La catégorisation des corps. Étude sur l’humain avant la naissance et après la mort
Thèse soutenue le 12 décembre 2016 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le jury était composé de Mmes les Professeures Annick Batteur (Présidente, Université de Caen), Adeline Gouttenoire (Rapporteure, Université Bordeaux IV), Stéphanie Hennette‑Vauchez (Rapporteure, Université Paris Ouest-Nanterre), Anne-Marie Leroyer (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), de M. le Professeur Grégoire Loiseau (Directeur de thèse) et de Mme la Directrice de recherche Christine Noiville (CNRS). Le jury a décerné la mention très honorable et ses félicitations à l’unanimité assorties d’une proposition pour un prix de thèse et de l’autorisation de publication en l’état.
L’objet de la recherche, les corps humains avant la naissance et après la mort. La notion de corps humain ne fait pas l’objet d’une définition juridique précise. Non pas que les termes de « corps » ou d’« humain » soient inconnus du droit, mais leur usage semble le plus souvent renvoyer à des notions extra-juridiques, en particulier biologiques et médicales. L’humain est ce qui est biologiquement humain ; le corps est un organisme organisé, considéré dans sa globalité. Parmi ces corps, nous avons choisi de nous intéresser uniquement à ceux qui ne sont pas nés et à ceux qui sont déjà morts en ce qu’ils posent aux juristes des difficultés spécifiques.
En effet, si ces corps mobilisent indéniablement des interrogations sociales distinctes – sauvegarde de la vie d’un côté, respect des morts de l’autre par exemple – il est tout aussi indubitable qu’un grand nombre de questions peuvent être posées de façon similaire dans ces deux champs : quel usage de l’humain dans la recherche scientifique ? Quelles atteintes possibles aux corps dans un objectif de santé publique ? Quelles limites à la liberté d’action des personnes au regard d’intérêts collectifs ? Mais la première question, proprement juridique, qui a massivement mobilisé la doctrine, est celle de la qualification juridique de ces corps.
Dire que les embryons et les cadavres interrogent la bi-partition chose/personne est un poncif. De multiples auteurs ont consacré d’importants développements à ce débat qui s’inscrit plus largement dans celui du lien entre corps et personnalité juridique. C’est pourquoi choisir d’étudier le droit applicable au corps humain avant la naissance et après la mort conduit nécessairement le juriste à s’interroger sur la notion de qualification. Parce que ces corps sont, depuis des décennies, au cœur de controverses doctrinales sur la catégorie juridique dans laquelle il conviendrait de les classer, ils sont les parfaits supports d’une réflexion sur la classification juridique, ses méthodes et ses limites.
« Outil essentiel de l’analyse juridique » 1, la qualification consiste à rattacher un objet, pris comme un fait, à une catégorie. Résumant « toute la substance d’un problème de droit », elle est le contact conceptuel « entre les faits concrets et la règle abstraite » 2. La qualification est donc, en général, un acte de classification, c’est-à-dire un acte de distribution, de regroupement systématique des éléments d’un ensemble « en un tableau rationnel comportant une division majeure fondée sur un critère dominant et des sous-distinctions fondées sur divers critères combinés afin de procéder à l’analyse » 3. Ce dernier élément de la définition est capital : la classification poursuit une finalité et c’est cette finalité qui distingue, parmi toutes les démarches de classification, la qualification. Nous sommes partie de cette notion pour en exposer toute les ambiguïtés. Car qualifier n’est pas une démarche neutre sur le plan axiologique.
Interrogation centrale de la thèse : de la notion de qualification à celle de catégorisation. L’apparente technicité de la qualification, mécanisme de subsomption des faits sous la norme juridique, ne doit pas dissimuler que la qualification procède également d’un « incessant glissement du droit au fait et du fait au droit » 4. Pour peu que l’on adhère à une position nominaliste, la qualification consiste en un « jugement apparemment de fait, mais en réalité commandé par une fondamentale et préalable évaluation de ce qui est politiquement souhaitable ou socialement acceptable quant aux réalités de ce fait » 5. « Acte fondamental d’évaluation » 6, acte de définition autant que de classification, la qualification est donc, plus qu’une activité de connaissance, une activité créatrice. La qualification, comme toute classification, est aussi un classement.
L’opération intellectuelle consistant au rattachement du fait à la catégorie pose immédiatement la question du critère de ce rattachement. À ce stade du mécanisme s’introduit nécessairement un jugement ; derrière la qualification se dissimule, plus ou moins adroitement, la personne qui qualifie, ses objectifs et ses valeurs. Puisque la qualification est une distinction, elle contient les deux sens de ce terme : la reconnaissance du caractère différent par rapport à un autre terme et l’attribution – ou le refus – d’un honneur particulier. Par conséquent, « distinguer c’est hiérarchiser » 7. Cette opération n’est donc « pas extérieure au sujet qui l’opère, elle n’est pas « dans la nature des choses », elle reflète une volonté ou du moins une certaine représentation du monde (une idéologie parfois) » 8. En ce sens, la qualification comporte une dimension proprement politique.
Or, dès lors que l’on conçoit le droit comme un instrument normatif résultant, à un moment donné, d’un rapport de pouvoirs entre groupes, entre intérêts divergents – voire conflictuels – on perçoit que la qualification, processus visant à la fois à nommer la place d’un objet dans l’ordre juridique et à l’assujettir à un régime juridique donné, peut être un mécanisme de pouvoir. Si l’on ajoute à cela que, bien souvent, « la réalité légale se [donne] pour la réalité naturelle » 9, on comprend que les catégories juridiques rétroagissent sur la réalité puisqu’elles peuvent être perçues comme « neutres » au sens de vierges de tout jugement de valeur et anhistoriques.
C’est pourquoi nous avons retenu ici, pour travailler sur le statut des corps, la notion de catégorisation. En effet, ce terme comprend à la fois la démarche juridique qui peut être appliquée aux corps pour en déterminer le régime juridique – catégorisation juridique, processus de qualification – et le fait social de hiérarchisation induit par l’application de régimes différenciés à des objets. C’est sur ces deux aspects que nous avons construit notre étude.
Premier temps de l’interrogation : l’absence de qualification claire des corps avant la naissance et après la mort. À la lecture du droit positif, il est rapidement apparu que ni les textes ni la jurisprudence ne permettent de se prononcer définitivement sur la qualification que le droit appliquerait au corps humain avant la naissance et après la mort.
Ainsi, les termes employés pour désigner les embryons et les cadavres par les textes correspondent très rarement à l’une des deux catégories de chose ou de personne. Le droit est équivoque, passant par des formules telles que « personne humaine » ou recourant radicalement à des mots au contenu juridique indéterminé tels que « cadavre », « défunt », « fœtus » ou « enfant ». Cette imprécision du droit écrit ne poserait pas de difficulté aux juristes, habitués à rechercher les catégories derrière les mots, si le régime appliqué à ces corps était exempt de toute ambiguïté. Il n’en est rien. On trouve, éparpillés dans le droit, des éléments pouvant être interprétés, au gré des constructions théoriques, comme la marque de la personnalité juridique ou, au contraire, comme le stigmate de la condition de chose. Car le premier temps de l’étude a montré, en outre, que rechercher, en droit, une qualification, présuppose d’en établir en amont les critères distinctifs, les catégories, pourtant fondamentales, de chose et de personnes ne disposant pas de définition précise. Cette imprécision du droit n’est évidemment pas un hasard : elle tient essentiellement à l’extrême sensibilité politique de la détermination de la notion de personne.
Cet aspect du sujet est confirmé par les inépuisables circonvolutions dont usent les juridictions saisies d’affaires concernant embryons ou cadavres. À travers une étude minutieuse de la jurisprudence disponible sur nos sujets, on a montré que les juridictions utilisent, autant que possible, des mécanismes non qualifiants pour statuer sur les affaires qui leur sont soumises. Rattachant le contentieux aux droits de personnes juridique certaines (les géniteurs de l’embryon, les proches du cadavre…), usant de mécanismes issus du droit des obligations, mais aussi créant des principes généraux du droit, les juridictions opèrent de multiples contournements tout en structurant juridiquement leurs décisions. Cet évitement procède sans doute d’un refus de prendre la responsabilité d’une qualification hautement politique et aux implications multiples. Les juges affirment donc souvent restreindre leur pouvoir créateur en adoptant des lectures très littérales des textes. Ce faisant, ils donnent le sentiment d’une certaine déférence pour le pouvoir législatif : cherchant régulièrement à fonder leurs interventions, mais aussi leurs interprétations, sur l’intention supposée du législateur. Cette attitude leur permet tout à la fois de légitimer leurs interprétations et de refuser de déterminer juridiquement la nature des corps. Il y a cependant une certaine ironie à cette recherche permanente de l’intention législative pour déterminer le régime juridique applicable aux embryons et aux cadavres dans la mesure où l’examen de l’élaboration des textes montre une confusion certaine du pouvoir législatif quant à la qualification juridique des corps.
L’analyse des travaux parlementaires révèle une autre difficulté : le législateur ne semble pas raisonner en termes de qualifications juridiques lorsqu’il conçoit le droit applicable aux corps humains. Les opinions les plus diverses, voire les plus contradictoires, s’expriment au sein des assemblées, et les conclusions juridiques que l’on peut en tirer sont rarement convaincantes.
En revanche, pour peu que l’on accepte d’adopter un regard plus politique, on perçoit que les enjeux de ces débats résident dans la détermination du régime des corps, dans la délimitation du permis et de l’interdit dans un cadre politique donné. Si certaines normes font l’objet d’un consensus apparent, il s’agit le plus souvent des moins contraignantes : toute modification un tant soit peu substantielle du régime des embryons et des cadavres suscite des controverses majeures qui, bien au-delà de la mesure en cause, mobilisent de vrais différends idéologiques. Le corpus de règles ainsi créé induit alors des distinctions entre ces corps : en réalité, le statut des embryons et des cadavres est fractionné. La question qui se pose alors à la recherche juridique est de savoir que faire de ce fractionnement.
Deuxième temps de l’interrogation : la question de la pratique doctrinale de qualification. La confusion qui règne sur le régime juridique de l’embryon et du cadavre a conduit la doctrine à une production abondante d’écrits consacrés à la qualification de ces corps. Certains écrits visent, par la qualification, à proposer de simples axes pédagogiques de description de la matière juridique. Ces auteurs s’appuient sur les catégories existantes de chose et de personne et approfondissent leurs raisonnements inductifs pour proposer des subdivisions supplémentaires : demi-personne, personne par seuils, sujet de jouissance. D’autres, en revanche, sortent du cadre strict de l’examen du droit positif pour rechercher, hors du droit, les critères de qualifications nouvelles : personne humaine, chose humaine, chose sacrée. Or, l’intérêt scientifique de cette démarche peut être interrogée.
Car, en réalité, le débat sur la nature juridique du corps est entièrement distinct de la question des usages qui peuvent en être fait et, par exemple, de leur caractère gratuit ou non. Toute chose peut être extrêmement protégée ou, à l’inverse, son usage en être totalement banalisée. Même la qualification de personne n’emporte pas en elle‑même, juridiquement, de réponse définitive quant au régime qui pourrait être appliqué au corps. Certes, la protection de la personne est de rigueur dans notre système juridique, mais toute mise à mort n’est pas impossible comme en témoignent autrefois l’existence de la peine de mort et aujourd’hui l’autorisation des traitements « à double effet » (soulager la souffrance même si cela accélère la mort) ou encore les règles propres aux conflits armés. De la même façon, certains prélèvements corporels peuvent être autorisés ; la volonté individuelle peut être écartée au profit d’une représentation, etc.
Loin d’assumer que la qualification des corps, parce qu’elle suppose en réalité de prendre position sur le régime de l’humain, est une question de positionnement axiologique, certains auteurs cherchent pourtant à présenter la détermination de la qualification des corps comme un problème de connaissance du droit. Mais nombreuses sont les contributions qui, passant par des disciplines extérieures au droit, avancent que c’est la « nature » des corps qui doit en déterminer le statut juridique. Cette « nature », les auteurs la recherchent bien souvent dans des disciplines extérieures au droit : l’embryon devrait être protégé parce qu’il est, biologiquement, humain ; le cadavre devrait l’être parce qu’il est, philosophiquement, digne, etc. Cette démarche présente pourtant de nombreuses difficultés épistémologiques, notamment dans son approche de l’interdisciplinarité.
Il apparaît en effet que ces transpositions soulèvent des interrogations à la fois de pertinence scientifique et de neutralité axiologique. Est-il possible d’extraire un concept de l’« environnement » disciplinaire dans lequel il a été forgé ? Plus largement, est-il pertinent d’appliquer à la matière juridique des mécanismes de réflexion qui lui sont étrangers, notamment en termes de causalités ? En tout état de cause, il semble que la transposition de notions d’un champ à un autre nécessite non seulement que cette démarche soit explicitée mais, au surplus, que l’on indique quel est le sens dans lequel on emploie les outils utilisés. À défaut, il faut constater que ces démarches s’apparentent à de simples procédés rhétoriques. La scientificité du discours dissimule alors une démarche procédant d’une forme de jusnaturalisme au sens où la détermination et l’appréciation des règles de droit trouvent leurs fondements impératifs hors de la sphère juridique.
Nous avons, quant à nous, choisi d’adopter un point de vue critique : rejetant l’idée qu’il existe une quelconque nature des corps qui s’imposerait à la matière juridique, nous avons préféré rechercher les présupposés qui sont à l’œuvre dans la conception du droit vu comme un instrument de la réalisation ou de la structuration de l’individu. Non pas parce que nous penserions que le droit n’a aucun rôle dans l’orientation d’une société, bien au contraire, mais parce qu’il nous semble que le droit n’a d’autres fins que celles que l’on veut bien lui donner. La finalité du droit n’est pas déterminée en dehors de lui-même et ce sont les conséquences réelles des normes portant sur les embryons et les cadavres que nous nous sommes proposé d’analyser.
Troisième temps de l’interrogation : la recherche des hiérarchies établies par le droit entre les corps. Partant de cette conception du droit comme objet construit tourné vers des fins politiques, il était nécessaire de rechercher ce que l’état actuel du droit positif révèle, à travers le traitement des corps humains avant la naissance et après la mort, de rapports de pouvoirs et de dominations entre les personnes et entre les groupes sociaux. Il s’agissait alors de montrer que les catégories de corps établies, en fait ou en droit, par le système juridique procèdent en réalité d’un mécanisme de hiérarchisation des corps et, à travers eux, des individus.
Une approche historique du traitement des corps humains avant la naissance et après la mort fait apparaître que la protection des corps par le droit fut toujours partielle, sélective, et de ce fait a aussi été outil d’exclusion de certains corps. Les cadavres tout d’abord, protégés par le statut des tombes et non pour eux-mêmes, furent les instruments des pouvoirs religieux et séculier. Les corps morts symbolisent ainsi le contrôle du pouvoir sur des vivants et sont des signes de hiérarchisation sociale entre les personnes et les groupes. Corps des esclaves, corps des juifs, corps des pauvres, corps des condamnés à mort, etc. furent, au gré des évolutions de l’Histoire, les moyens d’exprimer l’inclusion ou l’exclusion des individus de la communauté. Progressivement cependant, le droit a moins fait preuve de violence que de délaissement à l’égard de ces corps. Cédant au pouvoir scientifique, il aménagea l’abandon de certains cadavres, ceux des individus marginalisés, au pouvoir médical et notamment à la dissection. Le cadavre est alors le symbole d’un contrôle des corps des vivants ; les différentes protections qui lui sont accordées marquent d’une assignation des places des personnes. L’étude de la condition historique de l’embryon conduit à un constat proche, mais centré quant à lui sur le contrôle du corps des femmes.
Les fondements théoriques de la protection de l’embryon ont considérablement évolué entre la période romaine et la fin du XVIIIe siècle. La pensée juridique romaine est relativement indifférente au statut du corps avant la naissance, et le droit romain néglige plus ou moins la protection de la vie pour elle-même. Seuls sont véritablement protégés les droits du mari sur le corps de sa femme et l’ensemble de ses « produits ». Par la suite, avec l’émergence du christianisme, le droit est devenu plus répressif : fondée sur une pensée religieuse très attachée à la protection de la vie, c’est alors une nouvelle logique qui s’impose dans la protection des embryons. Contrairement aux corps morts, les corps humains avant la naissance furent alors protégés pour eux-mêmes. Cependant, la mise en œuvre de la prohibition de l’avortement met en évidence deux invariants de la protection de l’embryon.
D’une part, on constate que la prohibition des atteintes à la grossesse est pensée dans un système de relations familiales et sexuelles : le contrôle des grossesses est un élément de conservation d’un ordre social autant que religieux. Que la protection porte sur le contrôle du mari, la vie ou l’âme de l’embryon : le droit organise un système de contrôle des corps indifférent à la protection du corps et, a fortiori, de la volonté des femmes. D’autre part, tant en théorie qu’en pratique, l’appréciation des atteintes portées à l’embryon, par la femme ou par des tiers, diffère considérablement en fonction du statut social des femmes. L’avortement n’est ainsi pas réprimé de la même façon selon qu’il est pratiqué par des femmes pauvres, voire des prostituées, et par des femmes riches ou puissantes dont la reproduction est garante d’un ordre généalogique et économique. Ce constat d’une application différenciée du droit en fonction des positions sociales n’est sans doute pas propre à la protection de l’embryon mais fait apparaître qu’alors même que la protection de « la vie » s’affiche parfois comme un principe absolu, la réalité du droit est plus nuancée. En ce sens, la protection des corps humains avant la naissance s’inscrit dans une logique proche de celle de la protection des cadavres : elle marque en réalité la place sociale de certains corps, en l’occurrence des corps des femmes, réduits à leur fonction reproductive.
L’historicisation des régimes juridiques applicables aux corps est donc doublement utile. Elle permet tout d’abord de se défaire de l’idée, parfois reprise dans les écrits contemporains, qu’il a existé un temps où tous les corps étaient traités avec un égal respect ; mais aussi du présupposé qui voudrait que notre système juridique actuel réalise un état supérieur de développement social où la dignité de tous les corps humains serait enfin affirmée. Ensuite, cette démarche historique offre une distance avec notre sujet qui permet de repérer, d’une part, les processus par lesquels la protection des cadavres peut être l’instrument de prolongement, dans la mort, de mécanismes de domination existant dans la vie et, d’autre part, la façon dont la protection des corps avant la naissance fut un système de contrôle des corps féminins et de la sexualité des femmes.
Appliquée au droit positif, cette grille de lecture nous a permis d’exposer les multiples hiérarchisations opérées par le droit entre les corps et, partant, entre les personnes. En effet, chercher, comme cela peut parfois être fait, les « incohérences » du droit positif afin d’en proposer une réorganisation harmonieuse autour de qualifications précises ne dit rien sur la façon dont le droit prolonge un mouvement historique plus large de hiérarchisation des corps. Les hiatus, exceptions, pratiques, qui constituent le réseau complexe de normes tissé autour des corps avant la naissance et après la mort, ne doivent pas être considérés comme des défaillances du droit mais, dans un premier temps, comme les manifestations des pouvoirs qui s’exercent sur les corps.
Il est ainsi plus pertinent d’étudier la façon dont le droit produit en pratique des catégories de corps, plus ou moins protégés, plus ou moins mis en valeur, et d’en inférer les hiérarchies qu’il effectue ainsi, indirectement, entre différentes catégories de personnes ou de groupes. L’étude du droit positif montre, en effet, que les hiérarchisations historiquement opérées par le droit entre les corps se prolongent encore aujourd’hui. Certes, les manifestations de ces phénomènes d’exclusion se sont modifiées : le corps des condamnés n’est plus exposé sur la place publique, les sanctions attachées à l’avortement ne dépendent plus du sexe de l’embryon, les femmes n’encourent plus la mort pour avoir attenté à la vie du fœtus qu’elles portaient. Cependant, d’autres hiérarchies se perpétuent ou apparaissent.
Hiérarchisation contemporaine entre les cadavres. L’emprise du pouvoir médical sur les corps morts, théoriquement identique pour tous, a, de fait, davantage de conséquences sur certains. Le droit applicable aux corps morts peut avoir des effets différenciés en fonction, par exemple, de la condition sociale ou des convictions religieuses des personnes. À titre d’illustration, le système de don du corps à la science peut inciter les personnes les plus pauvres à recourir à ce mode de sépulture pour ne pas avoir à payer des frais de funérailles. Autre exemple, les évolutions du droit en matière de prélèvements d’organes pourraient conduire à ce que les personnes dont les convictions religieuses s’opposent à l’atteinte au cadavre se voient imposer des atteintes au corps de leurs proches.
De façon générale, il est manifeste que le droit ne traite pas tous les cadavres de la même façon : traçant les frontières d’une certaine normalité des corps et des comportements, il ignore, voire rejette les comportements qui s’en écartent. On constate ainsi que la fortune conditionne les conditions de sépulture : les SDF ne peuvent prétendre qu’à des caveaux à décomposition rapide, quand plusieurs milliers d’euros permettent d’accéder à des sépultures perpétuelles. De la même façon, la « distance » culturelle de certains corps est déterminante des usages que le droit autorise : on exposera plus facilement une tête maorie momifiée dans un musée que les ossements d’un soldat des guerres napoléoniennes – même si les deux corps ont le même « âge ». Enfin, toutes les pratiques funéraires n’ont pas le même droit de cité : inhumation et crémation ne posent, aujourd’hui, plus problème, mais d’autres pratiques, telles que la cryogénisation, sont rejetées parce qu’elles peuvent choquer l’opinion majoritaire. La question de l’acceptation des pratiques funéraires est encore plus délicate lorsqu’elle rencontre le problème l’organisation laïque de l’État. Faut-il autoriser explicitement la création de carrés confessionnels ? Peut-on assouplir les règles relatives à l’organisation funéraire pour permettre certaines pratiques confessionnelles ?
À l’opposé de ces règles restrictives, certains corps bénéficient toujours d’une forme de valorisation sociale. On a ainsi étudié le statut des sépultures militaires. Pour celles-là, la règle de la perpétuité des sépultures est toujours en vigueur et l’État pourvoit non seulement à l’édification des cimetières mais aussi à leur entretien. Ces deux normes font de la sépulture du soldat un cas à part de la législation funéraire : seule tombe « éternelle », elle n’appartient pas tant aux proches qu’à la nation.
Le droit ne distingue donc pas les corps morts selon une quelconque nature : il construit, à partir de catégories de personnes et de groupes sociaux, des normes particulières appliquées à certains cadavres. Limitation des pratiques funéraires, glorification de certains corps morts mais traitement minimal de certains autres : les multiples régimes juridiques applicables aux corps morts révèlent un droit marqué par des considérations culturelles, raciales, sociales.
Hiérarchisation contemporaine entre les corps prénataux. Le traitement des corps embryonnaires est tout aussi révélateur des valeurs portées par le droit. Il révèle notamment la façon dont la protection « de la vie » est une donnée à géométrie variable. Parfois, la valeur de « sauvegarde de la vie » est exaltée pour justifier la limitation du pouvoir des femmes sur leurs corps. C’est ainsi qu’au nom du « respect de l’être humain dès le commencement de sa vie », le droit limite le recours à l’interruption volontaire de grossesse. Dans d’autres cas, en revanche, l’idée de protection de la vie humaine est écartée. Il en est ainsi lorsqu’il s’agit d’éliminer des corps indésirables : fœtus porteurs de pathologies graves par exemple. Mais c’est également le cas lorsque le droit vise à fournir la recherche en matière vivante humaine. C’est ainsi que le droit ne pose aucune hiérarchie entre, d’une part, le fait de donner ses embryons conservés in vitro afin qu’ils soient détruits dans un cadre scientifique ou, d’autre part, d’accepter que ceux-ci soient utilisés par un autre couple pour avoir un enfant. Les corps des embryons ne font donc pas l’objet d’une protection uniforme : leur degré de développement, mais aussi leur état de santé, déterminent des catégories multiples auxquelles le droit apporte des protections et des considérations distinctes. La complexité vient alors du fait qu’à travers la question des corps embryonnaires se manifeste aussi le pouvoir du droit sur les corps des femmes.
Car protéger les embryons signifie bien souvent déroger, dans le traitement des corps féminins, aux orientations générales du droit des personnes et de la santé. Ainsi, dire qu’il est nécessaire d’apporter une protection très forte des embryons au-delà de douze semaines c’est aussi affirmer que, si l’embryon est en bonne santé et que la grossesse n’est pas un danger pour la femme enceinte, il n’existe aucune raison suffisamment importante pour que la volonté d’une femme de mettre fin à sa grossesse soit entendue par le droit. Même si cette femme a fait un déni de grossesse, même si cette femme se retrouve brutalement dans une situation sociale insupportable. En protégeant avant tout l’embryon, le droit établit une hiérarchie des valeurs : la protection de la vie plutôt que le pouvoir des femmes sur leur propre corps.
L’impossible traitement uniforme des corps. Devenu progressivement intolérable à l’égard des personnes, le contrôle de l’État sur les corps s’est donc déplacé. Aujourd’hui, il se dissimule indubitablement sous le régime, en apparence uniforme mais en réalité très fractionné, des embryons et des cadavres. Tantôt réifiés tantôt personnifiés, ces corps sont les instruments d’une police des pratiques sociales. Ils dessinent donc des hiérarchies multiples entre les groupes sociaux, religieux, raciaux ; entre les sexes et les sexualités. Face au fractionnement du régime applicable aux corps avant la naissance et après la mort, il est courant pour les auteurs de proposer une « mise en cohérence » du droit, notamment au regard des affirmations principielles de respect de la vie dès son commencement ou de respect du corps humain après la mort. Mais ces propositions semblent bien souvent illusoires.
Nous avons ainsi évoqué les grandes lignes des dispositifs normatifs qui pourraient réaliser cette parfaite « cohérence » à la fois catégorielle et axiologique du droit. Mais serait-il vraiment possible de créer des tombes totalement perpétuelles ou d’imposer à chacun le même mode de sépulture ? Serait-il souhaitable de ne plus recourir aux procréations médicalement assistées ou d’interdire l’avortement ? Il apparaît bien vite que la plupart de ces hypothèses n’ont aucune chance d’advenir en droit positif à court terme car la plupart d’entre elles semblent peu compatibles avec les orientations actuelles du droit et, au-delà, avec les valeurs sociales actuellement prédominantes. La protection absolue des embryons en particulier ne pourrait manquer de poser des difficultés tant elle rentrerait évidemment en conflit avec la sauvegarde de l’intégrité corporelle et de la liberté des femmes. Tout au plus peut-on envisager, pour lisser quelque peu les différences de protection accordée aux corps avant la naissance et après la mort, une disparition progressive des tombes militaires ou une ouverture de l’AMP vers la reproduction post mortem, qui permettrait de ne pas détruire certains embryons surnuméraires.
Il est cependant apparu qu’un autre outil de réflexion pouvait utilement éclairer les orientations possibles du statut des embryons et des cadavres. On pense ainsi aux droits et libertés fondamentales des personnes les plus proches de ces corps : les géniteurs des embryons ou les proches des défunts.
Dernier temps de l’interrogation : l’exploration de mécanismes de minimisation des hiérarchies. Le constat de l’impossible uniformisation du statut des cadavres ou des corps embryonnaires aurait pu nous mener, certainement, à proposer des solutions fondées sur de nouvelles qualifications ; à suggérer une nouvelle forme de personnalité qui permettrait d’appliquer de façon prénatale ou post mortem les protections classiquement appliquées aux sujets de droit ; à concevoir des mécanismes de représentation ad hoc, etc. Là n’est pas l’objet de notre travail car une démarche de mise en cohérence du droit autour de catégories juridiques figées est inapte à saisir la complexité des relations qui se nouent autour des corps humains avant la naissance et après la mort.
Si l’on écarte l’idée que ces corps méritent, en eux‑mêmes, une égale protection, on comprend que construire le droit en recherchant uniquement un traitement uniforme des corps passe à côté de la réelle complexité de la question. Il s’agit en effet d’envisager la façon dont il est possible, par le droit, d’éviter une hiérarchisation concrète et symbolique des personnes, de leur valeur, de leur liberté d’action. Cette démarche est d’autant plus malaisée que les implications morales et cultuelles de la matière rendent difficile toute évolution rapide et radicale de la législation comme de la jurisprudence. Refusant d’être faiseuse de systèmes, nous nous contentons, dans la dernière partie de cette étude, de proposer des mécanismes de réduction de ces hiérarchisations.
On suggère alors plusieurs niveaux d’évolutions possibles, du simple assouplissement du droit à des transformations plus profondes. Toutes ces propositions, cependant, sont orientées vers l’idée qu’à l’« intérêt » des embryons et des morts il est souhaitable de préférer la sauvegarde des intérêts des personnes, l’attention portée à leur égalité d’action, la vigilance sur les atteintes à leurs droits fondamentaux.
Ont ainsi été explorés des mécanismes tels que la médiation et la délibération qui connaissent actuellement un développement indéniable dans le champ du droit des personnes et de la santé. Si ces méthodes suscitent de légitimes interrogations, elles présentent également des avantages qui pourraient en faire des outils utiles pour traiter certaines questions dont le régime juridique reste imprécis. Le contentieux funéraire, la procédure d’assistance médicale à la procréation ou le prélèvement d’organes post mortem pourraient ainsi bénéficier utilement de démarches souples de prise de décision. Les procédures déjà existantes, notamment dans le cadre des interruptions médicales de grossesses, pourraient être précisées afin de prendre davantage en compte la parole des femmes et des couples.
Cependant, les critiques qui sont adressées à cette transformation du droit doivent être entendues. Elles soulignent notamment la façon dont ces méthodes construisent un nouveau système normatif, échappant pour partie aux processus démocratiques et difficilement accessible au regard critique : c’est la crainte d’un « gouvernement de l’éthique » qui prendrait le relais d’un gouvernement des juges. Les processus de délibération et de médiation peuvent en outre conduire à des situations d’exclusion par l’argent ou à des mécanismes de domination par la parole. Ces analyses pourraient suggérer d’élaborer un droit de la santé très dirigiste et précis qui permettrait d’éviter les dérives de « comités » au fonctionnement plus ou moins arbitraires. Il nous semble cependant que ces craintes doivent surtout conduire à une réflexion sur l’opportunité qu’il y a à accorder aux personnes juridiques, dans les domaines qui touchent à l’usage des corps, de véritables droits.
On aurait ainsi pu penser que l’application des droits fondamentaux des personnes ou l’usage des mécanismes anti-discrimination auraient pu permettre de faire évoluer les normes applicables aux embryons et aux cadavres. Cependant, dans l’état actuel du droit, aucun de ces mécanismes ne semble permettre de remédier aux hiérarchies réelles et symboliques que le droit crée ou maintient par le traitement des corps humains avant la naissance et après la mort. Les juges usent de tous les outils qui leur sont proposés – marge nationale d’appréciation, justification des différences de traitements – pour laisser le législateur décider des traitements à apporter à ces corps. Loin d’empêcher de concevoir des évolutions du droit, ce constat suggère au contraire que l’imagination des juristes est sans borne : une infinité de régimes différents pourrait être conçue pour les embryons et les cadavres, sans craindre la censure des juridictions.
Ainsi, le droit pourrait s’assouplir à la marge : intégrant la démarche de l’accommodement raisonnable utilisé dans certains systèmes normatifs, il pourrait prendre en compte des demandes singulières de traitement des corps, tant que leur réalisation ne mettrait pas en danger la sécurité d’autrui. Plus largement, les possibilités d’évolution du droit sont diverses dès lors que l’on accepte de prendre en compte les diverses exclusions que génère la situation actuelle. On pourrait ainsi envisager de rendre possible l’inhumation des corps des embryons mort‑nés ou l’établissement d’actes d’enfants sans vie au seul choix des géniteurs ; d’assouplir le délai d’avortement en cas de déni de grossesse ; d’encadrer la thanatopraxie de façon à l’autoriser pour les personnes atteintes du VIH ou encore de permettre de choisir l’orientation de sa tombe pour des raisons religieuses.
Mais les dispositifs juridiques pourraient également être plus profondément modifiés pour peu que le législateur s’en saisisse et qu’il pense le traitement des corps humains avant la naissance et après la mort à l’aune de l’exercice le plus libre possible, par les personnes juridiques, de leurs droits et libertés. On pourrait alors imaginer de multiples modifications du droit, des plus infimes aux plus importantes. Il serait ainsi envisageable de supprimer le délit de non-respect des dernières volontés qui prive les proches de leur liberté de pratiquer les rites funéraires qu’ils souhaitent. On pourrait également faire de l’avortement un véritable droit pour les femmes qui pourraient alors, par exemple, lorsque les consultations hospitalières sont inaccessibles, faire valoir – y compris par le biais de référé-liberté – l’obligation de service public prévue dans la loi. Une telle évolution permettrait également de faciliter la réparation des préjudices issus des échecs d’avortement lorsqu’ils ne sont pas pratiqués dans les règles de l’art. Il serait enfin possible de penser la suppression pure et simple du délai d’avortement.
Ces propositions, si elles n’ont pas toutes une chance de se réaliser dans l’immédiat, étant donné les équilibres politiques et idéologiques contemporains, suggèrent assurément des pistes de réflexion sur la façon dont il serait possible à la fois d’atténuer l’emprise du droit sur les corps avant la naissance et, par le droit, d’assurer aux personnes qui les entourent une jouissance égale de leurs droits et libertés.
Notes:
- Vocabulaire juridique, G. CORNU, Association Capitant, Quadrige, PUF, 11e éd., 2016, V° Qualification. ↩
- P. HÉBRAUD, « Rapport introductif », La logique judiciaire, 5e colloque des Institut d’Études Judiciaires, PUF, 1969, p. 31. ↩
- Vocabulaire juridique, G. CORNU, op. cit., V° Classification. ↩
- L. HUSSON, « Le fait et le droit », in Nouvelles études sur la pensée juridique, Dalloz, 1974. Ce « syllogisme ascendant » dont parle R. PERROT (La logique judiciaire, 5e colloque des Institut d’Études Judiciaires, PUF, 1969, p. 148) était déjà préfiguré par H. MOTULSKY lorsqu’il décrit le raisonnement inductif par lequel le juge identifie la règle de droit la plus appropriée au « « magma » de faits » qui lui est exposé : Principes d’une réalisation méthodique du droit privé. La théorie des éléments générateurs des droits subjectifs, Dalloz, rééd. 2002, p. 50. ↩
- O. CAYLA, « La qualification ou la vérité du droit », La qualification, Droits, 1993, n° 18. p. 9. ↩
- Ibid., n° 18, p. 9. ↩
- M.‑L. IZORCHE « Réflexions sur la distinction », Mélanges Christian Mouly, Litec, 1998, p. 53, n° 1. ↩
- Ibid., p. 53, n° 18. ↩
- D. LOCHAK, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme », in Les usages sociaux du droit, PUF, 1989, p. 276. ↩