption du règlement « Digital Service Act »[18] qui entend lutter contre la diffusion de contenus préjudiciables. Or, force est de constater que la jurisprudence de la Cour EDH en la matière est des plus riches et étendue. D’ailleurs, la Cour de justice s’y réfère expressément ou tacitement pour en reprendre les notions clés[19]. Et s’il est toujours possible de conférer à cette liberté un niveau de protection plus élevé sur le fondement de la charte, il ne faut pas négliger la souplesse offerte par les critères d’appréciation posés par la jurisprudence de la Cour EDH et, par là-même, l’adaptabilité du niveau protection de la liberté d’expression aux faits.
Le plus souvent, les juridictions du fond comme la Cour de cassation cumulent les références aux différentes sources, sans distinguer leurs apports respectifs autrement qu’en rappelant l’interprétation dont elles ont fait l’objet par les cours supranationales[20].
Rien n’exclut que les dispositions à faible potentiel d’invocation dans certaines branches deviennent des dispositions à haut potentiel d’invocation. L’évolution de la jurisprudence de la Cour de justice, qui sert de référentiel au juge national est déterminante à cet égard, comme le montre l’étude des branches du droit civil à haut potentiel d’invocation de la charte.
II Les branches du droit civil à haut potentiel d’invocation de la charte
Le haut potentiel d’invocation existe à raison d’une interprétation propre des dispositions de la charte par la Cour de justice. Parce que cette dernière a conféré au droit fondamental une interprétation pertinente dans une configuration analogue, les juridictions auront tendance à s’y référer. Pourtant, la charte comprend certains textes dont l’intérêt n’a pas encore été pleinement révélé, où il reste en puissance.
Un haut potentiel actuel. Celui-ci s’observe tant dans l’application du droit dérivé que des libertés de circulation.
Dans l’application du droit primaire, l’emploi de la charte est devenu courant en matière personnelle et familiale. L’article 7 est ainsi combiné aux libertés de circulation pour en étendre le champ d’application et les effets. Plus précisément, l’invocation de la charte permet de renforcer le volet humaniste de la libre circulation des personnes. Sont principalement en cause la reconnaissance des situations personnelles ou familiales valablement établies dans un autre État membre de l’Union. Cette question n’est pas inconnue de la jurisprudence de la Cour EDH mais elle y est moins bien bornée. Pour autant, dans la jurisprudence de la Cour de justice, l’invocation de l’article 7 de la charte ne fut pas systématique. La jurisprudence pertinente est née sans que le droit au respect de la vie privée ne soit explicitement invoqué dans des affaires relatives à la reconnaissance du nom de famille du citoyen européen (Konstantinidis[21], sous l’empire de la libre prestation de service ; Garcia Avello[22] et Grunkin Paul[23]). Elle est intervenue toutes les fois que la Cour de justice a justifié l’existence d’une entrave dans une hypothèse où elle ne disposait pas de précédent suffisamment pertinent[24]. Le potentiel extensif de la combinaison entre liberté de circulation et droit au respect de la vie privée et familiale au-delà de la seule question du nom de famille fut confirmée par la suite. Par les arrêts Coman[25] (mariage de personnes de même sexe et notion de conjoint au sens de la directive 2004/48) et SM[26] (kafala et notion de descendant direct au sens de la directive 2004/48), le potentiel combinatoire fut appliqué aux questions de statut matrimonial et de filiation.
Toutefois, l’arrêt Coman tout comme le plus récent arrêt Pancharevo[27] (filiation à l’égard de deux mères pour délivrance d’une Carte d’identité ou passeport), sont intervenus dans des contextes particuliers qui nuancent le potentiel intérêt de la charte en matière de reconnaissance. En effet, dans chacune de ces deux affaires, la question principale portait sur la reconnaissance de droit de séjour dérivé à un ressortissant d’un État tiers. La circulation du statut n’en était que la condition préalable. Et cela a permis à la Cour de justice de trouver une échappatoire au conflit aigu qui se profilait entre droit européen, favorable à la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe et à la double filiation matrilinéaire indépendamment des enjeux sociétaux, et le droit national réfractaire à la reconnaissance de ces statuts interdits dans son ordre juridique. Elle n’impose de reconnaissance qu’aux seules fins de l’application du droit dérivé.
Pour autant, le potentiel demeure. Car cette jurisprudence s’inscrit dans le débat sur la méthode de la reconnaissance, qui anime la doctrine de droit international privé et auquel ajoute le projet de code de droit international privé français, laquelle admet qu’il puisse y être fait exception au regard des considérations de l’ordre public international du for. En d’autres termes, la circulation des statuts personnels et familiaux entre États membres sont à envisager à la lumière de l’article 7 de la charte.
D’autres droits fondamentaux pourraient être utilement invoqués lorsqu’ils entrent en conflit avec une liberté de circulation. La question est alors à la marge du droit civil. Généralement, il s’agit d’évincer l’application d’une règlementation étatique au moyen d’une liberté de circulation alors même qu’elle protège les droits et libertés d’autrui. Par exemple, faire censurer une nouvelle voie d’accès non-rétroactive à la profession d’avocat pour les juristes salariés d’un avocat qui, sans que cela ne soit invoqué dans la décision, participe potentiellement de la liberté d’établissement, sans que ne puisse s’y opposer l’article 15 de la charte (liberté professionnelle et droit de travailler).
Il peut encore s’agir d’élever un contentieux privé contre l’État au titre des mesures qu’il a pris ou manqué de prendre pour garantir les libertés de circulation quand sont en cause des droits et libertés fondamentaux. Le droit de l’investissement et le droit de la concurrence sont particulièrement concernés à cet égard. Les potentialités de la charte résident alors dans la justification qu’elles peuvent offrir à l’application des dispositions nationales afin de faire céder l’empire des libertés de circulation.
Dans le champ du droit dérivé, les potentiels d’application de la charte sont plus diversifiés. Toujours en matière de droit international privé, les dispositions procédurales comme substantielles de la charte sont appelées à jouer un rôle croissant. La jurisprudence de la Cour de justice l’encourage en intégrant les dispositions de la charte dans l’ordre public international du for[28] lequel permet de s’opposer à l’application d’une loi étrangère ou à la reconnaissance ou l’exécution d’une décision d’un autre EM qui y contreviendrait. La question se posera notamment pour l’application de textes qui ne reconnaissent pas la liberté de circulation, ou la reconnaissance de décision qui n’ont pas suffisamment pris en compte le respect des droits de l’enfant garanti par l’article 24 de la charte. Par ailleurs, les textes du droit dérivé en la matière invitent[29], pour certains, commandent, pour d’autres[30], de ne faire usage des motifs de non reconnaissance des décisions que dans le respect des droits fondamentaux garantis par la charte et plus particulièrement dans le respect du principe de non-discrimination (art.21). La Cour de cassation a également reconnu l’empire des droits procéduraux de la charte, et plus particulièrement de son article 47, sur les règles nationales de compétence internationale appliquées sur renvoi du droit dérivé[31].
La protection des droits de la propriété intellectuelle sur internet est un champ tout aussi balisé pour l’application de la charte depuis de l’arrêt Scarlet Extended de 2011[32]. Dans cet arrêt, la Cour a estimé qu’une injonction faite à un fournisseur d’accès Internet pour mettre en place un système de filtrage de toutes les communications électroniques, applicable indistinctement à tous ses clients, à titre préventif et à ses frais, sans limitation dans le temps, pour prévenir les atteintes à un droit de propriété intellectuelle n’emporte pas un juste équilibre entre la protection du droit de propriété intellectuelle par l’article 17 de la charte et la liberté d’entreprise que protège son article 16. Par ailleurs, cette mesure était susceptible de porter une atteinte excessive aux droits à la protection des données à caractère personnel et aux droits à la liberté d’expression. La Cour de cassation a poursuivi dans cette voie[33].
Le droit de la protection des données à caractère personnel offre également un champ d’application potentiel pour les articles 7 et 8 de la charte dans la relation entre la personne concernée et le responsable de traitement. Cependant, les arrêts sont rares en la matière[34]. La raison en est que la saisine du juge judiciaire s’avère particulièrement coûteuse et chronophage quand il est gratuit de saisir l’autorité de contrôle par ailleurs soucieuse de mener une politique active de protection des données à caractère personnel.
Un haut potentiel en puissance.
Tout d’abord, il résulte du droit dérivé lui-même lorsqu’il donne une place croissante aux droits fondamentaux par référence à la charte. Notamment dans le contentieux épineux du déplacement illicite de l’enfant. L’entrée en vigueur du règlement « Bruxelles II ter » le 1er aout 2022 devrait donner une place plus importante et offrir de nouvelles opportunités aux plaideurs sur le fondement de l’article 24 de la charte. La prise en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant protégé par ce texte, à interpréter en lien avec la convention de New York relative aux droits de l’enfant, y est accrue. L’intérêt supérieur de l’enfant conserve sa place de modulateur du recours à l’ordre public international s’agissant des décisions qui intéressent la responsabilité parentale. Surtout, il devient un élément clé pour empêcher l’exécution d’un ordre de retour exécutoire lorsqu’il risque d’exploser l’enfant à un grave danger physique ou psychique du fait d’empêchement temporaire apparu après que la décision ait été rendue ou de toute autre changement de circonstances significatif[35].
Il faudrait également s’interroger sur la responsabilité du fait d’un traitement de données à caractère personnel. Cette action est évoquée par le RGPD sans qu’il ne règle au fond la question. Pour autant, dans les motifs de l’arrêt Digital Rights Ireland[36], par lequel la Cour de justice annula une directive de conservation des données à caractère personnel par les prestataires techniques de la société de l’information, elle retient que tout traitement de données est une ingérence dans l’article 8 de la charte. Le potentiel de cette affirmation est saisissant quand on le rapproche de la jurisprudence fondée sur l’article 9 du code civil, qui protège un autre droit de la personnalité, celui au respect de la vie privée. L’atteinte portée à ce droit ouvre droit à réparation sans qu’il soit nécessaire de démontrer l’existence d’une faute. L’article 8 de la charte doit-il être interprété de même sous réserve des traitements que le RGPD justifie ? En d’autres termes, tout traitement pourrait ouvrir droit à réparation.
Ensuite, ce haut potentiel résulte des hypothèses croissantes de circulation qui engendrent autant de questions personnelle et familiale, au-delà des questions suscitées par le tourisme procréatif et conjugal que nous avons déjà évoquées. Dans cette partie prospective, il n’est plus questions de reconnaissance du statut mais du statut lui-même et de l’influence que pourrait alors avoir la charte. A cet égard, c’est plus particulièrement de l’article 3 de la charte dont nous souhaitons faire état. Il se rapporte à la protection du droit à l’intégrité physique et morale de de toute personne et comprend des dispositions spécifiques « dans le cadre de la médecine et de la biologie ». La protection de l’intégrité physique et mentale n’est pas inédite. Ses traductions le sont, et plus particulièrement l’interdiction de faire du corps humain et de ses parties, en tant que tels, une source de profit. Nul doute que cette disposition, déjà présente en substance dans le texte de plusieurs directives relatives aux produits du corps humain, pourra questionner la contractualisation des gestations pour autrui, la commercialisation des produits du corps humain (sang, gamète, cheveux, ongles) ou de tout ou partie des cadavres ou encore la prostitution pourvue que soit en cause une situation de circulation européenne. La gestation pour autrui ou la prostitution pourraient tomber dans le champ de la libre prestation de services et subir des entraves propres à être justifiées par référence à cette règle fondamentale qui n’interdit pas de patrimonialiser le corps humain mais uniquement d’en tirer profit.
[1] Le caractère oral de la présentation a été conservé.
[2] Art. 81 TFUE.
[3] CJCE, 14 oct. 1976, C-29/76, Eurocontrol, ECLI:EU:C:1976:137 ; v., plus récemment, CJUE, 16 juill. 2020, C-73/19, Movic e.a, ECLI:EU:C:2020:568., pt.37.
[4] CJCE, Ass., 2 oct. 2003, C-148/02, Garcia Avello, ECLI:EU:C:2003:539, pt.25.
[5] Ce constat est récurrent dans la partie « Charte des droits fondamentaux » de la chronique consacrée à « L’application du droit de l’Union par le juge judiciaire français » qui paraissent à la Revue de Droit de l’Union européenne.
[6] V. notamment, H. TAGARAS, « La valeur ajoutée de la charte des droits fondamentaux. Une tentative de bilan à l’approche du dixième anniversaire de son application », CDE 2019, p.33.
[7] CJCE, Ass. Plén., 2 oct. 2003, C-148/02, Garcia Avello, ECLI:EU:C:2003:539, pt.25.
[8] M. COMBET, « La dilution de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dans les règles relatives aux libertés de circulation du marché intérieur », in R. TINIÈRE et C. VIAL (dir.), Les dix ans de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Bruylant, 2020, p.57.
[9] E. CARPANO, « La Charte, une constitution de la liberté économique des entreprises ? L’apport de la Charte à la protection des droits substantiels des entreprises », RAE 2018, p.225.
[10] Dir. 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux.
[11] V., par ex., dir. 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs.
[12] Dir. 86/653/CEE du Conseil du 18 décembre 1986 relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants.
[13] Règl. (UE) 2019/1150 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne.
[14] F. PICOD, « Article 38. Protection des consommateurs », in F. PICOD, C. RIZCALLAH et S. VAN DROOGHENBROECK (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Commentaire article par article, 2e éd., Bruxelles, Bruylant, 2020, p. 951.
[15] CJUE, 19 déc. 2018, Bondora, aff. C-453/18 et C-494/18, EU:C:2019:1118..
[16] Règl. (CE) n o 1896/2006 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 instituant une procédure européenne d’injonction de payer.
[17] Ce qui ajoute à la neutralisation du potentiel de l’article 38 de la charte.
[18] Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à un marché intérieur des services numériques (Législation sur les services numériques), COM(2020) 825 final.
[19] V., par ex., sur la notion d’intérêt prépondérant du public à accéder à l’information, CJUE, Gde ch., 13 mai 2014, C-131/12, Google Spain, pts.81 et 97.
[20] V., par ex., jugeant sur le fondement indifférencié de la charte et de la convention EDH que l’utilisation des extraits de contenus protégés par le droit d’auteur ne remplit pas les conditions de l’exception de courte citation et qu’elle n’apparaît pas nécessaire au discours politique puisque d’autres extraits libres de droits auraient pu être utilisé et que la suppression des extraits litigieux n’entraînerait aucune modification du propos, TJ Paris, 4 mars 2022, n°22/34.
[21] CJCE, 30 mars 1993, C-168/91.
[22] Préc.
[23] CJUE, Gde ch., 14 oct. 2008, C-353/06.
[24] V., en ce sens, L. PAILLER, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », in H. FULCHIRON (dir.), La circulation des personnes et de leur statut dans un monde globalisé, LexisNexis, 2019, p.77.
[25] CJUE, Gde ch., 5 juin 2018, aff. C-673/16, pt 25.
[26] CJUE, Gde ch., 26 mars 2019, SM, aff. C-129/18.
[27] CJUE, Gde ch. 14 déc. 2021, C-490/20.
[28] CJUE, 25 mai 2016, C-559/14, Meroni.
[29] Cf. cons.58 du règlement « Successions ».
[30] Art. 38 des règlements « Régimes matrimoniaux » et « Effets patrimoniaux des partenariats enregistrés ».
[31] Civ.1ère, 29 juin 2022, n°21-11.722.
[32] CJUE, 24 nov. 2011, C-70/10.
[33] Civ.1ère, 6 juill. 2017, nos 16-17.217, 16-18.298, 16-18.348 et 16-18.595.
[34] V., par ex., en matière de déréférencement, Civ.1ère, 15 fév. 2018, n°17-10.499.
[35] Art.56.4.
[36] CJUE, Gde ch., 8 avr. 2014, C-293/12.