L’administration des aliénés, 1789-1838. Quelques jalons pour une (autre) « microphysique du pouvoir »
Par Grégoire Bigot, Professeur d’Histoire du droit, Laboratoire Droit et changement social (UMR 6297), Nantes Université
Quiconque s’intéresse à l’histoire de la « folie » commence d’ordinaire par la lecture des ouvrages de Michel Foucault, à savoir l’Histoire de la folie à l’âge classique[1], qui était tiré de sa thèse de Doctorat, puis Le pouvoir psychiatrique, publié après sa mort (en 2003) à partir des enregistrements de ses cours au Collège de France en 1973-1974[2]. Les thèses du premier ouvrage sont suffisamment connues pour que nous n’ayons pas à les développer ici longuement : la folie, acceptée au Moyen Âge dans la famille et la société, aurait cédé, à compter du XVIIe siècle, à la tentation du « grand enfermement » où les fous ne sont pas tant soignés qu’enfermés avec les marginaux jugés dangereux, notamment les mendiants et vagabonds. Dans ses cours au collège de France, Foucault exprimera le regret que, dans cet ouvrage en quelque sorte de jeunesse, il se soit d’abord intéressé aux seules représentations de la folie. Ensuite, il souhaite se démarquer de sa propre thèse selon laquelle aurait été transporté, dans les asiles, le modèle familial (la procédure d’interdiction et/ou de réclusion domestique) par un « contrôle étatique » par un « appareil d’Etat[3] ». Raisons pour lesquelles, dans Le pouvoir psychiatrique, il centre son analyse sur ce qu’il appelle la « microphysique du pouvoir », à savoir, pour l’essentiel, la façon dont les médecins aliénistes exercent une forme de souveraineté sur le corps même des aliénés.
L’objet de notre propos n’est donc pas de revenir sur ce pouvoir des médecins, qui sera effectivement accru avec la loi de 1838 qui institue, dans chaque département, un asile pour les aliénés. Il sera plus modestement centré sur cette autre « microphysique » du pouvoir sur laquelle ne s’appesantissent guère les travaux de Michel Foucault, à savoir l’éventuelle coercition que l’administration, au nom du droit mais de façon arbitraire, peut être autorisée à exercer sur le corps des aliénés, notamment en procédant à leur internement d’office.
La première question qui, dès lors, se pose, est de savoir quand et pourquoi les pouvoirs publics ont été autorisés à enfermer les « fous » sans leur consentement. Ce qui appelle immédiatement une seconde interrogation, d’une difficulté probablement insurmontable : qu’est-ce que la folie pour le droit ? Pourquoi et comment s’écrit-il à ce sujet ?
C’est la définition même de la folie par les juristes qui permet peut-être de retracer la généalogie de son traitement par les pouvoirs publics. On pourrait la relater schématiquement de la façon suivante : tant que la folie n’intéresse que le droit civil – le régime des incapacités – l’administration est peu sollicitée et l’internement dans des établissements spécialisés reste alors l’exception. Le droit civil, comme l’étymologie même du mot en témoigne, forme société : le ius civile civilise et/ou est supposé, à ce titre, témoigner d’une civilisation. Or le fou, en ce que ses facultés mentales seraient altérées, s’inscrit en faux eu égard à l’ordre civil. Il est susceptible de déconstruire – voire de remettre en cause – ce que le droit construit patiemment parfois pendant des siècles. Le cas est patent pour ce que nous appelons depuis le XIXe siècle le « droit de la famille », qui est le droit civil par excellence en ce qu’il impose un ordre et une culture pour ce qui concerne le mariage et, surtout, la conservation et la transmission d’un patrimoine (dans le cadre d’une famille agnatique et patrilinéaire). Avant même la naissance de l’Etat – comme vocabulaire commun au XVIe siècle – la famille est l’ordre dans l’Etat, pour reprendre la fameuse phrase du garde des sceaux d’Aguesseau, car elle est supposée être la cellule de base de tout ordre social. Suivant cette logique civiliste, prégnante pendant des siècles, le fou regarde donc d’abord et surtout l’ordre familial, domestique et privé. Il n’intéresse qu’exceptionnellement l’Etat en ce qu’il serait chargé de l’administrer au détriment des familles.
Le vocabulaire du droit est, de façon volontaire, flottant et incertain. Il est d’ailleurs flottant et incertain, parce qu’il faut réserver à la jurisprudence – littéralement « la prudence du droit » – le soin de décider cas par cas, sans avoir à qualifier de façon irrémédiable un individu d’incapable (ce qui est la seule définition que le droit retient, in fine, de la folie). Ce n’est pas tant la folie, en effet, qui intéresse le droit que les torts qu’elle pourrait causer à l’équilibre juridique de la famille. Le droit ne s’intéresse pas aux causes, mais aux effets. A ce titre l’aliéné n’existe pas avant la fin du XVIIIe siècle. Comme chacun sait, ce mot est une importation du vocabulaire médical dans l’univers du droit, sous l’influence, notamment, de Pinel et d’Esquirol. Avant que le corps médical ne triomphe dans la définition de la folie, au détriment du droit, ce dernier entretient à dessein la confusion au sujet de la détermination ou de la caractérisation de la folie. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les dictionnaires de droit. C’est essentiellement sous le vocable « démence » que le droit ancien tente de caractériser ce qui est, suivant l’étymologie même du mot, la de mentia, c’est-à-dire une conduite privée de raison[4]. Telle est l’entrée que l’on trouve dans le Dictionnaire de Ferrière en 1749 : « Démence est une faiblesse ou aliénation d’esprit, qui est un obstacle à l’usage de la raison dans celui qui en est attaqué[5] ». Les juristes, prudents pour caractériser les degrés dans la perte de la raison, accompagnent souvent le mot des vocables « imbécilité » ou « folie ». C’est le cas par exemple du Dictionnaire de Denisart[6] ou encore celui du Répertoire universel et raisonné de jurisprudence de Merlin de Douai au début du XIXe siècle[7]. L’aliéné – au sens d’étranger à lui-même – n’intéresse donc le droit qu’au titre des incapacités : les actes qu’il accomplirait seul ne peuvent produire d’effets. Il doit donc faire l’objet de mesures de protection, d’où les développements nombreux et conséquents que l’ancien droit réserve à ce que l’on appelle les mesures d’interdiction, suivies la plupart du temps de la mise en place d’une tutelle. C’est un premier indice que ce que le droit considère comme de la démence est une affaire de famille d’une part et que, d’autre part, s’il intervient bien une autorité publique, ce ne peut être que l’autorité judiciaire, protectrice des intérêts de chacun, aussi bien ceux du dément que de sa famille. L’interdiction, procédure judiciaire, est pourtant, de ce que nous en connaissons, peu demandée. Pour cette double raison qu’elle entraîne des frais de justice importants et que, surtout, elle expose les familles au scandale, du fait de la publicité des mesures d’interdiction. En dehors de l’incapacité juridique, l’ancien droit est très peu dissert sur le sort réservé à la personne même du dément. Suivant une tradition que l’on trouve dans les coutumiers médiévaux, il doit être gardé, dans les deux sens du terme, au sein de la famille. Y compris le dément (le « forsené ») jugé dangereux pour autrui. A ce sujet les Coutumes de Beauvaisis, rédigées par Beaumanoir, sont souvent citées : le forsené doit être lié et emprisonné et son gardien ou ses gardiens seront responsables de ses éventuels méfaits. La question de cet internement est peu connue puisqu’elle ne fait l’objet que de pratiques, de cas par cas. On peut supposer que même sous l’Ancien Régime, l’internement domestique reste la règle. En effet, un arrêt du Conseil de 1683 applique encore le principe de la responsabilité de la famille en cas de « mauvaise garde » d’un fou qu’elle n’avait pas fait enfermer. Cet arrêt nous dit également que l’internement du fou dangereux devrait, en théorie, se généraliser. Et nous savons tous, en effet, qu’à compter de ce XVIIe siècle, l’internement dans les hospices et les hôpitaux a tendance à croître du fait, notamment, que la police générale se développe, ainsi qu’en témoigne le Dictionnaire universel de Police de Des Essarts[8]. Cette police des aliénés demeure pourtant d’essence judiciaire, parce que la notion même de police est un dérivé du pouvoir de juger. Il n’appartient donc qu’à des autorités dotées du pouvoir de justice et de police de procéder à des internements. Trois cas peuvent, schématiquement, se présenter. Soit l’internement est prononcé suite à une procédure d’interdiction. Soit il est prononcé d’urgence – en quelque sorte d’office – par les présidents et procureurs des parlements, au titre de leur pouvoir de police. Soit enfin, l’internement résulte des fameuses lettres de cachet, qui ont tendance à se généraliser dans les deux derniers siècles de la monarchie[9]. Notons que si la lettre de cachet correspond à une justice arbitraire, elle n’en demeure pas moins un acte judiciaire. L’intendant, chargé de la faire exécuter, est en effet intendant de « justice, police et finances ».
C’est cette police des aliénés qui doit retenir notre attention, car elle passe trop souvent au second plan du fameux « pouvoir psychiatrique ». Ce qui caractérise, en effet, la Révolution, puis le XIXe siècle, est la naissance d’une police administrative séparée de la police judiciaire. L’internement change alors de nature, car il peut devenir l’acte discrétionnaire de la seule administration (I). La chose mérite d’être soulignée pour comprendre les enjeux de la loi de 1838. Il est incontestable que ce texte assure le triomphe de la psychiatrie et, notamment, des travaux d’Esquirol : les fous doivent être isolés en vue qu’ils soient soignés. Mais il est tout aussi certain que cette loi consacre le pouvoir discrétionnaire de la police administrative : au nom de l’ordre public, l’Etat doit sauver la société de ceux qui sont réputés la menacer (II).
I. Qu’est-ce que la police des aliénés avant 1838 ?
Avec la Révolution, tout change et rien ne change. Rien ne change dans la mesure où la police, exercée par voie de justice, opère lentement sa mue, pour devenir aussi une police purement administrative (A). Tout change dès lors puisque l’administration autoritaire du système napoléonien, incarnée par les préfets, dispose du pouvoir d’interner d’office ceux qu’elle répute dangereux, sans contrôle judiciaire. C’est cette maltraitance administrative qui fait l’objet d’une première prise de conscience à compter des années 1818-1819 (B).
A. 1789 : problématiques nouvelles
Elles se résument en trois questions. La Révolution rencontre immédiatement ses fous : que faire de ceux qui étaient internés au fort de la Bastille ? Cette interrogation concrète aurait dû en amener une plus théorique : l’aliéné est-il l’homme des Droits de l’homme ? Enfin, par sa volonté de réformer et de séparer les autorités judiciaire et administrative, la Révolution crée un vide juridique dont les effets s’avèreront désastreux : qui administre l’internement des aliénés ?
Le 14 juillet 1789, les insurgés parisiens délivrent donc les prisonniers de la Bastille, fort militaire qui servait également de lieu d’enfermement. Si l’évènement marque les contemporains, c’est qu’il est immédiatement érigé en symbole : la liberté contre le despotisme. C’est effectivement dans les « prisons » de ce type que, du fait qu’il exerce une justice retenue, le roi pouvait faire interner par lettres de cachet, le plus souvent à la demande même des familles, les enfants notamment prodigues ou considérés insensés[10]. Mirabeau en témoigne, ainsi que le marquis de Sade, enfermé à la Bastille quelques jours seulement avant le 14 juillet. Ce jour-là, les révolutionnaires ne trouvent pourtant que sept prisonniers. Un seul a fait l’objet d’une lettre de cachet. Il s’agit du comte de Solages, libertin, enfermé depuis 1784 à la demande de sa famille. Il est à ce titre élargi. Qui sont les six autres ? On compte quatre faussaires, en attente d’être jugés : il paraîtrait qu’ils profitent du désordre du 14 juillet pour s’évanouir dans la foule. Quelques jours plus tard, ces prisonniers de droit commun auraient été incarcérés à Bicêtre. On ignore s’ils ont été condamnés pénalement. Restent deux « fous ». Le premier est un nommé Auguste-Claude Tavernier. Né en 1729, il a été enfermé à Charenton, à la demande probable de son père, en 1745. Il aurait été par la suite suspecté d’être complice – de Damiens – d’une tentative d’assassinat de Louis XV. Il est donc « embastillé » depuis 1759, soit très exactement trente ans. Etait-il aliéné au sens où l’entendra la médecine ? Après le 14 juillet, il erre dans Paris sous bonne garde. On l’expose au public quelques jours puis on l’exfiltre vers Charenton, qu’il aurait quitté en 1795, à plus de 65 ans. Le second est plus haut en couleurs. Il s’agit de James Francis Xavier Whyte. Né en 1730 à Dublin, capitaine au service de l’armée française, il est enfermé une première fois au château de Vincennes en 1781, aux frais de sa famille. Ledit château ferme ses portes en 1784 comme prison. Avec le marquis de Sade, il est alors transféré à la Bastille. En mars 1789, il avait fait l’objet d’une mesure judiciaire d’interdiction. Le soir du 14 juillet, il vagabonde du côté du Palais-royal. Le 15, il est appréhendé et conduit à Charenton. En 1795, il sera transféré à l’asile des Petites Maisons. L’individu, paraît-il, déraisonnait : il se prenait tour à tour pour Jules César, saint Louis ou Dieu.
Ce qui nous intéresse ici est le fait que, parmi les sept prisonniers de la Bastille, pas moins de six feront quasiment l’objet d’un one way ticket vers deux institutions connues pour interner, notamment, les « fous » : Bicêtre et Charenton. Sur quels fondements juridiques de telles mesures ont-elles pu être prises ? Poser cette question, c’est évidemment interroger l’effectivité de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, votée quelques jours plus tard.
C’est à tout le moins un fait connu que la prise de la Bastille accélère le processus de rédaction d’une Déclaration des droits. Les députés, qui siègent à Versailles, ne doivent pas subir la surenchère des parisiens. Mounier, au nom du premier comité de Constitution, convainc l’Assemblée constituante, le soir du 14 juillet, de rédiger sans tarder une Déclaration que tous avaient déjà à l’esprit, notamment sur le modèle américain. Il est évident que l’enfermement pratique des gens réputés « fous » met à l’épreuve les principes tout théoriques de cette Déclaration. La France ne serait-elle donc, selon l’expression de Badinter, que le pays qui déclare les droits, sans jamais en assurer la garantie ? Deux principes phares de ladite Déclaration sont d’emblée mis à mal par les internements administratifs, que va pratiquer à haute dose l’administration révolutionnaire puis napoléonienne. D’une part, le principe selon lequel les hommes naîtraient et demeureraient libres et égaux en droit, ce qui suppose de s’interroger sur la nature de l’homme des Droits de l’homme. De même que l’esclavage ne sera aboli qu’en 1794, les présupposés quant à savoir ce qu’est la folie, eux, ne seront manifestement pas abandonnés : comme l’illustrent les « fous » de la Bastille, ils sont et demeurent le plus souvent enfermés. Le décret des 16-26 mars 1790, « concernant les personnes détenues en vertu d’ordres particuliers », en témoigne. En son article 1er, il décide la libération des personnes « détenues dans les châteaux, maisons religieuses, maisons de police ou autres prisons quelconques », dès lors qu’elles ont été enfermées « par lettres de cachet ou par ordre des agents du pouvoir exécutif ». L’article 6, quant à lui prononce la libération, sous les trois mois, des personnes « enfermées sur la demande de leurs familles, sans qu’aucun corps de délit ait été constaté juridiquement ». L’article 9 est tout entier consacré aux « personnes détenues pour cause de démence ». Il est prévu que, sous trois mois, ils soient visités et interrogés par des juges ainsi qu’examinés par des médecins. Ce après quoi, les « malades » seront « élargis ou soignés dans les hôpitaux qui seront indiqués à cet effet[11] ». De tels hôpitaux, ne seront, à quelques exceptions près, jamais organisés, sur tout le territoire, avant la loi de 1838. D’autre part, découlant du principe même d’une liberté naturelle, le principe de la liberté pénale : l’aliéné présente en effet la particularité d’être un innocent, à tel point que l’altération supposée de ses facultés mentales l’exonère de toute responsabilité pénale, comme le prévoira l’article 64 du Code pénal de 1810, qui est pourtant loin d’être un code libéral. Rappelons, à toutes fins utiles, que, outre la présomption d’innocence posée à l’article 9, l’article 7 de la Déclaration énonce que « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et dans les formes qu’elle a prescrite ». La détention des aliénés rentrait-elle dans le champ de ces articles ? Où est la loi qui autorise leur incarcération ?
La Révolution en quelque sorte révolutionne le sort des aliénés dans la mesure où, en arrière-plan, elle réforme de fond en comble non seulement les autorités judiciaire et administrative mais également leurs fonctions. Afin de révéler la nation, elle crée une administration uniforme, essentiellement élue, avec les deux lois des 14 et 22 décembre 1789 sur les communes et les départements. Afin de détruire l’ancien pouvoir des magistrats – à commencer par ceux des Parlements – elle refonde tout le judiciaire avec la fameuse loi des 16-24 août 1789. Dans le souci louable d’éviter l’arbitraire et de modérer les pouvoirs de ces nouvelles institutions, les révolutionnaires posent le principe phare, encore aujourd’hui, de la séparation des fonctions entre ces autorités : les juges ne peuvent plus administrer, les administrateurs ont interdiction de juger (cf. notamment le fameux art. 13, tit. II, de la loi des 16-24 août). Cette séparation des fonctions judiciaire et administrative ne peut pas être sans incidence sur le sort des « fous ». Le judiciaire perd la prérogative qui était la sienne de prononcer des internements et ne peut, en théorie, connaître des éventuels actes administratifs qui y procèderaient. En témoignera le Code civil de 1804 qui se contente de figer les règles relatives à l’interdiction, à la tutelle etc., sans mentionner, y compris lors des travaux préparatoires, le sort à réserver aux incapables qui présenteraient un danger pour eux-mêmes ou pour autrui. C’est comme si l’internement des « déments » ou des « forcenés » avait disparu. Y compris en matière pénale, puisque l’article 64 du Code de 1810, qui reprend un principe de l’ancien droit, décide que « il n’y a ni crime, ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action ». Que fait-on concrètement des individus déclarés irresponsables du fait de leur aliénation mentale ?
A ce sujet Merlin de Douai, dans son Répertoire, relate un arrêt édifiant de la Cour de cassation, rendu au moment où il y exerçait comme Procureur-général. L’histoire est édifiante à un double titre : dans la définition qu’elle offre de la folie mais surtout par la façon dont, interdisant au judiciaire – ce qui est louable – d’enfermer un fou, elle le renvoie à l’arbitraire administratif, sur lequel elle n’a pas prise. L’affaire est celle de Louis-Auguste Guillaume, soldat au cinquième régiment des vétérans, sous le premier Empire. Le 9 thermidor an XII, à coup de sabres, il tue « un de ses camarades », le soldat Joseph Landau. Traduit devant le conseil de guerre, à Grenoble, ce dernier estime qu’il n’est pas passible de la peine de mort, prévue par la loi du 21 brumaire an V, au sujet des soldats coupables d’homicide volontaire. Le motif de cette irresponsabilité ? Le soldat Guillaume a été examiné par des officiers de santé. Or, il résulte de leur rapport « que Louis-Auguste Guillaume est atteint d’épilepsie, et que cette maladie lui avait occasionné, avant et dans le moment du crime, des transports de rage et de fureur qui n’étaient pas naturels ». Pour Merlin de Douai, dans son réquisitoire devant la Cour, « l’on ne peut qu’applaudir à [cette] décision aussi juste qu’humaine ». Comment se fait-il alors que le jugement du conseil de guerre fasse l’objet d’un pourvoi en cassation ? Parce qu’il recèle pour le Procureur-général « un excès monstrueux de pouvoir ». En effet, le conseil de guerre « a pris sur lui d’ordonner la réclusion de Guillaume, de l’ordonner par forme de condamnation, et de l’ordonner à perpétuité ». L’excès de pouvoir judiciaire était double. D’une part, le tribunal militaire « a entrepris sur les attributions de l’autorité administrative ». D’autre part, ce faisant, « il a converti en peine une simple mesure de police[12] ».
Cette affaire du soldat Guillaume nous met en présence d’une double interrogation : existe-t-il des fondements satisfaisants à l’exercice de cette police par les autorités administratives ? L’internement par voie de police administrative n’est-il donc pas une peine ?
B. Les effets concrets de la police administrative
La police des aliénés a ceci de fascinant qu’elle nous oblige à méditer cette chose nouvelle, à compter de 1789, qu’est la police administrative. Rappelons pour mémoire que la fameuse distinction française entre police judiciaire et police administrative, qu’on enseigne dans nos facultés de droit comme une vérité, et qui a été clairement énoncée par le second Code pénal de la Révolution, est loin de pouvoir satisfaire[13]. Selon cette distinction, la police judiciaire réprime les délits constitués, par application des lois. La police administrative, elle vient en amont de tout délit. Elle est en effet supposée, au nom d’un intérêt social, les prévenir (pra venire : venir avant). Elle est donc habilitée à restreindre – voire à nier – les libertés en dehors de tout délit. Elle est forcément habilitée à préjuger les délits. Une telle logique a quelque chose d’incohérent ne serait-ce qu’au regard des principes posés par la Déclaration du 26 août 1789 (pour ne rien dire de la sacro-sainte séparation des autorités administrative et judiciaire). C’est ce qui aurait fait dire à Georges Clémenceau qu’en démocratie, il n’y a qu’une police avouable, et c’est la police judiciaire.
La police des aliénés en administre malheureusement la preuve. Non seulement les textes sont on ne peut plus lacunaires, mais en outre les pratiques vont être forcément arbitraires.
Dans son premier rapport présenté à la Chambre des députés en janvier 1837, le ministre de l’Intérieur lui-même déplore l’état de la législation depuis 1789, en ce qu’elle n’offre aucune garantie aux aliénés d’une part et que, d’autre part, elle n’est qu’obsédée de sécurité publique. La première chose à noter est que la perpétuation de la police d’Ancien Régime, mais d’une police devenue purement administrative, est un impensé de la législation révolutionnaire. C’est en effet dès la loi du 14 décembre 1789 que l’on confie aux maires des pouvoirs généraux de police, sans que les modalités même ou que les limites en soient précisées ou tracées. C’est de façon générique que l’article 50 dispose que « Les fonctions propres au pouvoir municipal […] sont […] de faire jouir les habitants des avantages d’une bonne police, notamment de la propreté, de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité dans les rues, lieux et édifices publics[14] ». La grande loi des 16-24 août 1790, relative à l’organisation et aux compétences de l’ordre judiciaire, outre qu’elle interdit aux juges de connaître désormais des actes administratifs, comporte, en son titre XI, un catalogue des « objets de police confiés à la vigilance et à l’autorité des corps municipaux ». Parmi ces pouvoirs reconnus à la police administrative, figure (art. 3, alinéa 6), le « soin d’obvier ou de remédier aux évènements fâcheux qui pourraient être occasionnés par les insensés ou les furieux laissés en liberté, et par la divagation des animaux malfaisants ou féroces[15] ». C’est sur le fondement de cette compétence générale en matière de police que Merlin de Douai requiert la cassation dans l’affaire du soldat Guillaume : seule l’autorité administrative pouvait prendre, par arrêté, des mesures de police de façon préventive à l’égard des « fous » qui menaceraient la sûreté. Quelle mesure ? Celles, bien entendu, d’un internement, où que ce soit, c’est-à-dire dans les hôpitaux (ils sont rares), les hospices (on en compte environ 2 000 à la fin de l’Ancien Régime) ou les « prisons », dont le nombre est impossible à déterminer tant elles ont poussé comme des champignons sous la pluie, et de façon purement empirique, à compter de 1793. Seule une étude fouillée des archives départementales, hélas fort lacunaires car souvent mal conservées pour la période révolutionnaire et le début du XIXe siècle, permettrait de prendre la mesure du nombre de « fous » ainsi internés administrativement au nom de la police de l’ordre. Le décret du 24 vendémiaire an II (15 octobre 1793), voté au moment de l’instauration du Gouvernement révolutionnaire, en dit long sur la volonté dudit gouvernement d’exercer sa police sur les populations marginales. Relatif aux « mesures à prendre pour l’extinction de la mendicité », il comporte un titre III intitulé « Des maisons de répressions ». Il en est prévu une par chef-lieu de département (art. 1er) afin d’y enfermer les mendiants dits actifs (ceux qui mendient dans la rue) pour une durée d’un à deux ans en cas de récidive. Au détour de l’article 7, nous découvrons que la misère sociale, lorsqu’elle ne la provoque pas, peut se doubler d’une misère médicale, à savoir la folie. A l’égard des « déments » déjà enfermés, la loi est implacable : « Ceux [les mendiants] enfermés pour cause de démence, et qui sont aux frais de la nation, seront transférés dans les nouvelles maisons de répression, et continueront d’être à la charge publique. Il sera libre aux parents de réclamer ceux qui sont à leurs frais, ou de les laisser dans les maisons de répression, en continuant de payer leur pension[16] ». Et après ? Rien. Ni le Directoire, ni l’ultra autoritaire régime napoléonien ne se soucient du sort des déments, que ce soit leur éventuelle guérison ou leurs conditions de détention : on incarcère administrativement – sur ordre des préfets à compter de leur création en 1800 – à titre préventif, tout aliéné suspect de troubler l’ordre public[17]. Le Consulat et l’Empire tentent pourtant de rationnaliser les centaines de « prisons » léguées par l’épisode du Gouvernement révolutionnaire. Il crée ainsi, en théorie, les maisons d’arrêt (courtes peines ou en attente d’être jugé) et les maisons centrales (longues peines). Outre que les lieux de détention ainsi désignés soient d’une insalubrité qui défie l’imagination (ce sont d’anciens biens nationaux à tout le moins inadaptés), il semble bien que les « fous » aient été disséminés entre ces différents types d’établissements. En témoignera une circulaire de septembre 1838 qui ordonne de mettre fin à cette pratique et où le ministre de l’Intérieur s’offusque que des préfets puissent encore y recourir. En témoigne également l’étude récente de Ludmila Fagot au sujet de la maison centrale de Rennes : dans cette prison qui deviendra la plus grande prison centrale pour femmes d’Europe, les directeurs, dans le premier tiers du XIXe siècle, ne cessent de se plaindre qu’ils aient à recevoir des « aliénées » dont ils ne savent trop que faire. Dans son exposé des motifs pour le premier projet en vue de la « loi sur les aliénés », le ministre de l’Intérieur, en janvier 1837, en dresse le constat : « On ne songeait alors qu’aux dangers dont l’insensé furieux pourrait menacer la sûreté publique ; on ne s’était point occupé de la protection qui était due au malheur dans la personne de l’aliéné, et des conditions nécessaires à son traitement ; il faut peu s’en étonner : l’art lui-même, en ce qui concerne ce traitement, était encore très-imparfait ; l’hospice était pour l’aliéné une prison, lorsqu’il n’était pas confondu dans les prisons ordinaires avec les criminels[18] ».
Ce sont les médecins, c’est un fait connu, qui vont en quelque sorte tirer la sonnette d’alarme pour dénoncer ces libres pratiques de la police administrative. Les années 1818-1819 marquent un tournant. D’abord parce que l’administration centrale se réorganise et tente de rationnaliser l’administration des établissements publics communaux et/ou départementaux, notamment ceux où l’on procède aux incarcérations (hôpitaux, hospices, prisons diverses etc.). C’est ainsi qu’est créé, au sein du ministère de l’Intérieur, une importante direction de l’administration communale et départementale, qui est confiée à François Guizot. Par ailleurs, le ministre crée une commission d’études afin d’améliorer l’administration de ces établissements – l’obsédante question de leur financement – et les conditions de celles et ceux qui y sont détenus. C’est dans ce cadre qu’ensuite les médecins sont sollicités pour leur expertise. A commencer par le plus célèbre d’entre eux, à savoir Esquirol. En 1818, il remet au ministre un mémoire par lequel il préconise que les aliénés soient reçus dans des établissements spécialement dédiés, à raison d’un par ressort de Cour d’appel[19].
C’est dans ce contexte que le pouvoir central reconnaît la maltraitance administrative infligée aux aliénés, ainsi qu’en témoigne la circulaire du ministre de l’Intérieur, adressée aux préfets, du 16 juillet 1819, et qui vise à améliorer dans l’urgence – en attendant le rapport définitif de la commission – le sort des malades enfermés[20]. Le constat dressé par le ministre est à tout le moins édifiant. « Il est des départements », commence le ministre, « où les aliénés sont disséminés dans plusieurs hospices et même dans les prisons. On examinera s’il est possible de les réunir à peu de frais dans un seul établissement, où leur traitement pourrait être plus facilement surveillé ». Les conditions de leur détention sont à tout le moins déplorables. En effet, dit le ministre, « les cellules ou loges destinées aux furieux sont petites, humides et mal aérées. Les loges souterraines doivent être complètement abandonnées ». Par ailleurs les « aliénés, même les plus furieux ne doivent jamais être laissés couchés sur la terre ou le pavé ; il faut leur procurer de fortes couchettes scellées dans le mur ». De même la « distribution des aliments doit être renouvelée plusieurs fois par jour ». Selon le ministre toujours, « on attribue généralement au défaut d’un nombre suffisant de serviteurs une partie des maux dont gémissent les aliénés ». Formule en forme d’euphémisme pour déplorer que les aliénés soient maltraités par les gardiens. En effet, ajoute la circulaire, ces derniers doivent « n’être jamais armés de bâtons, de nerfs de bœuf, de trousseaux de clefs, ni accompagnés de chiens. Ils doivent être surveillés sévèrement par le médecin et par les administrateurs de l’établissement ». Enfin, la circulaire témoigne que les aliénés continuaient, pour certains d’entre eux, à être enchaînés : « Partout la camisole, ou gilet de force, doit être substituée aux chaînes, aux colliers ».
Nonobstant cette prise de conscience, rien ne sera véritablement accompli sous la Restauration, faute d’établissements spécialisés pour le soin des aliénés en tant que malades. C’est à la monarchie de Juillet qu’il va revenir de créer ces établissements sous le nom d’asiles, avec la loi du 30 juin 1838, dont les dispositions resteront quasi inchangées jusqu’en 1968.
II. Pourquoi généralise-t-on l’incarcération des aliénés en 1838 ?
La loi de 1838 est comme l’enfer, pavée de bonnes intentions. La générosité des intentions, c’est qu’il faut ériger des établissements spécialisés, en vue de soigner de simples malades. L’enfer, c’est la généralisation de la police administrative et de son pouvoir d’incarcérer arbitrairement (A). Les contemporains eux-mêmes, dès les années 1860, vont juger de la catastrophe des résultats : les asiles sont davantage des maisons de détention que des maisons de soins (B).
A. La généralisation de l’internement administratif
Les débats qui entourent l’adoption de la loi du 30 juin 1838 sont connus[21]. Ils sont longs et minutieux : ce sont quatre projets qui s’échelonnent devant la Chambre des députés et la Chambre des pairs de janvier 1837 à l’été 1838. Tout part du constat, déjà dressé depuis 1819, que la question des aliénés n’est pas convenablement administrée. En 1834-1835 le ministre de l’Intérieur a lancé une enquête auprès des préfets. Il en résulterait que 8 390 aliénés seraient internés dans des établissements dédiés ou mixtes (hôpitaux, hospices) et 3 605 seraient en état de vagabondage ou dans des prisons diverses. Pour mettre un terme à cette situation, le gouvernement souhaite isoler – puis soigner – les aliénés. C’est tout l’objet du premier projet présenté devant les députés en janvier 1837 devant les députés par Gasparin, ministre de l’Intérieur. En résumé, dit-il devant la chambre des Pairs le 28 avril 1837, « la loi doit présenter trois principaux caractères : c’est une loi de police et de sûreté à l’égard de tous les citoyens, une loi de bienfaisance et de tutelle à l’égard de l’aliéné, une loi de charité publique à l’égard de ceux de ces infortunés que leur position et celle de leur famille laisseraient sans ressources[22] ». En réponse, la commission parlementaire, par son rapporteur Vivien, décide d’améliorer le projet gouvernemental en insistant sur le préalable de l’édification et de la généralisation des asiles d’aliénés.
La loi de 1838 est donc d’abord et avant tout une loi de rationalisation administrative en vue d’une meilleure gouvernabilité des aliénés, dans l’intérêt de l’ordre public. Ses deux premiers titres ont des objectifs simples : généralisation des établissements d’aliénés, placement des aliénés. Le titre Ier, sobrement intitulé « Des établissements d’aliénés », rend obligatoire, dès son article 1er un établissement d’aliénés par département (soit public, soit privé)[23]. C’est une première forme de simplification et/ou de rationalisation administrative. La police des aliénés, municipale depuis 1789, devient une prérogative de l’administration départementale. C’est une meilleure administration puisqu’elle vise à isoler les aliénés des malades des hospices ou des détenus des prisons. C’est une clarification administrative puisque les frais seront à la charge des départements et que le préfet, « qui administre seul le département » depuis la loi du 28 pluviôse an VIII, va être chargé de cette uniformisation, dans l’intérêt supposé des aliénés et de la société.
Mais la loi de 1838, en généralisant des asiles départementaux, confirme donc une pratique : l’administration prend la main sur les internements, que la loi va qualifier de « placements ». On isole les aliénés sans procédure d’interdiction. Outre qu’elles étaient manifestement rares, la prévention de l’ordre témoigne que la police administrative évolue loin ou en dehors de toute intervention du judiciaire. En témoigne le Titre II de la loi, sobrement intitulé « Des placements faits dans les établissements d’aliénés ». Il se divise en deux sections : placements volontaires, placements ordonnés par l’autorité publique. Or dans les deux cas ces placements sont sous la surveillance ou l’autorité des préfets. Dans le cas des placements volontaires, à la demande d’un tiers, on exige, la chose est connue, des formalités précises, dont un certificat médical. C’est le fameux « pouvoir psychiatrique » étudié par Foucault. C’est au vu des rapports des médecins que le préfet pourra « ordonner la sortie immédiate », notamment si lesdits rapports constatent une guérison. Le préfet était censé, dans l’esprit de la loi, veiller à ce que la liberté individuelle ne soit pas compromise. Mais que faire des anciens « démens » qui sont susceptibles de troubler l’ordre public et dont personne ne requiert le placement « volontaire » ? C’est à ce stade que la loi, en son article 18, généralise la police administrative des préfets. Ils « ordonneront d’office le placement, dans un établissement d’aliénés, de toute personne interdite ou non interdite, dont l’état d’aliénation compromettrait l’ordre public ou la sûreté des personnes ». En « cas de danger imminent », ajoute l’article 19, les maires, au nom de leurs pouvoirs de police, peuvent prendre des mesures similaires, « à la charge d’en référer au préfet, qui statuera sans délai ». Là encore, la loi croit prendre suffisamment de précautions eu égard à l’éventuel arbitraire administratif et afin de préserver – en théorie – le principe de la liberté individuelle. C’est ainsi que « les ordres du préfet seront motivés ». C’est ainsi encore que, un mois après le placement, un rapport médical doit être adressé au préfet, par le chef d’établissement, afin de spécifier la nature de la maladie et « les résultats du traitement ». Le préfet est alors tenu de décider l’élargissement ou le maintien en isolement au vu de cette expertise médicale. Nonobstant le pouvoir conféré aux préfets dans l’exercice de leurs prérogatives de police, la loi de 1838 constituait évidemment un progrès. On « isole », certes, mais c’est dans l’intention de soigner. On « place d’office », sans doute, mais c’est dans un établissement de soins. La loi, en son article 24, précise bien d’ailleurs que « dans aucun cas, les aliénés ne pourront être ni conduits avec les condamnés ou les prévenus, ni déposés dans une prison[24] ». L’enfer est pavé de bonnes intentions : quelques années après sa mise en œuvre, la loi de 1838 va se révéler un enfer, dont le démon est bien celui qu’exerce la police administrative.
B. Les scandales des internements administratifs
Dès le second Empire, la loi de 1838 est sous le feu des critiques. L’opinion publique commence de prendre conscience que l’asile est non seulement un lieu d’internement à la demande discrétionnaire des familles – le cas de Camille Claudel en sera une cruelle illustration – mais qu’en outre il peut être une prison politique au nom d’une sorte de haute police administrative. « Il est certain », écrit Jacques Prévault dans sa thèse, « que le second Empire a usé de ce stratagème pour se débarrasser de ses ennemis. C’est contre ces internements politiques que s’est élevée, vers 1860, une immense campagne de presse[25] ». Au commencement du XXe siècle, le journaliste Albert Londres alertera l’opinion publique, avec son reportage et/ou essai Chez les fous, de la misère des aliénés abandonnés à l’arbitraire administratif[26]. Comment en était-on arrivé là sinon parce que le droit avait failli dans sa mission première, qui est de garantir les libertés ?
L’autorité judiciaire ayant interdiction de connaître de la légalité d’un arrêté préfectoral, il faut attendre 1856 pour que le Conseil d’Etat se prononce enfin sur le contrôle qu’il serait susceptible d’exercer sur une mesure de placement d’office, dans le cadre du fameux recours pour excès de pouvoir. On se doute bien que les placés d’office étaient peu susceptibles d’encombrer le Conseil de recours. C’est une commune, en l’occurrence, qui demande à ce qu’un placement d’office soit annulé comme comportant un excès de pouvoir. La réponse du Conseil d’Etat est à tout le moins lapidaire : « la mesure par laquelle le préfet de police a ordonné, dans l’intérêt de l’ordre public et de la sûreté des personnes, le placement d’office de l’aliéné Wuittenez dans l’hospice de Bicêtre, est un acte de police administrative qui n’est susceptible d’aucune appréciation par la voie contentieuse[27] ». Cette jurisprudence sera constante puisqu’elle est encore réitérée en 1939, à une époque où le nombre d’aliénés placés est à tout le moins important.
En effet, le nombre des aliénés internés (hors des prisons) était, selon le ministère de l’Intérieur, de 8 390 en 1838. Quatre ans après l’adoption de la loi, le ministère fait état, en 1842, de 15 820 aliénés « placés ». En 1864, ils sont 34 919. En 1912 on atteint 101 461 aliénés. Le record est atteint sous le régime de l’Etat français : en 1941 il y aurait eu 138 965 aliénés « placés ». Ce chiffre, on le sait, diminue drastiquement suite à « l’hécatombe des fous », étudiée par Isabelle von Buelzingloewen[28]. En 1943, les statistiques du ministère font état de seulement 65 983 aliénés placés[29].
[1] M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972.
[2] M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974, Paris, Gallimard/Seuil, 2003.
[3] Ibid. p. 15-18.
[4] Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2019, tome I, V° « Dément, ente », p. 1031.
[5] C-J. Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, Paris, 3ème édition, 1749, tome I, p. 653.
[6] J.-B. Denisart, Collection des décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence actuelle, Paris, Desaint, 6ème édition, 1768, tome I, V° « Démence » p. 410, qui renvoie aux mots « Furieux, Insensés & Interdits ». Il définit la démence comme « l’état d’une personne dont la raison est affaiblie, & qui s’approche de la folie ».
[7] Merlin (de Douai), Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, Paris, Garnery, 5ème édition, 1827, tome IV, p. 357 : « Démence, Folie, Imbécilité. Ces trois mots désignent l’état d’une personne dont la raison est affaiblie au point d’ignorer si ce qu’elle fait est bien ou mal ».
[8] N.-T. Des Essarts, Dictionnaire universel de police, Paris, Moutard, 1787, tome IV, V° « Folie, Fureur, Démence », p. 97 : « Ceux qui ont le malheur d’être attaqués de folie, démence ou fureur, doivent être gardés par leurs parents ou à leurs frais, de manière que la tranquillité publique ne soit pas troublée par ces infortunés. Lorsque les familles ne sont pas en état de payer une pension, les officiers chargés de veiller au maintien de l’ordre doivent faire conduire ces sortes de malades dans les hôpitaux ou dans les autres endroits destinés par le gouvernement pour les recevoir ».
[9] Cf. A-L. Teillard, Introduction historique au droit des personnes et de la famille, Paris, PUF, 1996, p. 435-438 ; J.-Ph. Lévy et A. Castaldo, histoire du droit civil, Paris, Dalloz, 2002, p. 237-238.
[10] Cf. J.-C. Petitfils, La Bastille. Mystères et secrets d’une prison d’Etat, Paris, Tallandier, 2016 ; L. Chavanette, Le 14 juillet de Mirabeau. La revanche du prisonnier, Paris, Tallandier, 2023.
[11] Duvergier, Collection complète des lois, Paris, Guyot, 1824, tome 1, p. 142-144.
[12] Merlin (de Douai), Répertoire… préc. p. 360-361.
[13] Cf. G. Bigot, « Les habitudes de l’administration : l’histoire irrésolue de la police administrative », in N. Dissaux (dir.), Les habitudes du droit, Paris, Dalloz, 2015, p. 113-125.
[14] Duvergier, Collection… préc. tome 1, p. 78.
[15] Ibid. p. 375.
[16] Ibid, tome 6, p. 230-231.
[17] Par une lettre du 15 thermidor an IX, soit au début du Consulat, le ministre de la Justice, saisi par celui de l’Intérieur, précise pourtant que l’internement administratif ne peut être que provisoire et que le maintien en détention ne peut être le fait que d’une décision de justice : « Ainsi, lorsqu’un insensé a été provisoirement arrêté par l’autorité administrative, le tribunal du lieu de son domicile doit fixer son état, et c’est d’après le jugement rendu que l’autorité administrative le fait définitivement placer dans les maisons destinées aux insensés et furieux ». Cf. l’intégralité de cette lettre en M.D. Dalloz, Répertoire méthodique et alphabétique de législation, de doctrine et de jurisprudence, Paris, 1846, tome 3, V° Aliéné, p. 429-430.
[18] Moniteur Universel du 7 janvier 1837, cité Ibid. p. 429.
[19] Cf. J. Postel et C. Quétel, Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris, Dunod, 2021 ; G. Bollotte, « Les projets d’assistance aux malades mentaux avant la loi de 1838 », L’information psychiatrique, 2015/6, vol. 91, p. 499-503.
[20] Bulletin officiel du ministère de l’Intérieur, année 1819, Paris, Imprimerie et librairie administratives, 1819, p. 340-343.
[21] G. Landron, « Du fou social au fou médical. Genèse parlementaire de la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés », Déviance et société, 1995, p. 3-21.
[22] Reproduit en E. Durieu et G. Roche, Répertoire de l’administration et de la comptabilité des établissements de bienfaisance, hospices, hôpitaux, bureaux de bienfaisance, asiles d’aliénés, Paris, 1842, tome I, p. 38.
[23] Duvergier, Collection… préc. tome 38, p. 492.
[24] Ibid p. 505-506.
[25] J. Prévault, L’internement administratif des aliénés, Paris, LGDJ, 1955, p. 101-102.
[26] A. Londres, Chez les fous, Albin Michel, 1925.
[27] CE, 20 déc. 1856, Commune d’Issoudun, Rec. 760.
[28] I. von Buelzingloewen, L’hécatombe des fous : la famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation, Paris, Flammarion, 2007.
[29] J. Prévault, L’internement administratif des aliénés, préc. p. 37.