Recension de l’ouvrage de Mustapha Afroukh, Droits et libertés fondamentaux, PUF, collection Que sais-je ?, 2023
Par Alexandre Viala, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, CERCOP
Depuis quelques mois, l’incontournable collection Que sais-je ? des Presses universitaires de France – cette collection que Roland Barthes aurait pu ranger dans son inventaire d’objets mythiques liés à la culture française[1] – vient de s’enrichir d’un nouvel ouvrage consacré aux droits et libertés fondamentaux. Écrit par Mustapha Afroukh, ce Que sais-je ? figure parmi les principales études récemment réalisées sur le sujet. Il s’en distingue en proposant un état des lieux clair et pédagogique du droit positif, particulièrement bienvenu à l’heure où la tendance actuelle, comme le souligne l’auteur, « semble être à un grignotement progressif des droits et libertés par les pouvoirs publics » [2]. La crise sanitaire liée à la Covid-19 et la lutte contre le terrorisme, singulièrement reprise en main depuis les attentats de 2015, ont en effet désinhibé le législateur qui a eu tendance, ces dernières années, à renforcer la rhétorique et les normes sécuritaires au détriment de certains droits subjectifs. Il a donc semblé opportun à Mustapha Afroukh, Maître de conférences HDR en droit public à l’Université de Montpellier, de tenir la plume pour dresser le bilan d’une notion qui a subi, dans son histoire moderne et contemporaine, une sensible mutation terminologique imputable à un changement de paradigme dans la protection des droits et libertés. Initialement forgée, au XIXème siècle, sous le label de « libertés publiques » par le libéralisme politique en vue d’ériger la loi au rang de gardienne des droits de l’homme, voilà une notion qui a transféré ce rôle protecteur, après les premières années qui ont suivi la Seconde guerre mondiale, aux normes constitutionnelles et internationales. Cette montée en grade, dans la hiérarchie des normes, de la sanctuarisation des droits et libertés est l’un des facteurs majeurs qui expliquent ce troc sémantique des « libertés publiques » contre celui des « droits fondamentaux ».
Prenant le relai du Que sais-je ? éponyme de Michel Lévinet, ce nouveau texte est une gageure, tant il devient aujourd’hui difficile d’embrasser la totalité d’une matière aussi vaste qui se caractérise, comme le dit l’auteur, par sa dimension « tentaculaire »[3] : très lié au droit administratif, elle n’est pas moins présente en droit pénal, en droit de la famille et dans bien d’autres branches du droit à tel point, selon Mustapha Afroukh, « qu’elle est partout mais nulle part »[4]. L’auteur aborde le sujet de façon exhaustive avec un remarquable esprit de synthèse au risque, parfois, d’être contraint d’éluder ou de survoler certains aspects qui auraient peut-être mérité davantage d’exploration comme la délicate question du contrôle de conventionnalité in concreto réalisé dans l’intérêt des libertés au-delà d’une rigoureuse application de la hiérarchie des normes[5]. Toujours est-il que nous avons là, sous la plume de Mustapha Afroukh, un remarquable opuscule assorti d’annexes bien conçues qui récapitulent les dates principales, les mécanismes juridictionnels essentiels et les traités les plus importants en matière de garantie des droits et libertés fondamentaux.
Dès l’entame de l’ouvrage, l’auteur relève toute la difficulté à laquelle est confrontée la notion de droits fondamentaux dont la multiplication expose nos libertés au risque de la dilution. S’il est dès lors difficile de définir la notion, les pages introductives du Que sais-je ? proposent un premier critère formel qui est le plus petit commun dénominateur sur lequel tout le monde devrait s’entendre, quelles que soient les approches que les auteurs se forgent : l’érection au niveau constitutionnel et international du niveau de protection des droits de l’homme. Enclenché dès l’après-guerre, à la suite du traumatisme provoqué par la barbarie du régime nazi, ce processus n’a pas tout de suite produit, néanmoins, son effet sémantique car l’apparition et la généralisation de l’expression « droits fondamentaux », largement liée à la culture juridique de la République fédérale allemande qui se dote dès 1949 d’une « Loi fondamentale » plutôt que d’une « Constitution », ne datent que des années quatre-vingt-dix. Si le Conseil constitutionnel use pour la première fois de l’adjectif « fondamental » dans la décision du 11 octobre 1984 pour évoquer la liberté de communication, puis dans celle du 13 août 1993 pour désigner les droits reconnus à toute personne résidant sur le territoire de la République, le label ne s’installe définitivement dans le vocabulaire juridique français qu’à la faveur de la loi du 30 juin 2000 créant la procédure du « référé liberté ». C’est alors qu’il deviendra victime de son succès au point, comme le souligne Mustapha Afroukh, que « ses différents usages ne nous disent finalement rien de ce qu’est un droit fondamental »[6]. En atteste, note-t-il ironiquement, la jurisprudence de la Cour de cassation qui érige au rang de droit fondamental le droit d’un copropriétaire de participer à l’assemblée générale de son syndic (3ème ch. civ, 8 septembre 2016)[7].
Le second critère sur lequel tout le monde devrait s’entendre pour définir ce qu’est la fondamentalité des droits réside, selon l’auteur, dans le rôle éminent que tient le juge au service de leur opposabilité à l’égard du législateur. Le juge de la loi, qu’il soit constitutionnel ou international, s’appuyant sur les supports normatifs du même nom pour remplir son office, serait la source décisive de cette fondamentalité. Si la pertinence de ce paramètre demeure discutable dès lors que ni le Conseil d’État ni la Cour de cassation, qui ne sont pas des juges de la loi, ne sont pas non plus inertes dans le processus de fondamentalisation des droits, il a le mérite de mettre l’accent sur la culture éminemment prétorienne dans laquelle baignent les droits et libertés fondamentaux. Le label serait symptomatique de la juridictionnalisation du droit qui a progressivement sonné le glas de la culture légicentriste française issue du XIXème siècle, en contribuant à alimenter le procès dirigé depuis de nombreuses années contre le « gouvernement des juges ». La contribution du juge permet en tous cas de sortir de l’étroit manichéisme dans lequel s’est enfermé, dans un premier temps, le débat doctrinal pour définir la fondamentalité et dont Mustapha Afroukh rappelle les termes : un droit est-il fondamental en vertu de son seul rang dans la hiérarchie formelle des normes comme le considérait l’école aixoise au temps de Louis Favoreu ou bien doit-il avant toute chose sa fondamentalité à son contenu intrinsèque comme l’a soutenu Etienne Picard dans sa fameuse étude sur l’émergence des droits fondamentaux[8] ? Entre ces deux approches, respectivement formaliste et substantialiste, notre auteur affirme que le juge n’a pas tranché[9]. C’est dire qu’en évitant d’arbitrer la querelle doctrinale, le juge s’est offert habilement le luxe de décider souverainement, de manière casuistique, ce qu’est un droit fondamental. L’auteur ne l’affirme pas explicitement, mais son lecteur le devine lorsqu’il conclut qu’il n’existe pas de critère a priori permettant de hiérarchiser les droits fondamentaux, faute de quoi l’idée hiérarchique transformerait l’office du juge en celui d’un juge automate[10].
De là vient en partie la montée en puissance de la critique des droits de l’homme à laquelle Mustapha Afroukh consacre le dernier chapitre. « Les discours critiques à l’égard des droits ont le vent en poupe », écrit-il. « Les droits fondamentaux, ajoute-t-il, seraient responsables de tous les maux français : immigration massive, montée du terrorisme, dilution du politique, hypertrophie des droits subjectifs au détriment de l’intérêt général, etc… A bien y regarder, ces critiques visent moins les droits que leur usage, leur mise en œuvre et les solutions dégagées par les différents juges »[11]. Le problème qui expose la notion de droits fondamentaux à la critique, en effet, n’est pas tant l’idée même de droits et libertés que la source judiciaire qui les alimente et les démultiplie, parfois contre la volonté du politique. Le talon d’Achille de la notion résiderait dans ce qu’on appelle le « décisionnisme judiciaire »[12] qui s’inscrit au cœur de la crise contemporaine que traverse la démocratie libérale. L’esprit de celle-ci, qui consiste à concilier l’expression du suffrage populaire et l’exercice des contre-pouvoirs juridictionnels, est ressenti comme un obstacle à la réalisation de programmes politiques revendiqués par des dirigeants populistes dont le discours se banalise et aspire progressivement à une certaine forme d’hégémonie culturelle. En attestent les préjugés tenaces qui circulent au sujet et au détriment de la Cour européenne des droits de l’homme accusée de museler les aspirations d’un peuple souverain essentialisé auquel est indûment prêtée la volonté de se soustraire aux contraintes de l’État de droit[13]. Ce nouveau clivage entre les valeurs de l’État de droit et la rhétorique illibérale qui traverse désormais la scène politique et la société européennes est une tendance lourde qui touche toutes les démocraties occidentales affectées par l’opposition entre le libéralisme et le populisme[14]. Le libéralisme et la démocratie ne font plus cause commune, fait observer Mustapha Afroukh, « soit parce que l’on oppose la démocratie à l’État de droit dans l’objectif de promouvoir une démocratie sans les droits, soit parce que tout en affirmant le respect de l’État de droit on adopte sans coup férir des mesures qui traduisent un profond recul des libertés au profit d’impératifs objectifs considérés plus importants comme la sécurité »[15].
Ce que l’auteur semble implicitement viser, en évoquant le second pôle de cette funeste alternative, n’est rien d’autre que l’impact délétère du néolibéralisme sur nos démocraties occidentales[16]. C’est que les démocraties dites libérales, à l’âge du numérique et du capitalisme de surveillance, ne sont pas non plus soustraites à la tentation du recours à la coercition au détriment des droits fondamentaux. Dans certaines d’entre elles, à l’heure où se succèdent les crises – économiques, migratoires, sécuritaires et sanitaires – les pouvoirs exécutifs ont tendance à multiplier les mesures d’exception et les régimes d’état d’urgence sans mettre en cause l’économie libérale. Ils n’ont dès lors pour seule réponse audible, en raison de la crise profonde dans laquelle est aujourd’hui plongée la social-démocratie, que des formations à vocation populiste qui ont beau jeu de dénoncer ce libéralisme autoritaire. Il faut impérieusement sortir de ce clivage malsain qui a asséné le coup de grâce au mythe fukuyamien de la fin de l’histoire. Tel est l’enjeu des prochaines élections européennes et des scrutins ultérieurs : la quête d’une troisième voie qui puisse nous permettre de contourner l’impasse au fond de laquelle la démocratie et le respect des libertés semblent avoir tragiquement perdu le lien. Ce lien qui était pourtant censé les unir, conformément aux principes originels du libéralisme politique définis par Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville et John Stuart Mill, doit être urgemment resoudé comme nous invite à le penser la lecture de cet ouvrage.
[1] R. Barthes, Mythologies, Éditions du Seuil, 1957.
[2] M. Afroukh, Droits et libertés fondamentaux, PUF, Que sais-je ?, 2023, p. 10.
[3] Ibid., p. 4.
[4] Ibid., p. 4.
[5] Ibid., p. 88.
[6] Ibid., p. 21.
[7] Ibid., p. 35.
[8] E. Picard, L’émergence des droits fondamentaux en France, AJDA, 1998, p. 6.
[9] M. Afroukh, Droits et libertés fondamentaux, op. cit., p. 32.
[10] Ibid., p. 50.
[11] Ibid., p. 107.
[12] Selon l’heureuse formule de Stéphane Rials qui avait fort judicieusement choisi ce terme, sans y prêter au demeurant une quelconque connotation polémique, pour requalifier la théorie réaliste de l’interprétation de Michel Troper dont l’objet est l’activité herméneutique des juges. Cf., S. Rials, La démolition inachevée. Michel Troper, l’interprétation, le sujet et la survie des cadres intellectuels du positivisme néoclassique, Droits, n° 37, 2003, p. 49.
[13] M. Afroukh (dir.), En finir avec les idées reçues sur la CEDH, Mare et Martin, 2024 ; cf., également M. Afroukh, Des propositions ineptes contre la Cour européenne des droits de l’homme, Revue en ligne AOC, 29 novembre 2021.
[14] Y. Mounk, Le peuple contre la démocratie, trad. J-M Souzeau, Éditions de l’Observatoire, 2018.
[15] M. Afroukh, Droits et libertés fondamentaux, op. cit., p. 106.
[16] Sur la définition du néolibéralisme comme forme autoritaire et invasive du libéralisme, cf., P. Dardot et Ch. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La découverte, 2009 ; G. Chamayou (dir.), Du libéralisme autoritaire. Carl Schmitt, Hermann Heller, Éditions Zones, 2020.