Propos introductifs
Par Manon Altwegg-Boussac (MIL, Université Paris-Est Créteil, Membre de l’IUF) et Afroditi Marketou (MIL, Université Paris-Est Créteil)
Le constitutionnalisme est au cœur de mouvements contrastés. Le constat de son déclin, face à son adaptation à des régimes autoritaires, côtoie celui de son succès dès lors qu’il se déplace, de façon parfois déroutante à de nouveaux objets (global, transnational, européen, sociétal, numérique, environnemental, économique etc.). Alors que certaines alliances entre le pouvoir politique et les puissances numériques inquiètent, notamment dans le contexte américain, la voie du constitutionnalisme numérique tend à être brandie pour conjurer les excès du pouvoir et les tendances libertariennes. Ces dernières années, les discours autour du constitutionnalisme numérique semblent avoir conquis tant la doctrine que les acteurs juridiques, en particulier dans le contexte européen[1]. En témoigne la façon dont les florissantes contributions doctrinales proposent de nouveaux concepts comme ceux d’« identité numérique », de « souveraineté numérique », ou encore de « citoyen numérique »[2] ; tandis que, du côté de la pratique, les textes législatifs et la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne poursuivent un mouvement de consécration de droits spécifiques au numérique, dont les effets, qualifiés de Brussels effect[3], dépassent les frontières de l’Union. Différentes propositions théoriques ont ainsi été développées pour tenir compte de ces évolutions et faire face aux défis que pose la généralisation des technologies numériques Ce dossier entend toutefois prendre quelque recul par rapport à ces approches. En adoptant une démarche réflexive et critique, son ambition est double. Elle est d’abord de présenter, de discuter les propositions du constitutionnalisme numérique et d’en mesurer les implications sur notre compréhension du constitutionnalisme. Elle est aussi de croiser ces approches avec d’autres perspectives critiques qui, plutôt que de construire un modèle de justification pour ces nouveaux pouvoirs, se focalisent davantage sur l’identification des biais, des carences ou des mutations du langage des droits que provoque le développement de ces technologies.
Le constitutionnalisme numérique se présente comme un mouvement de pensée qui entend importer les concepts, les principes, valeurs et raisonnements du constitutionnalisme au-delà du seul domaine du pouvoir politique. Il puise ainsi ses origines idéologiques dans le constitutionnalisme libéral et, comme ce dernier, il a l’ambition de définir un cadre de légitimité qui fonde et limite le pouvoir ; mais ce pouvoir s’étend désormais aux pouvoirs privés, notamment ceux issus des grandes puissances multinationales. De ce fait, et au-delà de ses variations chez les auteurs[4], le constitutionnalisme numérique invite à se pencher sur les conditions de cette transposition, ou adaptation, des concepts et techniques du droit constitutionnel au secteur du numérique. La question est de taille. Il est en effet devenu un lieu commun de rappeler que l’Etat-nation n’a plus l’exclusivité de la production normative et de la sanction. Par ailleurs, les approches du constitutionnalisme numérique soulignent une autre difficulté tenant à la spécificité technique d’internet et à l’efficacité d’une transposition du langage des droits fondamentaux. D’une certaine manière les discours autour du constitutionnalisme numérique invitent à renouveler les promesses du constitutionnalisme : ils proposent une réponse aux difficultés saillantes rencontrées par les Etats à saisir, encadrer et limiter les effets de ces différents lieux du pouvoir, privés et publics qui émergent à l’ère numérique, notamment sur les droits fondamentaux.
En s’inscrivant dans la lignée des travaux du constitutionnalisme global ou postnational, le constitutionnalisme numérique propose le dépassement du cadre institutionnel étatique dans lequel la pensée constitutionnaliste s’est historiquement développée, pour se concentrer sur les principes et les valeurs en mesure de guider et de canaliser le développement et les usages des technologies numériques. Dans cette perspective, les Chartes des droits du numérique, les procédures de participation, de transparence et de délibération dans les processus décisionnels sur internet, ainsi que les voies de contestation des pratiques affectant les droits et libertés, sont des objets d’étude privilégiés pour les auteur.e.s attaché.e.s à ce domaine. Ces dernièr.e.s partagent ainsi une certaine foi dans le potentiel du droit public et notamment du droit constitutionnel, défini essentiellement à partir d’un socle de valeurs communément partagées, à encadrer l’exercice du pouvoir et à garantir les droits fondamentaux dans le monde numérique. Aussi, tout comme la littérature du constitutionnalisme global, celle du constitutionnalisme numérique est davantage focalisée sur la limitation du pouvoir et la protection des libertés individuelles que sur l’établissement d’un cadre constitutif pour permettre et organiser l’action collective sous un nouveau jour. Si la doctrine internationaliste a pris acte de l’existence des constitutions « sectorielles[5] », et du pluralisme constitutionnel qui lui est corollaire, les discours sur le constitutionnalisme numérique les plus élaborés vont plus loin et s’intéressent aussi aux acteurs non institutionnels, émanant de la sphère politique ou de la société civile, ainsi qu’aux acteurs privés, comme les entreprises de technologie et les plateformes numériques. Certaines de ces approches s’inscrivent ainsi dans la théorie sociologique du constitutionnalisme sociétal, telle qu’elle est notamment développée par G. Teubner, et identifient l’existence d’une constitution numérique parmi ces « constitutions sociétales » des sous-systèmes sociaux. Dans cette perspective, internet est considéré comme un système autonome et auto-régulé contenant son propre média de communication, son propre langage ses propres formes de rationalité, distinctes des constitutions étatiques. La constitution numérique est présentée comme une lingua franca qui permet la conversation entre sources et acteurs constitutionnels pluriels[6].
Ce dossier s’inscrit dans une réflexion globale menée grâce à la dynamique scientifique et pédagogique du Master et Graduate Programme Droit du numérique de l’Université Paris-Est Créteil (dirigé par Laurie Marguet, Luc Pellissier, Pierre Valarcher et Noé Wagener). Tout au long du premier semestre de l’année 2023, les ateliers du Master ont fourni un cadre propice pour entamer ces discussions avec les étudiants. Saisissant l’opportunité du séjour d’Edoardo Celeste en tant que professeur invité à l’Université Paris-Est Créteil, une journée d’étude a été organisée le 22 novembre 2023[7]. Après la présentation de différentes propositions d’approches critiques, cette journée s’est conclue par un débat autour de l’ouvrage d’Edoardo Celeste, Digital Constitutionalism. The Role of Internet Bills of Rights[8].
L’idée centrale de cette journée d’étude était d’avoir une discussion sur le constitutionnalisme numérique et sur son potentiel transformateur, ainsi que sur des approches alternatives pour saisir l’évolution du numérique, ses enjeux et ses défis. Si nous avons qualifié ces approches alternatives de « critiques », ce n’est pas tant parce qu’elles se construisent par opposition au constitutionnalisme numérique en lui adressant des critiques mais plutôt parce que les approches discutées ne partagent pas toujours l’optimisme et l’intérêt d’un déplacement du cadre constitutionnaliste pour fonder la légitimité du pouvoir au-delà de l’État. Plus attentives au rôle du droit (constitutionnel) dans la formation et la justification de l’injustice et des inégalités sociales, elles procèdent d’une démarche réflexive, souvent interdisciplinaire, pour chercher des voies de contestation et de lutte alternatives, qui tiennent compte des défis que la généralisation des technologies numériques pose pour le libéralisme. Dans cette perspective, les participants ont été invités à réfléchir à la pertinence des concepts et raisonnements juridiques développés dans le cadre institutionnel de l’État-nation pour faire face aux défis que pose la numérisation croissante des rapports sociaux.
Comment repenser l’arsenal conceptuel des droits fondamentaux pour le rendre adapté à l’ère numérique et quel est le potentiel émancipatoire de ces droits dans un contexte où le numérique déconstruit ou refaçonne la manière dont on perçoit l’individu et sa subjectivité ? Comment adapter les exigences de démocratie et d’État de droit, inhérente au constitutionnalisme libéral, dans un contexte où la généralisation du numérique implique le transfert de plus en plus de fonctions, traditionnellement conçues comme étatiques, à des personnes privées et où le droit, ses principes et sa normativité, se diluent dans des processus de profilage, de prédictions de comportement et de stimuli ? Quelle est la place des concepts qui ont façonné l’idée de collectif dans le cadre du droit libéral, tels que la démocratie, la responsabilité, le service public, au sein des projets de constitutionnalisation du numérique et comment ces concepts sont-ils transformés par la dématérialisation des rapports sociaux et des liens de solidarité ? Les actes de cette journée d’étude, reproduits dans ce dossier[9], ont vocation à retracer, avec davantage de recul, l’état des réflexions et problématiques issues de ces différents axes de réflexion.
Pour commencer ce dossier, la contribution d’Edoardo Celeste porte sur les discours du constitutionnalisme numérique. Elle dresse un aperçu analytique des différents moments doctrinaux de ce mouvement de pensée, depuis ses formulations initiales, motivées par la volonté de développer le droit des contrats et le droit privé conformément aux principes du constitutionnalisme afin d’y soumettre les puissantes entreprises multinationales du numérique, jusqu’aux travaux plus récents, étudiant l’importation par les acteurs étatiques, internationaux, sociétaux ou privés d’un langage constitutionnel pour répondre aux défis de l’ère numérique. Sur la base de ces développements, Edoardo Celeste, reprenant à son compte la distinction entre constitutionnalisme et processus de constitutionnalisation, offre une définition stipulative du constitutionnalisme numérique : « l’idéologie qui vise à établir et à garantir l’existence d’un cadre normatif pour la protection des droits fondamentaux et l’équilibre des pouvoirs dans l’environnement numérique ». En tant qu’idéologie (ou mouvement de pensée), le constitutionnalisme se distingue du processus de constitutionnalisation, définie comme « un processus composite et à plusieurs niveaux » mettant en œuvre les principes et les valeurs du constitutionnalisme. Cette contribution dresse ainsi une cartographie systématique des différents usages et critiques du constitutionnalisme numérique tout en proposant une contre-critique constructive.
Le constitutionnalisme numérique nous invite à abandonner certaines distinctions fondamentales du constitutionnalisme libéral, comme celle entre le droit national et le droit international, entre le droit public et le droit privé, ou même entre le droit et le non droit. Si ces distinctions ne sont plus adaptées pour saisir l’évolution de la régulation d’internet, Edoardo Celeste défend que des principes et des valeurs tels que les droits fondamentaux, la démocratie et la Rule of Law, peuvent être « généralisés » et « respécifiés » pour répondre aux enjeux de la société numérique[10]. Ainsi, le constitutionnalisme numérique permettrait de préserver l’« équilibre normatif » du constitutionnalisme « analogique » (qualifié d’ « écosystème ») qui peut toujours servir de référence pour l’évaluation des différents processus de constitutionnalisation du numérique. C’est là justement que repose la fonction critique du constitutionnalisme numérique, comme idéologie[11].
Toutefois, comme pour toute tentative de déplacement conceptuel, se posent les questions de son apport heuristique, de son potentiel et de ses limites. Les concepts du droit constitutionnel sont-ils adaptés pour saisir et canaliser ce que l’on conçoit communément comme une « révolution » numérique ? Jusqu’où ces concepts peuvent-ils transformer le cours qu’a déjà pris le développement du capitalisme informationnel ? Transposer les idées du constitutionnalisme aux pouvoirs privés ne contribue-t-il pas à les fonder sur le terrain de la légitimité ? Aussi, à travers une autre démarche les contributions de Raphaële Xenidis, Mathilde Unger, Claire Marzo et Rebecca Mignot-Mahdavi, ainsi que la contribution collective de Philippine Ducros, Maxime Zimmer, Luc Pellissier et Noé Wagener, jettent un regard critique sur la façon dont le développement des technologies affecte notre compréhension des droits fondamentaux, du collectif et plus généralement sur la capacité du droit et de son langage à maintenir les idéaux du constitutionnalisme.
La contribution de Raphaële Xenidis pose ces questions en s’intéressant à l’application du droit européen de la non-discrimination aux biais algorithmiques. Elle montre l’inefficacité de ce droit pour faire face à l’amplification des inégalités qui résulte de la généralisation des décisions automatisées. Pour Raphaële Xenidis, cette inefficacité s’explique en partie par les glissements sémantiques et épistémiques qu’opère la gouvernementalité algorithmique. Les notions de personne, de groupe, de traitement ou de causalité et les opérations heuristiques de comparaison, centrales en droit antidiscriminatoire, sont neutralisées par les formes de rationalité inhérentes aux big data, au data mining et aux logiques de profilage. Cela rend les catégories principales de la discrimination – directe et indirecte – mal adaptées pour faire face aux défis de l’ère numérique. Par ailleurs, le système actuel de recours individuel a posteriori ne permet pas de répondre efficacement à la réalité des prédictions de l’IA, qui transforment les discriminations passées en prophéties auto-réalisatrices. Pour remédier à ces insuffisances fondamentales, Raphaële Xenidis explore un tiers-lieu du droit de la non-discrimination, la notion d’injonction à la discrimination.
La pertinence de l’appareil conceptuel des droits fondamentaux pour faire face aux défis de la généralisation du numérique est également mise en question dans la contribution de Mathilde Unger. Elle traite de l’application du droit européen de la protection des données aux opérations de profilage. À partir d’une étude sur le contenu et la portée du droit à contester son score, en vertu du RGPD et de la jurisprudence récente de la CJUE, Mathilde Unger questionne les liens entre la protection des données, telle qu’elle s’applique dans des cas de contestation des opérations de profilage, et le droit à la protection de la vie privée et la non-discrimination. Cette analyse montre comment le RGPD étend l’application de la logique des droits et libertés aux activités des personnes privées qui sont comparables aux actes des autorités publiques. Elle illustre aussi les difficultés et les limites de la transposition des concepts du constitutionnalisme dans un contexte de généralisation des décisions automatisées. Ces difficultés et ces limites tiennent par exemple au caractère inadapté du RGPD, en raison de l’individualisme qui le sous-tend, pour faire face aux enjeux collectifs du profilage. Elles tiennent aussi à l’inadaptation de techniques classiques de contestation des décisions administratives, au regard des méthodes inductives et évolutives qui caractérisent les processus décisionnels automatisés.
La tension entre la « matrice individuelle » des concepts et outils du constitutionnalisme, identifiée par Mathilde Unger, et les enjeux collectifs de la numérisation croissante des rapports sociaux se trouve aussi en filigrane de la contribution de Claire Marzo portant sur la numérisation et la plateformisation des services publics. Claire Marzo s’inspire directement des travaux d’Edoardo Celeste pour étudier et évaluer les réponses aux défis que pose le numérique dans le domaine du service public du soin. Elle nous présente ainsi une « exégèse de la stratégie européenne du soin » telle qu’exposée par la Commission dans différents documents de travail, stratégie qui témoigne selon elle d’une transformation plus générale de la vision européenne du service public à l’ère du numérique. Pour Claire Marzo, le constitutionnalisme pourrait servir de fil directeur quant à la façon de comprendre et de penser ce nouveau service public européen numérisé et les valeurs qui sont priorisées et promues en son sein. Rarement étudié sous cet angle, le domaine du service public du soin pose des problématiques spécifiques relatives au statut et à l’étendue de la protection des droits sociaux au-delà du cadre étatique, ainsi qu’à la pluralité des sources issues des différents rapports entre organisations internationales et régionales actives dans ce domaine, comme l’Union européenne, l’OMS ou l’OIT. L’idée même d’un service public européen numérisé des soins pose la question de savoir si le mouvement du constitutionnalisme numérique serait en mesure fonder un cadre habilitant l’action publique dans le sens de la redistribution et de l’égalité matérielle.
Dans une perspective plus critique, la contribution de Rebecca Mignot-Mahdavi pose la question de la complicité du langage juridique et de ses artifices à accompagner, et implicitement à légitimer, les profondes mutations provoquées par la généralisation de l’utilisation des technologies numériques en matière de sécurité. Elle relève l’instrumentalisation du langage de l’expérimentation pour justifier l’utilisation des dispositifs de vidéosurveillance algorithmique, présentée comme exceptionnelle. Pour Rebecca Mignot-Mahdavi, l’expérimentation qui est en œuvre dans ces dispositifs sécuritaires n’est pas de nature technologique –les technologies en cause n’ont rien de nouveau et les résultats de leur utilisation sont peu concluants quant à leur efficacité. Cette contribution attire ainsi l’attention sur la façon dont le langage du constitutionnalisme, tout en maintenant les apparences de ses techniques et justifications libérales, peut voiler des déplacements autoritaires du pouvoir. Loin d’encadrer et de contraindre cette évolution, le narratif constitutionnaliste la co-construit, il en facilite l’acceptabilité sociale et juridique.
Pour compléter ces approches critiques, Philippine Ducros, Maxime Zimmer, Luc Pellissier et Noé Wagener présentent une première série de résultats de leur étude empirique systématique sur le contentieux de l’accès aux informations sur les algorithmes. Cette étude, engagée dans le cadre d’activités d’initiation à la recherche du programme de Master-Doctorat Numérique, Politique, Droit de l’université Paris-Est Créteil, a été concentrée sur un corpus de 163 jugements, rendus entre juin 2022 et août 2024, qui mobilisent ce droit à l’information. L’étude dresse une série de conclusions traduisant à la fois l’importance des stratégies litigieuses des avocats en matière de contestation des décisions automatisées – la grande partie du contentieux en cause étant le travail d’un seul avocat spécialisé dans le contentieux des aides sociales – et la très faible effectivité de ce droit à l’information, qui tend à être réduit par le juge à une formalité de transparence administrative.
A partir de ces différents objets – algorithmes, profilage, service public du soin, surveillance et contentieux des droits du numérique – ces contributions révèlent des perspectives contrastées. Différentes conceptions quant à la capacité du constitutionnalisme à encadrer ces pratiques technologiques en découlent, sans être d’ailleurs radicalement exclusives les unes des autres. Une première ne renonce pas au cadre classique de la légitimité constitutionnelle tout en pointant l’inadaptation de son langage et de ses concepts pour faire face aux nouveaux défis. Une deuxième pointe les désillusions que provoque ce langage quand les nouvelles technologies servent d’argument à une détérioration silencieuse de ses soubassements libéraux et collectifs. Une dernière maintient la foi dans les idéaux constitutionnalistes quitte à importer ce langage au-delà de son cadre étatique originaire dans l’espoir qu’il irrigue les pratiques du pouvoir sur le numérique. Il en découle que la question du constitutionnalisme, appliquée au domaine numérique, est noyée dans différentes stratégies discursives, dont les fonctions axiologiques et critiques ne se situent pas aux mêmes niveaux.
De façon parallèle, un constat similaire s’impose pour une notion proche, celle de « souveraineté numérique », dont les contours ambigus invitent à une entreprise de clarification. Tel est l’apport de la contribution de Benjamin Loveluck qui s’attache à identifier les différentes significations de cette expression à partir d’une généalogie des discours la convoquant. Il distingue d’abord la notion de « souveraineté du cyberspace » qui, dans son acception originaire, renvoie au discours de l’« exceptionnalisme » de l’internet (internet exceptionalism). Ce cyberespace des origines échapperait par nature à toute velléité de contrôle étatique et laisserait libre cours à l’épanouissement des libertés individuelles. Il montre ensuite que cette conception originaire, contemporaine des mouvements libertariens des années 90 aux Etats-Unis, a connu des développements tenant compte de nouveaux enjeux et menaces. Cette contribution nous invite à replacer les enjeux de la régulation numérique par les États (et d’une certaine manière, même si le projet n’est pas le même, du constitutionnalisme numérique) dans le contexte géopolitique des régimes contemporains et du développement de l’illibéralisme.
Cette publication collective se termine par un débat autour du livre d’Edoardo Celeste, Digital Constitutionalism : The Role of Internet Bills of Rights. Une brève présentation du livre par son auteur sera accompagnée des réactions de Guillaume Tusseau, Afroditi Marketou et Manon Altwegg-Boussac.
[1] En France on compte au moins trois événements sur ce thème en 2023, hormis le colloque dont les actes sont publiés dans ce dossier : un colloque organisé par Brunessen Bertrand et Audrey de Montis à Rennes, un colloque organisé par François-Xavier Millet à Pointe-à-Pitre, et une rencontre-débat organisée par Katia Angelaki et Lamprini Xenou à Créteil dans le cadre de la Quinzaine du Droit du numérique.
[2] Anastasia Iliopoulou-Penot, “The construction of a European digital citizenship in the case law of the Court of Justice of the EU”, Common Market Law Review, vol. 59, no 4, 2022, 969-1006.
[3] Anu Bradford, The Brussels Effect: How the European Union Rules the WorldThe Brussels Effect: How the European Union Rules the World, Oxford University Press, 2021. V. aussi id., Digital Empires: The Global Battle to Regulate Technology, Oxford University Press, 2023.
[4] Pour une présentation des différents mouvements de pensée qui contribuent au constitutionnalisme digital, V. Francisco de Abreu Duarte, Giovanni De Gregorio et Angelo Golia, « Perspectives on Digital Constitutionalism », in Bartosz Brożek, Olia Kanevskaia et Przemysław Pałka (dir.), Research Handbook on Law and Technology, Edward Elgar Publishing, 2023, ch. 19, p. 315-329.
[5] Anne Peters, « Compensatory Constitutionalism: The Function and Potential of Fundamental International Norms and Structures », Leiden Journal of International Law, vol. 19, no 3, 2006, p. 579-610, not p. 601-603.
[6] V. notamment Edoardo Celeste, Digital Constitutionalism. The Role of Internet Bills of Rights, Routledge, 2022, https://doi.org/10.4324/9781003256908.
[7] Ce colloque a eu lieu dans le cadre de la Quinzaine du Droit du numérique organisée par le Master et Graduate Programme Droit du numérique de l’Université Paris-Est Créteil et le laboratoire Marché, Institutions, Libertés.
[8] Edoardo Celeste, Digital Constitutionalism. The Role of Internet Bills of Rights, Routledge, 2022, https://doi.org/10.4324/9781003256908.
[9] Parmi les participant.e.s à cette journée d’étude, Lisa Carayon et Delphine Dogot n’ont pas contribué à ce dossier.
[10] Voir Edoardo Celeste, « Internet Bills of Rights: Generalisation and Re-Specification Towards a Digital Constitution », Indiana J. Glob. Leg. Stud., p. 30, qui s’inspire de Gunther Teubner sur ce point.
[11] Edoardo Celeste, Digital Constitutionalism, op. cit., ch. 6. Toutefois, pour une conception particulière de la fonction critique de la théorie du constitutionnalisme digital, V. Angelo Golia, « The Critique of Digital Constitutionalism », Global Constitutionalism, vol. 13, no 3, 2024, p. 488-518.