La catégorie juridique des droits et libertés
Thèse dirigée par le professeur David Mongoin et soutenue publiquement le jeudi 3 décembre 2020 à l’Université Jean Moulin Lyon 3 devant un jury composé de Monsieur Xavier Dupré de Boulois, professeur à l’Université Panthéon‑Sorbonne Paris 1 (Président), Madame Laure Milano, professeure à l’Université de Montpellier (Rapporteure), Madame Mathilde Philip‑Gay, professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et Madame Diane Roman, professeure à l’Université Panthéon‑Sorbonne Paris 1 (Rapporteure).
Par Maïlys Tetu, Docteure de l’Université Jean Moulin Lyon 3
Les droits et libertés payent, presque paradoxalement, le prix de leur succès : à mesure que grandit l’élargissement de leur diffusion et l’approfondissement de leur protection dans le système juridique, leur intelligibilité globale se fait plus complexe et leurs remises en cause plus faciles.
On ne sait, tout d’abord, comment les dénommer. Ils sont désignés tout à la fois par l’expression de droits de l’Homme, de libertés publiques ou encore de droits et libertés fondamentaux. Le choix de la dénomination ne semble, à vrai dire, que signaler l’inscription de l’auteur qui l’utilise dans un champ disciplinaire particulier. En effet, l’expression de droits de l’Homme est davantage mobilisée par la doctrine internationaliste, tandis que celle de libertés publiques l’est encore en partie par la doctrine administrativiste et celle de droits et libertés fondamentaux porte la signature des doctrines européaniste et constitutionnaliste, voire privatiste.
On ne sait, ensuite, comment les traiter de manière conjointe. Les droits et libertés se caractérisent par une hétérogénéité matérielle qui confine à la disparité. Ils embrassent large – de l’expression, à la vie privée en passant par le vote, la propriété, la circulation, le logement ou encore la santé –, emportent des régimes juridiques distincts et déploient a priori des obligations disparates à la charge de leurs obligés.
Et pourtant derrière cette hétérogénéité – terminologique autant que matérielle – demeure une cohérence qui relie entre eux les droits et libertés et invite à ce qu’ils soient rassemblés sous une même étiquette. L’ambition de la thèse est précisément de surmonter le constat de cette hétérogénéité, de porter un regard différent sur les droits et libertés afin de contribuer à leur intelligibilité et, en arrière-plan, de répondre aux critiques actuelles dont ils sont l’objet. C’est donc à une quête de sens que cette thèse convie : quête d’une systématisation des droits et libertés tout autant que du sens que ces derniers donnent au système juridique, et plus largement au droit lui‑même.
La systématisation proposée prend la forme d’une catégorie, outil conceptuel le plus à même de répondre à l’ambition de ce travail, car elle permet d’unifier des objets juridiques distincts dès lors qu’ils sont réputés partager des caractéristiques communes. Autrement dit, appréhender les droits et libertés dans le cadre d’une catégorie juridique permet de souligner, au-delà de ce qui les délie ou les distingue, ce qui les unifie fondamentalement : leur objet, leur finalité ou encore les mécanismes qui assurent leur protection.
Dans cette perspective, le choix a été fait d’une approche « nominaliste » des droits et libertés qui s’inscrit dans une perspective positiviste. En effet, il s’agit ici d’entendre l’approche « nominaliste » dans le sens d’une identification des droits et libertés à partir de la dénomination qui leur est attribuée par les acteurs juridiques. Concrètement, cela revient à retenir que les droits et libertés sont les objets juridiques désignés par les expressions de droit et liberté, de droit de l’Homme, de droit humain, de liberté publique, de droit fondamental, de liberté fondamentale, de droit individuel ou de liberté individuelle, au singulier ou au pluriel. L’intérêt de retenir l’expression de « droits et libertés » est de s’affranchir des diverses conceptions doctrinales rattachées aux expressions de droits de l’Homme, libertés publiques et droits et libertés fondamentaux. Il doit être précisé enfin que l’étude d’une catégorie juridique exclut par définition toute prétention de tenir un discours à vocation universelle : la thèse n’envisage la catégorie juridique des droits et libertés que telle qu’elle se retrouve dans le système juridique français contemporain.
La recherche propose donc de brosser, à partir d’une perspective panoramique, un tableau général des droits et libertés afin, d’une part, d’insister sur l’unité qui relie entre eux les droits et libertés et, d’autre part, de saisir les enjeux du rapprochement de cette catégorie avec d’autres catégories juridiques, et tout particulièrement celle des droits subjectifs. En d’autres termes, il s’agit de proposer à la fois une systématisation des droits et libertés, c’est-à-dire une étude des « parties » qui forment le « tout » que constitue la catégorie, ainsi qu’une compréhension de ce « tout ». Dans l’esprit de la méthode complexe proposée par Edgar Morin, la thèse s’efforce de penser la catégorie des droits et libertés comme un système complexe. Cette méthode permet de comprendre le paradoxe de l’unité construit à partir de la diversité. Dans ce cadre, le système « considéré sous l’angle du Tout, […]est un et homogène ; considéré sous l’angle des constituants, il est divers et hétérogène »[1]. En ce qui nous concerne, si cette unité ne peut être trouvée dans les droits et libertés eux-mêmes, elle peut néanmoins être éprouvée au niveau de la catégorie qu’ils forment.
À cette fin, il convenait, dans un premier temps, de mettre en relief l’identité commune des droits et libertés et d’en proposer une définition générale tout en mettant en lumière l’unité de la catégorie qu’ils forment (Première partie). Cette unité « intrinsèque » ne suffisait pas pour autant à connaître la catégorie des droits et libertés. À une cohérence interne, insistant sur les caractéristiques communes aux « parties » étudiées, c’était également une cohérence externe, axée cette fois sur ce qui distingue les droits et libertés d’autres objets juridiques, qu’il fallait éprouver. En effet, au-delà de rassembler sous une même étiquette des objets juridiques partageant des caractéristiques communes, l’intérêt d’identifier une catégorie des droits et libertés était de pouvoir la comparer à d’autres catégories juridiques. Dès lors, c’était sur la singularité de la catégorie des droits et libertés qu’il était nécessaire, en un second temps, de mettre l’accent (Seconde partie).
Première partie. De manière classique, l’identité des droits et libertés est présentée à partir de la dualité de leur objet : prérogatives et obligations. Les droits et libertés se caractérisent par l’existence d’obligations à la charge d’un obligé (Titre I) et par l’octroi de prérogatives à un titulaire (Titre II). À partir de la réunion de ces deux facettes, il est possible de proposer une définition générale des droits et libertés.
Titre I. D’un premier point de vue, les droits et libertés constituent des obligations à la charge d’un obligé. L’identification des obligés (Chapitre 1) et de leurs obligations (Chapitre 2) participent de la connaissance à la fois des « parties » et du « tout ».
Chapitre 1. Le libéralisme et l’individualisme dans lesquels s’ancrent les droits et libertés ont favorisé l’idée que les droits et libertés sont un outil permettant d’encadrer le pouvoir politique. C’est pourquoi, plus que l’État en tant que personne juridique, c’est davantage la puissance publique qu’il convient de qualifier d’obligé. Cette appréciation permet d’inclure dans les obligés des droits et libertés à la fois les organes de l’État, tels que le législateur ou l’exécutif, mais aussi les collectivités territoriales, les personnes de droit privé en charge d’un service public, de même que l’Union européenne. À cette conception « verticale » s’ajoute une appréhension « horizontale » faisant de chaque particulier un obligé des droits et libertés. Dans la mesure où l’État n’est plus le seul reconnu comme exerçant une forme de pouvoir, les droits et libertés ont vu leur champ d’application s’étendre à des rapports qui vont au-delà de relations dites verticales. L’employeur disposant d’un pouvoir sur l’employé, les droits et libertés ont alors progressivement été appliqués dans les rapports de droit social ; certaines entreprises exercent un pouvoir économique et informationnel sur leurs clients, par exemple au sujet de leur vie privée, les droits et libertés tendent, en conséquence, à régir les relations entre ces protagonistes ; enfin, parce que les relations familiales sont guidées par des relations inégalitaires, fondées sur l’exercice d’un pouvoir social tel que l’illustre la position du père de famille, les droits et libertés ont été mobilisés pour les réorganiser au profit des autres membres de la famille. Cependant, loin de reléguer la puissance publique au second plan, l’application des droits et libertés dans les relations entre particuliers vient au contraire affermir cette dernière. Elle devient, en effet, la garante du respect des droits et libertés dans les relations entretenues entre les particuliers et se déploie ainsi un effet horizontal indirect. Par conséquent, une relation triangulaire entre le titulaire des droits et libertés et leurs obligés – le particulier et la puissance publique – se forme sous l’effet de l’imbrication de l’effet horizontal direct et indirect. Cette relation souligne l’interdépendance des obligés et préfigure l’organisation de la catégorie sous forme de système complexe dans lequel les droits et libertés entretiennent des relations réciproques entre eux.
Chapitre 2. À leur tour, les obligations participent de la structure commune des droits et libertés à la condition, toutefois, que l’approche classique fondée sur l’antagonisme posé entre les obligations négatives et positives soit dépassée. Le postulat selon lequel les « droits‑libertés » se distinguent des « droits-créances », parce qu’ils n’entraînent à la charge de l’État qu’une obligation négative, est devenu aujourd’hui difficilement tenable ; il n’est plus possible d’affirmer qu’un droit et liberté ne développe qu’un type d’obligation. Principalement sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’Homme, il est désormais reconnu que chaque droits et libertés est constitué à la fois d’obligations négatives et positives. Le rattachement des « droits-libertés » aux seules obligations négatives et inversement l’association des « droits-créances » exclusivement aux obligations positives relèvent dorénavant davantage de présupposés d’ordre politique que juridique. Afin de dépasser cette conception, il nous semble plus pertinent d’envisager les obligations à l’aune du triptyque : respect, protection, réalisation. Or, l’ensemble des droits et libertés connaissent de ces trois types d’obligation. Cette clarification permet de mettre en exergue à la fois l’existence de similitudes entre les droits et libertés et le développement d’interactions particulières entre eux, justifiant par conséquent une approche en termes d’unité de la catégorie qu’ils forment. Cette unité, appréciée au niveau de ce que nous nommons l’objet‑obligation des droits et libertés, prend la forme d’un tissu d’obligations, où ces dernières servent de liens pour unir entre eux les droits et libertés. Ce tissu d’obligations est une manière de figurer l’indivisibilité des droits et libertés et constitue un maillon supplémentaire permettant de penser la catégorie sous forme de système complexe.
Titre II. D’un second point de vue, les droits et libertés constituent des prérogatives octroyées à un titulaire. Sur le même modèle qu’exploré précédemment, nous pouvons retenir que l’identification des titulaires (Chapitre 1) et de leurs prérogatives (Chapitre 2) participent de la connaissance à la fois des droits et libertés et de la catégorie qu’ils forment.
Chapitre 1. La consécration de nouveaux droits et libertés, couplé au déploiement de nouveaux acteurs juridiques, a conduit à questionner l’extension de leur titularité. D’abord envisagé à partir de l’individu, la titularité trouve désormais son fondement dans la personnalité juridique. Seule cette dernière permet de justifier l’extension de la titularité des droits et libertés aux personnes morales de droit privé, et a fortiori à ceux qui, pourtant en sont les obligés classiques : les personnes morales de droit public. En outre, c’est par ce truchement qu’est revendiqué l’octroi de droits et libertés à des entités dont la vulnérabilité appelle une protection particulière, à l’instar des animaux ou de l’environnement. En raison de l’évolution du fondement de la titularité, la catégorie juridique des droits et libertés ne trouve pas son unité autour de l’Homme – au contraire de ce que suggère la catégorie des droits de l’Homme – mais autour du sujet de droit. Il n’y a donc pas d’incohérence, ou de dénaturation, à faire coexister dans une même catégorie le droit à la vie et la libre administration des collectivités territoriales par exemple. Si ces deux droits et libertés ont des titulaires différents – la personne humaine et les collectivités territoriales –, la notion de titularité n’est qu’une : elle se fonde sur la personnalité juridique. De la sorte, la catégorie des droits et libertés trouve une certaine unité autour du fondement de la titularité. Cependant, des ambiguïtés demeurent du fait de l’invocabilité variable des dispositions consacrant les droits et libertés selon la nature de la personne juridique. À ce titre, les personnes morales de droit privé, si elles sont titulaires du droit au respect de la vie privée au regard de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme[2], ne peuvent se prévaloir de l’article 9 du Code civil[3]. Face à une titularité à géométrie variable, c’est à la fois l’intelligibilité du droit positif et l’unification de la catégorie des droits et libertés qui sont limitées.
Chapitre 2. Enfin, l’étude de l’objet des droits et libertés à l’aune de leurs titulaires permet d’apporter la dernière pièce nécessaire à leur identification. Bien que marquée par sa diversité – les droits et libertés tendant à saisir l’ensemble des activités humaines – la catégorie trouve une unité à travers la structure des prérogatives. L’étude, de ce que nommons cette fois l’objet-prérogative, invite à préciser les notions de « libertés », d’une part, et de « droits », d’autre part. Il en ressort que les libertés, au sens de la catégorie étudiée, ne sont que les « libertés nommées » ; celles inscrites dans le droit positif et octroyant à leurs titulaires une prérogative juridique. Les droits intégrant la catégorie sont, quant à eux, ceux ayant un lien avec les libertés, c’est-à-dire dont le contenu de la prérogative s’identifie aux contenus des prérogatives formant les libertés. C’est dès lors à une systématisation du contenu de ces prérogatives que la thèse procède. Il peut en définitive être retenu que les libertés comme les droits composant la catégorie emportent, parfois cumulativement, une prérogative d’action non‑contrainte, une prérogative d’autonomie de la volonté ou une prérogative d’accès à une situation ou à un bien. L’identification des droits et libertés permet donc in fine de soutenir l’absence de réelle distinction entre ces notions et conforte par conséquent l’unité de la catégorie ; composée de deux entités – les droits et les libertés –, la catégorie n’est qu’une.
Cette identification conduit à souligner que l’unité de la catégorie est également le fait des rapports que les droits et libertés développent entre eux et avec la catégorie elle-même. En atteste l’étude de l’organisation des droits et libertés au sein de la catégorie. L’originalité de la catégorie se situe dans l’indivisibilité des parties qui la composent. Mais plutôt que de retenir une organisation linéaire comme le propose les classifications doctrinales traditionnelles, il nous a semblé plus pertinent de mobiliser cette indivisibilité afin de retenir une organisation systémique. Au regard à la fois de l’indivisibilité des droits et libertés, qui emporte l’idée qu’il n’est pas possible de jouir pleinement d’un droit et liberté sans pouvoir bénéficier également des autres, mais aussi du tissu d’obligations observé auparavant, c’est un système d’interaction complexe qui peut être établi. Dans cette logique, un droit et liberté est à la fois l’origine et la conséquence des autres droits et libertés. C’est pourquoi, et à titre d’exemple, il est possible de souligner que la Cour européenne des droits de l’Homme estime que l’article 3 de la Convention doit être lu en harmonie avec l’article 2[4]. Plus largement, l’application de la Convention ne saurait conduire à des contradictions dans l’interprétation des droits et libertés consacrés. En se focalisant sur les effets réciproques que développent les droits et libertés, la catégorie apparaît sous un jour nouveau : organisée sous forme de système, elle est marquée par l’unité quand bien même les éléments qui la composent sont diversifiés.
Enfin, la réunion des deux facettes étudiées des droits et libertés permet de les définir de façon minutieuse comme des objets juridiques constitués à la fois d’obligations à la charge des tiers et plus particulièrement de la puissance publique, garante in fine de leur respect, protection et réalisation et de prérogatives reconnues à tous sujets de droit, qui se matérialisent par une action non-contrainte, une autonomie de la volonté ou un accès à une situation ou à un bien. De manière plus synthétique, il s’agit de retenir que les droits et libertés sont constitués d’un objet‑obligation à la charge d’obligés, dont principalement la puissance publique, et d’un objet-prérogative au profit de leurs titulaires que sont les sujets de droit.
Seconde partie. Au-delà de l’identité commune des droits et libertés du fait de l’étude de leurs caractéristiques intrinsèques, l’unité de la catégorie se mesure également par la recherche de la singularité des parties la composant (Titre 1). De cette singularité découle des conséquences juridiques particulières témoignant d’une certaine autonomie de la catégorie (Titre II).
Titre I. Toutes les caractéristiques communes aux droits et libertés ne leur sont pas propres ; elles se retrouvent également au sein d’autres catégories juridiques. Ainsi les droits subjectifs tout comme les « droits à » sont formés par des prérogatives et des obligations ; de même, l’universalisation des titulaires dans la figure du sujet de droit se retrouve pour ces deux catégories. Dans cette perspective, affirmer l’existence d’une catégorie juridique unifiée des droits et libertés à partir de l’étude de leurs caractéristiques intrinsèques n’est pas suffisante ; il faut y adjoindre une réflexion sur leur singularité. Cette dernière s’observe à la fois dans la double dimension – objective et subjective – que présente les droits et libertés (Chapitre 1) et dans leur finalité d’autodétermination (Chapitre 2).
Chapitre 1. Si les mutations des droits et libertés justifient leur rapprochement des droits subjectifs, ces premiers conservent néanmoins certaines caractéristiques qui leur sont propres. Ils ne s’identifient pas complétement aux droits subjectifs, notamment parce qu’ils gardent une dimension objective. En ce sens, les droits et libertés peuvent être envisagés, à l’aune de leurs obligés, dans une dimension objective, ou, du point de vue de leurs titulaires, dans une dimension subjective. Appréhendés dans leur versant subjectif, les droits et libertés partagent un certain nombre de caractéristiques avec les droits subjectifs : les sujets de droit comme titulaires ; la prérogative comme objet du droit ; leur fondement au sein du droit objectif ; la possibilité de les opposer aux autres sujets de droit et d’en réclamer le respect auprès d’un juge. À ce stade, les droits et libertés ne peuvent être assimilés aux droits objectifs et semblent davantage se confondre avec les droits subjectifs. Toutefois du fait de l’existence d’un versant objectif qui vient tempérer leur versant subjectif, les droits et libertés ne peuvent pas être assimilés aux droits subjectifs. Ces derniers présentent, en effet, une dernière caractéristique, dont l’interprétation est sujette à débat mais que nous pouvons identifier à l’idée que la prérogative constitutive d’un droit subjectif est maîtrisable. Malgré l’évolution des modalités d’exercice des droits et libertés, dont la contractualisation présente l’une des figures, ceux‑ci ne peuvent pas faire l’objet d’une réelle maîtrise qui s’exprimerait par une appropriation, une disposition ou une renonciation. Seul l’exercice de la prérogative du droit et liberté est concerné par une maîtrise et non les droits et libertés eux‑mêmes. Autrement dit, la maîtrise ne s’étend pas à la prérogative et c’est à ce niveau que l’écart entre droits subjectifs et droits et libertés se creuse. Contrairement aux droits subjectifs, la renonciation à l’exercice d’un droit et liberté n’emporte pas la disparition de l’obligation à la charge de la puissance publique ou des particuliers. Il en ressort une asymétrie juridique entre l’objet‑prérogative et l’objet‑obligation. Cette singularité trouve son fondement dans la dimension objective des droits et libertés et empêche toute assimilation de ces derniers aux droits subjectifs. En somme, si les droits et libertés sont enchevêtrés tant aux droits objectifs qu’aux droits subjectifs, ils ne peuvent pour autant s’identifier à ces deux catégories de manière complète et constituent donc une catégorie intermédiaire.
Chapitre 2. Les droits et libertés se particularisent également en ce qu’ils ont une finalité qui leur est propre : l’autodétermination de leurs titulaires. Cette dernière renvoie aux notions de protection de la personne, d’indépendance, d’autonomie et de développement des sujets, voire de leur identité. L’étude de l’objet des droits et libertés ainsi que de leurs limites démontre l’existence d’une portée duale de la finalité d’autodétermination : individuelle et sociale. La finalité individuelle des droits et libertés, ancrée dans le cadre libéral qui est le nôtre, se rapporte à la réalisation du sujet par lui-même tandis que sa finalité sociale suppose l’intégration du sujet dans la société et donc sa réalisation dans et par la société. Il est ainsi possible de retenir que l’autodétermination correspond à la réalisation du sujet – dont les dialectiques d’autonomie et d’indépendance mais aussi de protection et de développement constituent la matérialité – en adéquation avec les « valeurs » que la société aura jugée primordiales. Même si l’autodétermination tend à être assimilée à un intérêt, la finalité des droits et libertés continue de se distinguer de celle des droits subjectifs, notamment parce que les droits et libertés ne visent pas uniquement à encadrer le rapport du sujet de droit à lui-même, mais disposent d’une existence en dehors de leur titulaire.
Titre II. La singularité des droits et libertés emportent des conséquences à au moins deux égards. D’une part, cette singularité plaide pour l’autonomisation du contentieux des droits et libertés (Chapitre 1) et, d’autre part, elle constitue une clef de lecture permettant de saisir les évolutions affectant le système juridique et de penser la reconfiguration de l’État de droit en un État de droits et libertés (Chapitre 2).
Chapitre 1. Tant la double dimension des droits et libertés que leur finalité d’autodétermination appelle une autonomisation de leur contentieux. Tout d’abord, sur le plan procédural, cette singularité emporte des effets tout particuliers sur la subjectivisation des recours, tout autant qu’elle explique la nécessité de créer des voies de recours spécialement consacrées à la protection des droits et libertés. En effet, l’évolution du contentieux témoigne d’un phénomène de détachement des droits et libertés des contentieux de la légalité et de la responsabilité civile extracontractuelle. Le traitement particulier réservé aux droits et libertés, notamment dans le contentieux administratif, invite à distinguer le respect du principe de légalité et la protection des droits et libertés ; progressivement, le contentieux des droits et libertés se détache de celui de la légalité. Ensuite, sur le plan substantiel, il est possible de dégager un mouvement de convergence transcendant l’ensemble des juridictions nationales et européennes. Outre un dialogue des juges renforcé, les développements importants que connaît le contrôle de proportionnalité participent largement à cette édification. Cette méthode de contrôle tend en effet à devenir l’outil de prédilection en matière de garantie des droits et libertés. Bien que ses modalités effectives peuvent varier selon les juridictions, on constate toutefois un phénomène de rapprochement progressif, par exemple à travers le contrôle de conventionalité in concreto. Cette autonomisation de la protection juridictionnelle des droits et libertés conforte par conséquent l’intérêt de rassembler les droits et libertés autour d’une catégorie unifiée car elle permet de prendre toute la mesure de leurs traits singuliers.
Chapitre 2. La singularité des droits et libertés ne conduit pas uniquement à l’établissement d’un contentieux autonome, elle peut être comprise comme conduisant de façon plus profonde à repenser la structure même du système juridique. Un autre regard peut ainsi être porté sur les évolutions de ce dernier. De manière générale, les droits et libertés entretiennent un lien de consubstantialité avec l’État de droit, tout particulièrement dans sa conception substantielle puisqu’ils se trouvent en être le fondement. Il est cependant possible d’aller au-delà de cette approche et d’envisager certaines mutations du système juridique à l’aune des droits et libertés. Ainsi tant la remise en cause de la hiérarchie des normes que l’éclatement des sources du droit peuvent faire l’objet d’une lecture qui dépasse le seul fait de l’imbrication de divers systèmes juridiques. En admettant la fonction structurante – et donc en un sens déstructurante – des droits et libertés, un nouveau regard peut être apporté et une reconfiguration de l’État de droit en un État de droits et libertés proposée. L’architecture normative de l’Etat de droit se voit désormais concurrencée par les droits et libertés, car la hiérarchie des normes ne permet pas de prendre en compte la logique conciliatrice qui anime ces derniers. Néanmoins, une conceptualisation de l’État de droits et libertés ne peut se faire qu’une fois les cadres conceptuels classiques du droit délaissés au profit d’autres, privilégiant l’existence d’une pluralité de logiques. La théorie du dialogisme répond à cette diversité en offrant un cadre conceptuel permettant d’envisager cette pluralité de logiques. À partir de ce cadre, un agencement normatif et institutionnel sous la forme d’un réseau peut être envisagé. Le réseau normatif ainsi identifié suppose l’existence de plusieurs logiques – légalité, sécurité juridique, droits et libertés notamment – qui se coordonnent dans une finalité partagée : la sauvegarde des droits et libertés. C’est pourquoi, lorsque l’une de ses logiques ne poursuit plus cette finalité, un sentiment de malaise parmi la doctrine se fait ressentir, comme en témoigne les réactions face aux récentes applications du principe de sécurité juridique par le Conseil d’État. Parallèlement se déploie un réseau institutionnel, où chaque acteur devient un maillon du respect, de la protection et de la réalisation des droits et libertés. Alors qu’au sein de l’État légal, le législateur fait figure de gardien des droits et libertés et que dans l’État de droit, ce rôle est dévolu au juge, dans l’État de droits et libertés, l’ensemble des institutions contribuent par leur collaboration et l’établissement d’interactions réciproques à jouer ce rôle de gardien. Cette particularité nous semble expliquer, par exemple, l’importance désormais reconnue aux autorités administratives indépendantes dans la garantie et la réalisation des droits et libertés. La catégorie des droits et libertés invite ainsi à repenser tant l’architecture normative qu’institutionnelle du système juridique.
Conclusion. Comme tout système complexe, plus la catégorie des droits et libertés est autonome, plus elle est dépendante[5], ce qui en fait sa force et sa faiblesse. Sa force, tout d’abord, se trouve dans ses « parties » qui sont imbriquées les unes aux autres, de même que dans son « tout » enchevêtré lui aussi, tout en s’en distinguant, à un système plus large et complexe : l’État de droits et libertés. Sa faiblesse, ensuite, réside paradoxalement dans ses articulations : car ces deux systèmes sont dépendants les uns des autres, si l’un tombe, l’autre suit rapidement. En ce sens, bien qu’innervant l’ensemble du système juridique, la catégorie des droits et libertés lui est entièrement dépendante ; une remise en cause de ce système conduira à une remise en cause de la catégorie et plus largement des éléments qui la composent. La fragilité de la catégorie contraste donc avec le résultat de la recherche qui tend à la placer au cœur de l’ordre juridique. C’est pourquoi, s’il est certain que les paysages normatifs et institutionnels français connaissent de profondes transformations, dont la catégorie des droits et libertés permet d’apporter un regard nouveau, il convient toutefois de ne pas oublier que la place de cette catégorie dans le système juridique est de plus en plus fragilisée. Les droits et libertés sont attaqués de front tant par des législations peu libérales ou « liberticides » que par des discours politiques ou juridiques peu amènent à leur égard. En ce sens, c’est parfois le symbole même que représentent les droits et libertés qui est combattu. La vocation de cette étude était aussi de proposer une autre lecture des droits et libertés afin de répondre en filigrane aux critiques dont ils font l’objet et d’apporter une clarification de cet objet plaidant en faveur de sa protection.
[1] E. MORIN, La Méthode, I. La Nature de la Nature [1977], Éditions du Seuil, « Points, Essais », 1981, p.105
[2] Cour EDH, 6 avr. 2002, Colas Est (Sté) c. France, n° 37971/97.
[3] Cass. 1ère Civ., 17 mars 2016, C. c. Sté Boulangerie Pre, n° 15-14.072, Bull. civ. I, n° 1060.
[4] Voir par exemple : Cour EDH, 7 juill. 1989, Soering c. Royaume-Uni, n° 14038/88, § 103.
[5] E. MORIN, Le paradigme perdu [1979], Points, « Essais », 2016, p.32. L’auteur écrit : « Plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant à l’égard de l’écosystème ; en effet, l’autonomie suppose la complexité, laquelle suppose une très grande richesse de relations de toutes sortes avec l’environnement, c’est-à-dire dépend d’interrelations, lesquelles constituent très exactement les dépendances qui sont les conditions de la relative indépendance ». Un parallèle peut être faire entre la catégorie des droits et libertés – vu comme un système complexe – et l’ordre juridique – identifié à l’environnement global dans lequel évolue la catégorie.