La technique des notions autonomes en droit de la Convention européenne des droits de l’homme
Thèse codirigée par les professeures Édith Jaillardon et Hélène Surrel et soutenue publiquement le jeudi 28 novembre 2019 à l’Université Lumière Lyon 2 devant un jury composé de Madame Laurence Burgorgue-Larsen, professeure à l’Université Panthéon-Sorbonne Paris 1, Madame Peggy Ducoulombier, professeure à l’Université de Strasbourg (Rapporteure), Monsieur Xavier Dupré de Boulois, professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne Paris 1 (Rapporteur) et Monsieur Frédéric Sudre, professeur émérite à l’Université de Montpellier (Président).
Par Matthias Malblanc, Docteur en droit public, Chargé d’enseignement à l’Université catholique de Lyon
Aux termes de son Préambule, la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) repose sur la volonté des États membres du Conseil de l’Europe de réaliser une « union plus étroite » autour d’un « patrimoine commun » de respect de la liberté, de la prééminence du droit et de la démocratie. L’élaboration de ce droit commun suppose pourtant un langage commun et, à ce titre, il est évident que la quête d’unité qui anime le droit européen des droits de l’Homme se heurte à la diversité linguistique qui le caractérise, accentuée par la coexistence de quarante-sept États et autant de cultures, d’histoires et de traditions juridiques différentes. Mais alors, comment éviter les risques de dissonance, voire de désaccord, entre cette pluralité de communautés linguistiques qui chacune charrie ses propres idiolectes ? Comment assurer cette « union plus étroite » dans un contexte où le multilinguisme fait ressurgir le mythe de Babel et avec lui la crainte qu’une confusion des langages n’engendre un profond désordre normatif ? C’est précisément pour préserver une telle identité linguistique que la Cour européenne des droits de l’Homme recourt, depuis plusieurs décennies déjà, à la technique des notions autonomes.
Pour quiconque s’intéresse de près ou de loin au droit de la CEDH, cette technique semble de prime abord bien connue. Souvent évoquée dans les ouvrages de références ou, plus ponctuellement, au détour de certaines contributions, la question n’a pourtant jamais été étudiée en tant que telle. Ce relatif silence doctrinal était une première invitation à se pencher sur le sujet. En outre, l’intérêt d’une telle étude a rapidement été confirmé par l’état du droit positif et, plus précisément, par la complexification de la jurisprudence européenne sur ce point. En effet, le nombre de plus en plus important de notions considérées comme « autonomes » par la Cour de Strasbourg semble avoir provoqué une certaine confusion quant au sens de cette technique pour le juge européen lui-même. L’intention première de la thèse était donc d’offrir une meilleur compréhension de cet aspect du droit de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Cela supposait de faire de la jurisprudence européenne le matériau d’étude privilégié et, plutôt que de partir d’une définition stipulative infondée, d’identifier les notions explicitement qualifiées d’« autonomes » par la Cour, de les ordonner en fonction de caractéristiques communes et de les systématiser selon une logique propre. Il s’agissait, en d’autres termes, de percer la rationalité qui sous-tend le recours à cette technique par le juge européen. Ce travail préliminaire livre toutefois un résultat assez décevant : d’une part, les notions autonomes ne forment pas une catégorie homogène mais, au contraire, se déploient dans des domaines fort variés (droit à un procès équitable, droit au respect de la vie privée et familiale, droit à la liberté d’association et de réunion, droit de propriété…), d’autre part, les modalités d’autonomisation diffèrent singulièrement d’une notion à l’autre (par exemple, certaines font l’objet d’une définition précise quand d’autres, comme la « vie privée », semblent bien plus insaisissables). Dès lors, en l’absence d’unité matérielle des notions autonomes, le choix a été fait d’opter pour une démarche fonctionnelle, c’est-à-dire de considérer que les notions autonomes n’ont de sens qu’à travers leur utilisation par la Cour et leur utilité pour le droit de la CEDH. Pour comprendre « ce que sont » les notions autonomes, il a donc fallu se demander en priorité « à quoi servent » ces notions autonomes. L’étude a ainsi été guidée par l’idée que l’identité des notions autonomes résidait dans leur fonction. Cette intuition a permis, au fil des recherches, de dresser un triple constat. D’abord, la Cour mobilise en priorité l’interprétation autonome au stade de l’applicabilité des dispositions de la Convention. Ensuite, l’interprétation autonome permet à la Cour de faire prévaloir sa propre conception des notions conventionnelles sur celle des États parties. Enfin, le recours aux notions autonomes est incontestablement animé par l’exigence d’effectivité des droits garantis. À partir de là, l’hypothèse a pu être formulée selon laquelle la technique des notions autonomes permet à la Cour de déterminer librement l’étendue de sa propre compétence afin d’assurer l’effectivité du droit de la CEDH et de réaliser un droit commun européen des droits de l’Homme.
Pour vérifier cette hypothèse, la démonstration a été rythmée en quatre temps. Il s’agissait de rendre compte du mouvement circulaire qui caractérise la technique des notions autonomes, dont l’utilisation révèle une forme d’aller-retour entre droit le droit national et le droit européen. En effet, le sens autonome des notions de la Convention suppose avant tout l’affirmation d’un sens indépendant des droits nationaux, au profit de la construction d’un sens européen adapté aux objectifs du traité et donc aisément convertible en sens extensif, qui tend à se diffuser au sein des ordres juridiques pour faire office de sens commun aux États parties. Ces quatre temps successifs ont été répartis dans deux parties, qui traitent respectivement de l’autorité sémantique des notions autonomes (Première partie) et de la portée systémique des notions autonomes (Seconde partie).
Première partie. – D’emblée, la question pouvait se poser de savoir si le multilinguisme qui caractérise l’Europe ne risquait pas de contrarier la recherche d’unité conceptuelle qui anime le droit de la CEDH. Or, c’est précisément tout l’intérêt de la technique des notions autonomes que de ménager cette diversité en conférant à la Cour un véritable pouvoir sémantique lui permettant de définir elle-même le sens des notions de la Convention. Pour mieux le comprendre, il faut revenir à l’idée même d’« autonomie » qui, si elle s’entend de manière générale comme le pouvoir de se déterminer soi-même, recèle en réalité une double dimension.
Dans une dimension négative (ou défensive), l’autonomie désigne l’absence de tout lien de subordination, l’exclusion de toute contrainte extérieure. Elle apparaît alors comme la condition de l’indépendance, entendue comme le refus de « dépendre », c’est-à-dire d’être placée sous une influence ou une autorité subie. De ce point de vue, l’autonomie d’une notion renvoie à la faculté du juge européen d’en neutraliser le sens national lorsque celui-ci, trop restrictif, conduit à subordonner la mise en œuvre des garanties offertes par la Convention au droit applicable au sein d’un État partie (Titre1). Dans le contexte européen, en effet, la préservation d’une unité sémantique est mise au défis par la diversité des langues et des traditions juridiques. Il paraît dès lors inévitable que surgissent des conflits d’interprétation sur le sens de certaines notions. C’est ce contexte conflictuel qui justifie le recours par le juge européen aux notions autonomes. Plus précisément, cette technique se déploie lorsque, à l’occasion d’un litige, l’interprétation proposée par l’État défendeur contrarie l’applicabilité d’une disposition de la Convention. L’autonomie des notions permet alors à la Cour de surmonter cette opposition afin de ne pas en abandonner le sens à la volonté souveraine des États. En cela, elle suppose une certaine relativisation des qualifications nationales, qui ne sont guère plus envisagées que comme un point de départ dont le juge européen peut s’émanciper s’il le souhaite. Ce faisant, l’interprétation autonome permet à la Cour de statuer sur les situations auxquelles elle estime que les garanties de la Convention doivent s’appliquer, sans que les définitions potentiellement restrictives avancées par les États ne puisse interférer. Le recours à la technique des notions autonomes constitue ainsi un moyen privilégié pour le juge européen de centraliser l’interprétation du traité autour d’un sens qu’il élabore lui-même.
Dans une dimension plus positive, l’autonomie permet au sujet de poser lui-même sa propre conduite, de décider de son comportement selon son propre for. Sous cet angle, l’autonomie d’une notion suppose la liberté de l’interprète d’en déterminer le sens selon sa seule volonté. Il s’agit alors pour le juge européen, après s’être dégagé des sens qui ne seront pas, de se prononcer sur les sens qui pourront être en attribuant une signification proprement européenne aux notions autonomes. La neutralisation des sens nationaux se poursuit donc logiquement par la construction d’un sens européen (Titre 2). L’interprétation autonome permet ici à la Cour de définir elle-même le contenu des notions de la Convention, qu’elle puise aussi bien dans les droits nationaux que dans l’esprit du traité. D’une part, pour construire ce sens européen, la Cour emprunte parfois aux droits nationaux. Si ces derniers ne conditionnent pas le sens autonome des notions de la Convention, ils représentent néanmoins une source d’inspiration parfois utile (puisque, après tout, le droit de la CEDH ne s’est pas formé ex nihilo et certains de ses concepts sont issus des ordres juridiques nationaux). Cet aspect témoigne en outre de la fécondité des interactions entre ordres juridiques puisque, loin d’isoler le juge européen dans un espace normatif clos, l’interprétation autonome témoigne plutôt de la communicabilité et de la perméabilité des systèmes juridiques. D’autre part, et c’est le plus important, cette construction du sens européen repose dans une large mesure une logique propre au droit de la CEDH. L’interprétation autonome est, fondamentalement, une interprétation téléologique, en cela qu’elle repose de manière privilégiée sur l’objet et le but de la Convention, en particulier sur le respect du principe générale de prééminence du droit et sur la nécessité de réaliser une union plus étroite entre les États. La construction du sens autonome des notions de la Convention est ainsi guidée par la volonté d’assurer aux justiciables une protection effective des droits et libertés garantis.
Seconde partie. – La maîtrise du sens des notions conventionnelles favorise, dans un second temps et à plus long terme, l’élaboration d’un véritable « système » européen de protection des droits de l’Homme. À travers cette technique, en effet, le juge européen structure le droit de la CEDH en fonction de ses deux principales finalités. En attribuant un sens extensif aux notions autonomes, il étend le champ d’application de la Convention à de nouvelles situations et renforce l’effectivité de la protection des droits. En diffusant le sens de ces notions en droit national, il façonne un sens commun et assure l’indispensable uniformité d’interprétation du traité.
L’interprétation autonome d’une notion ne l’enferme pas dans une définition précise. Il s’agit bien plus d’encadrer les sens que cette notion est susceptible de revêtir que d’en figer la portée dans une acception unique. Une notion autonomisée demeure ainsi ouverte à une large palette de significations possibles. L’autonomie d’une notion s’accompagne de l’attribution d’un sens extensif et évolutif qui permet à la Cour d’étendre le champ d’application de la Convention à des horizons très largement méconnus du traité au moment de sa rédaction (Titre 1). La technique des notions autonomes contribue ainsi largement à creuser l’écart existant entre le laconisme du texte conventionnel dans sa version initiale et la diversité des domaines aujourd’hui couverts par le droit européen des droits de l’Homme. Cela se vérifie aussi bien du point de vue des garanties procédurales (ainsi de l’interprétation très souple de la qualité de « victime » d’une violation de la Convention ou de l’extension du droit à un procès équitable aux sanctions administratives) que des garanties substantielles (si l’on envisage, par exemple, le rattachement des questions environnementales au droit au respect de la vie privée ou l’élargissement de la notion de « bien » aux prestations sociales). En bref, l’interprétation autonome ne consiste à doter un terme d’une signification européen indifférente aux conceptions nationales qu’à la seule fin de lui accorder un sens extensif propre à élargir le champ des droits protégés et, partant, à déployer la sphère de compétence du juge européen. Cette interprétation extensive doit cependant être mobilisée avec prudence, tant il est vrai que cette forme de « réécriture » de la Convention par la Cour rend de plus en plus perméable la frontière entre le simple acte d’interprétation et la pure création jurisprudentielle, au risque pour le juge européen d’exercer une fonction législative qui, en principe, n’appartient qu’aux États.
Au-delà de ce sens extensif, la technique des notions autonomes contribue, sans doute à plus long terme, à la constitution d’un sens commun aux différents États parties à la Convention (Titre 2). À travers elle, en effet, le juge européen conforte son rôle de régulateur des droits de l’Homme : la mobilisation d’un sens proprement européen et indépendant des qualifications nationales lui permet de déterminer lui-même les contours de ces notions afin d’en fixer une interprétation cohérente. L’interprétation autonome constitue ainsi un moyen efficace de renforcer la lisibilité et l’autorité de la jurisprudence européenne, conditions nécessaires à sa diffusion au sein des ordres juridiques nationaux. Elle assure de ce point de vue une fonction normative à travers laquelle la Cour est amenée à « dire » le droit de la Convention, c’est-à-dire à énoncer un sens commun qui, revêtu de l’autorité de la chose interprétée, a vocation à s’imposer aux autorités nationales des États parties et, en particulier, aux autorités juridictionnelles. La technique des notions autonomes apparaît ici comme un outil privilégié d’harmonisation des interprétations nationales autour de l’interprétation authentique délivrée par la Cour. À ce titre, l’étude des différents réactions adoptés par les juridictions françaises face à l’interprétation autonome délivrée par le juge européen dévoile un large éventail de scénarios envisageables : hostilité, résistance, suspicion, indifférence, tolérance, résignation, adaptation, adhésion, appropriation, dépassement… On observe alors que, si la coïncidence n’est pas encore parfaite, la tendance est incontestablement à l’alignement des juridictions nationales sur l’interprétation autonome des notions de la Convention. Il convient donc de s’extraire d’une logique de confrontation au profit d’une logique d’ouverture et ainsi d’admettre que la diffusion des garanties européennes et, plus largement, la formation d’un droit commun européen des droits de l’Homme, ne s’opère pas contre mais avec le juge national.