La diffusion des droits fondamentaux dans l’ordre juridique interne sous l’influence de la Convention européenne des droits de l’Homme. Contribution à l’étude de la fondamentalisation des droits
Thèse soutenue le 17 septembre 2019 à l’Université Clermont Auvergne devant un jury composé de : X. Dupré de Boulois (Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne -rapporteur), E. Carpano (Professeur à l’Université Lyon III Jean Moulin – rapporteur), M.-E. Baudoin (Professeur à l’Université Clermont Auvergne), L. Pailler (Professeur à l’Université Lyon III Jean Moulin), Anne-Blandine Caire, (Professeur à l’Université Clermont Auvergne, directrice de recherches), Charles-André Dubreuil, (Professeur à l’Université Clermont Auvergne, directeur de recherches)
La fondamentalisation au sens le plus générique du terme désigne le mouvement de diffusion des droits fondamentaux. Elle recouvre en réalité un double phénomène : non seulement une diffusion des droits fondamentaux dans leur dimension formelle (de plus en plus de droits sont qualifiés de fondamentaux) mais également à travers leur portée matérielle (les droits fondamentaux voient leur portée, leur rayonnement, s’accroître significativement sous l’influence de la jurisprudence de la Cour européenne). La difficulté ne tient pas tant dans la définition du mouvement que dans celle de son objet : la fondamentalité. Dans le cadre de cette recherche, il a été proposé de la définir à l’aide d’un faisceau d’indices. À la suite des écoles traditionnelles d’identification de la fondamentalité, formelle (L. Favoreu), substantielle (E. Picard) et fonctionnelle (V. Champeil-Desplats) et des travaux de C. Thibierge relatifs à la force normative[1], trois critères principaux et trois critères subsidiaires peuvent être proposés dans le cadre d’une approche inclusive et globale des manifestations de la fondamentalité :
Les critères principaux d’identification de la fondamentalité :
– le critère de la densité de la protection : le droit est-il consacré au plus haut de la pyramide des normes, au niveau constitutionnel ou conventionnel ?
– le critère de l’effectivité : le droit est-il réellement assuré, c’est-à-dire, pour parler comme la Cour européenne, concret et effectif ou bien seulement théorique ou illusoire ?
– le critère de la finalité : le droit a-t-il pour objet ou pour effet de garantir directement ou indirectement les prérogatives élémentaires de l’individu ?
Les critères subsidiaires d’identification de la fondamentalité :
– le critère de la textualité : le fondamental est-il présent formellement au sein des textes ou de la jurisprudence ?
– le critère de l’universalité : le droit est-il reconnu et consacré par les juridictions de l’ordre interne et de l’ordre international ?
– le critère de l’historicité : le droit a-t-il été reconnu de manière circonstancielle ou s’inscrit-il dans une certaine tradition ?
Aussi, un droit est considéré comme fondamental s’il est consacré au sommet de la hiérarchie des normes et jouit de garanties juridictionnelles effectives en vue de protéger les prérogatives[2] élémentaires de la personne humaine[3], témoignant ainsi de son « éminence »[4]. Une telle définition reprend en réalité le triptyque des critères de la fondamentalité : densité, effectivité, finalité[5].
Au-delà la diversité des approches de la fondamentalité, la sémantique qui accompagne le phénomène de fondamentalisation est également fluctuante. Tantôt il est question de fondamentalisation des droits en général ou d’un droit en particulier, tantôt il est fait état par la doctrine d’une fondamentalisation du droit sans autre précision. Or, au regard de la théorie des droits subjectifs et du droit objectif, la fondamentalisation du droit ne saurait passer pour équivalente de la fondamentalisation des droits car ce n’est pas le droit dans son ensemble, et dans toutes ses manifestations qui est susceptible de tomber sous l’empire de la fondamentalité. Il est souhaitable de considérer que le phénomène générique de fondamentalisation se traduit principalement par une fondamentalisation des droits et potentiellement par une fondamentalisation du droit.
Afin d’appréhender ce phénomène dans sa globalité, c’est l’analyse de son enracinement (I) et de son rayonnement (I) qui guide la réflexion.
I- L’enracinement de la fondamentalisation des droits
– L’affirmation de la fondamentalisation des droits
Sous la figure tutélaire du juge, le phénomène de fondamentalisation des droits s’est progressivement installé. Si l’ensemble des juges œuvrent plus ou moins directement, plus ou moins activement, à l’affirmation de la fondamentalisation des droits, une attention toute particulière doit être accordée à la juridiction strasbourgeoise. En effet, la Cour européenne occupe une place à la fois prépondérante et ambivalente au sein du phénomène de fondamentalisation des droits. Prépondérante en ce que la jurisprudence de la Cour constitue une source formidable et indépassable d’exaltation de la fondamentalité. Ambivalente en ce que cette même juridiction est juridiquement impuissante, essentiellement du fait de « l’absence d’effet cassatoire des arrêts de la Cour »[6], à participer directement au mouvement de fondamentalisation des droits. En effet, ce dernier résulte principalement de la réception par le juge interne de la jurisprudence maximaliste du juge européen.
Sous l’impulsion notable de la Cour européenne, l’office des juges administratif et judiciaire s’est conventionnalisé, ces derniers devenant de véritables juges de droit commun de la fondamentalisation des droits. Le juge ordinaire (sans omettre le Tribunal des conflits) devient en effet le vecteur direct de réalisation de la fondamentalisation des droits. À ses côtés, la place du juge constitutionnel est davantage source d’ambigüité et de complexité. Depuis l’essor de la QPC, le Conseil constitutionnel est à l’origine d’un vaste mouvement de fondamentalisation constitutionnelle sans être pour autant à la source directe de la fondamentalisation conventionnelle. De jurisprudence constante, il réitère son refus d’intégrer expressis verbis le bloc de conventionnalité au sein du bloc de constitutionnalité, si bien que l’analyse du droit positif exclut de l’élever au rang des acteurs directs de la fondamentalisation des droits. À l’écoute attentive de la jurisprudence de la Cour, le juge constitutionnel ne peut être, sous peine d’une contorsion du droit positif, qu’un acteur indirect de la fondamentalisation des droits au prisme de la Convention. Cette ambigüité du juge constitutionnel à propos de la Convention européenne a été parfaitement résumée : « y penser toujours, n’en parler jamais »[7]. Cette présence discrète et ambivalente du juge constitutionnel au sein de la fondamentalisation des droits est lourde de signification en ce qu’elle pourrait annoncer le glissement du constitutionnalisme au profit du conventionnalisme.
– L’affermissement de la fondamentalisation des droits
Le phénomène de fondamentalisation des droits s’affirme tout autant qu’il s’affermit. La densité axiologique et normative dudit mouvement lui offre une certaine épaisseur dans le temps et dans l’espace : ce dernier s’enracine en effet à travers la lente sédimentation de la tradition juridique de la fondamentalité. En outre, l’intensité de la diffusion et de l’installation des droits fondamentaux au sein de l’ordre juridique ne se réduit pas à un épiphénomène. Bien au contraire, la fondamentalisation des droits se nourrit et se fonde sur des principes juridiques intrinsèquement supérieurs. En effet, ce mouvement véhicule des principes structurants comme la dignité, la liberté, la prééminence du droit ou encore la société démocratique, lesquels sont caractérisés non seulement par une grande densité (tant normative qu’axiologique) mais également par une grande plasticité. Traduisant les axiomes élémentaires de la modernité juridique, la fondamentalisation des droits peut se prévaloir d’une légitimité assurée lui garantissant les conditions de sa réception et de son épanouissement.
Ce mouvement de grande ampleur ne répond toutefois pas en tout point aux exigences de cohérence et d’unité. Son aspect buissonnant est à bien des égards dissonant même si son unité est davantage révélée par les finalités qu’il poursuit.
– L’hétérogénéité structurelle de la fondamentalisation des droits
La manière dont la fondamentalisation des droits se donne à voir traduit déjà le « désordre »[8] normatif des droits fondamentaux en mouvement. En effet, l’expression « droits fondamentaux » est globalement mobilisée irrégulièrement et anarchiquement par les juges de droit commun dans le sens où elle ne répond à des critères ni préalables ni prévisibles. Il faut admettre que la mobilisation des droits fondamentaux relève plus de la « polyphonie »[9] et de la « cacophonie »[10] que de la « symphonie »[11]. Au-delà du désordre formel qui la caractérise, l’analyse de la fondamentalisation des droits met en évidence une confusion dans l’appréhension et la réception des droits fondamentaux portés par la jurisprudence européenne. En effet, elle est à l’origine d’un nombre conséquent de bouleversements qui ont profondément déstabilisé l’organisation juridictionnelle notamment. En renouvelant, parfois en un trait de temps, des pans entiers du droit des droits fondamentaux, en touchant à des domaines d’une grande sensibilité héritiers d’une longue tradition juridique, la fondamentalisation des droits bouleverse et désorganise l’ordre juridique. Enfin, la disparité de la fondamentalisation des droits s’illustre plus foncièrement au niveau de l’éclatement du régime juridique des droits fondamentaux. Ainsi, le recours à cette notion ne se décline pas en un régime juridique unifié. Les droits fondamentaux peuvent ne pas être recevables de manière identique devant les différents juges tandis que chaque droit peut être reçu différemment par chacun des juges.
Néanmoins, il serait sans doute excessif de réduire la fondamentalisation des droits au désordre et à la confusion. La complexité de ce phénomène réside précisément dans sa dimension paradoxale oscillant sans cesse entre l’ordre et le désordre. Cette unité n’est cependant pas immédiatement accessible mais transparaît davantage à travers l’analyse de ses finalités. À la suite de l’apport doctrinal de G. Vedel, sa dimension fonctionnelle met en évidence une unité tant sur le plan objectif que subjectif.
– L’homogénéité fonctionnelle de la fondamentalisation des droits
La fondamentalisation des droits se structure en effet à travers la finalité subjective à laquelle elle est assignée. L’ensemble des droits fondamentaux porté notamment par la jurisprudence de la Cour européenne répond à cette finalité commune. L’extension des droits fondamentaux aux personnes morales de droit privé ne remet pas en cause foncièrement cette logique subjectiviste tant il est acquis désormais que derrière l’écran de la personne morale réside in fine la personne physique. En revanche, cette unité fonctionnelle pourrait s’effriter si la jurisprudence interne venait à généraliser la jouissance des droits fondamentaux aux personnes morales de droit public en dépit de la circonspection et de la prudence dont la Cour européenne fait légitimement preuve en la matière.
Elle se structure également par sa dimension objective car l’extension des droits fondamentaux incarne bien, quelles qu’en puissent être les critiques, un ordre objectif de valeurs. Cette dimension objective confirme qu’elle n’est pas un phénomène ordinaire mais exprime ce qu’il y a de plus essentiel au sein de l’ordre juridique. Incarnant les valeurs prééminentes du droit, elle transcende sans difficulté la rigidité de la summa divisio et contribue ainsi à revaloriser l’unité fondamentale de l’ordre juridique. Par ailleurs, l’unité à laquelle elle concourt est consubstantiellement liée au destin de la puissance publique. Or, sur ce point, elle est à l’origine d’un paradoxe qui renverse des stéréotypes bien ancrés. En effet, alors qu’elle a, par définition, pour ambition d’encadrer et de limiter l’État en tant que puissance publique, la fondamentalisation des droits n’a pas affaibli mais au contraire affermi la figure étatique en l’érigeant comme organe entièrement et exclusivement responsable de toutes les violations des droits fondamentaux sur le territoire de sa juridiction. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la fondamentalisation des droits annonce moins le déclin que le renouvellement de la puissance publique qui, par le truchement des obligations positives, est désormais appelée à répondre de l’ensemble des situations intéressant les droits fondamentaux. Cette revalorisation inattendue de la puissance publique confère véritablement un sens et un cadre à un mouvement trop souvent accusé de prospérer de manière anarchique.
II- Le rayonnement de la fondamentalisation des droits
Si la fondamentalisation des droits est incontestablement productrice d’effets juridiques (en tant que mouvement effectif), il n’est pas certain qu’elle soit en mesure de réaliser l’effet recherché, à savoir l’accroissement de la protection de l’ensemble des droits fondamentaux consacrés (en tant que mouvement efficace).
– L’effectivité avérée de la fondamentalisation des droits
L’étude de l’effectivité de la fondamentalisation des droits a permis de mettre en lumière la place importante qu’occupent les faits au sein de la promotion des droits fondamentaux. C’est en d’autres termes l’attachement au réel qui est redécouvert à travers l’analyse de la fondamentalisation des droits. Le fait n’est plus pensé en opposition mais en combinaison avec le droit. L’effectivité de la fondamentalisation des droits impose de renouer avec la factualité afin de s’inscrire au plus près du réel qu’elle entend régir. Ce retour en force du fait aux côtés de la règle de droit est la condition sine qua non de son effectivité. L’acteur qui est au centre de ce processus est bien entendu le juge. C’est lui qui est invité à assurer l’effectivité de la fondamentalisation des droits et par conséquent à reconsidérer pleinement les faits. De cette dynamique résulte un cercle vertueux : l’appréhension des faits relève naturellement de l’appréciation souveraine du juge. Or, l’accroissement de l’exigence d’effectivité de la fondamentalisation des droits conduit à un approfondissement de l’appréciation du fait et donc à un élargissement de son office. En d’autres termes, plus le juge assure l’effectivité de la fondamentalisation des droits, plus il voit en retour son pouvoir d’appréciation s’accroître en conséquence. Cet enrichissement sans précédent s’incarne principalement par la mise en œuvre du contrôle de proportionnalité.
Ainsi, destinée à assurer l’effectivité de la fondamentalisation des droits, la généralisation de la proportionnalité située est toutefois susceptible de porter atteinte à la sécurité juridique et d’alimenter l’arbitraire du juge. Il est indéniable qu’en appréciant plus rigoureusement la situation factuelle du requérant le juge est invité à individualiser l’application du droit au gré des circonstances de l’espèce. Le risque est naturellement celui d’un morcellement de la mise en œuvre jurisprudentielle des droits fondamentaux peu propice à la stabilité et à la sécurité juridique. Cet argument, légitime au demeurant, est régulièrement asséné par les détracteurs de la fondamentalisation des droits.
Enfin, il faut admettre que l’effectivité de la fondamentalisation des droits, prise réellement au sérieux, ne peut que déboucher sur une relativisation de la sécurité juridique. Il est impossible en effet de prétendre garantir effectivement et donc in concreto les droits fondamentaux sans s’adapter, dans le même temps, aux circonstances factuelles de l’espèce et donc aboutir à une application du droit potentiellement différenciée.
– L’efficacité discutée de la fondamentalisation des droits
Un phénomène est traditionnellement considéré comme efficace si et seulement si ce dernier « produit les effets attendus »[12] ou recherchés. L’efficacité de la fondamentalisation des droits soulève dès lors l’immense problématique de la protection renforcée de l’ensemble des droits. En d’autres termes, son efficacité se mesure à l’aune de sa faculté à assurer une protection renforcée de tous les droits fondamentaux ainsi consacrés. À cet égard, les apparences se révèlent parfois trompeuses et il est parfois tentant d’assimiler la fondamentalisation des droits à l’approfondissement de la protection des droits fondamentaux en général et de l’État de droit en particulier. Dans cette optique, ce phénomène ne pourrait qu’être synonyme de valorisation et donc de renforcement de l’ensemble des droits fondamentaux. En somme, cela reviendrait à soutenir que plus la fondamentalisation des droits progresse plus les droits fondamentaux s’affermissent.
Or, la fondamentalisation des droits est sans doute structurellement entachée d’une limite indépassable. L’accroissement du nombre et/ou du rayonnement des droits fondamentaux ne peut s’opérer à l’infini sans se traduire inévitablement par une restriction des autres droits fondamentaux. La liberté d’expression dans son rapport avec le droit au respect de la vie privée est symptomatique à cet égard. Renforcer l’une au détriment de l’autre n’entraîne ni un renforcement ni un affaiblissement de l’efficacité du mouvement de fondamentalisation des droits. En présence de droits fondamentaux réputés d’égale valeur, il est moins question de les protéger mieux ou moins bien que de les protéger autrement. Juridiquement, protéger davantage la liberté ou au contraire la vie privée est indifférent au regard de l’exigence d’efficacité de la fondamentalisation des droits. Seul un jugement en opportunité, découlant d’une appréciation axiologique et sociétale, est susceptible d’arbitrer la confrontation des droits fondamentaux.
Il apparaît ainsi difficile et délicat de mesurer et de juger l’efficacité de la fondamentalisation des droits dans son ensemble tant il serait à la fois simpliste et réducteur d’assimiler sans autre précaution l’extension des droits fondamentaux avec l’idée d’un renforcement généralisé de leur protection. Cette observation n’est en rien dommageable mais témoigne sans doute du fait que ce mouvement est arrivé à maturité, car il est davantage préoccupé par le déplacement de la protection des droits fondamentaux que par leur renforcement systématique. Ce passage d’un impératif de protection à un impératif de gestion des fondamentalités concurrentes est devenu l’enjeu majeur de l’efficacité de la fondamentalisation des droits.
Au-delà de la réalisation des droits, la fondamentalisation offre une clef de lecture renouvelée du droit. L’analyse de ses caractéristiques par le détour de la jurisprudence de la Cour européenne est susceptible d’alimenter une réflexion d’ordre général sur certaines notions juridiques indépassables. Elle met ainsi en lumière, notamment en raison de la prolixité de la Cour européenne, des notions comme celles d’équilibre, de proportionnalité, de « juste équilibre », voire de Justice.
– L’exigence d’équilibre au cœur de la fondamentalisation du droit
La fondamentalisation des droits porte en son sein l’exigence d’équilibre. Cette notion est au cœur de la relation qui se noue entre les différents intérêts individuels ou collectifs. L’apport essentiel de ce développement est de mettre en évidence que l’équilibre est l’une des vertus du droit, dévoilé et revalorisé par la dynamique de fondamentalisation des droits. En promouvant l’idée d’équilibre, la fondamentalisation des droits ne fait qu’amplifier une exigence inhérente au droit lui-même ne visant rien d’autre qu’à rétablir l’harmonie un jour rompue.
Par ailleurs, elle ne se satisfait pas de la seule quête d’équilibre mais vise plus exactement à promouvoir un juste équilibre entre les intérêts en présence. Ce glissement terminologique de l’équilibre au « juste équilibre » n’est pas anodin. Il témoigne d’une volonté d’instituer, non pas un équilibre rigide et automatisé, mais un équilibre vivant, fluctuant, se devant d’incarner à chaque instant les valeurs portées par la société démocratique. À ce titre, le « juste équilibre » représente plus qu’un simple rapport d’égalité mais moins qu’une appréciation en équité : il se situe vraisemblablement à la frontière entre les deux. Il implique nécessairement, au regard du simple principe d’équilibre, une exigence supérieure. La dimension du juste laisse transparaître la logique éminemment axiologique qui anime la méthode de résolution des conflits.
À travers cette exigence de juste équilibre, la fondamentalisation des droits participe pleinement à la mission inhérente au droit de pacification et de régulation des rapports sociaux. Plus précisément, la finalité de protection de la fondamentalisation des droits s’avère, par le truchement du « juste équilibre », être un moyen renouvelé de concourir à l’objectif de régulation sans pour autant se substituer à ce dernier. En jetant les bases d’un droit entièrement innervé par l’exigence renforcée de « juste équilibre » et en promouvant de la sorte un ordonnancement harmonieux, elle se confond pleinement avec les aspirations primaires d’un ordre juridique promis à la régulation des rapports sociaux.
– Un idéal de Justice moteur de la fondamentalisation des droits
De l’équilibre au « juste équilibre » puis à l’idéal de Justice , il n’y aurait qu’un seul pas. Le projet mis en évidence par l’analyse de la fondamentalisation des droits n’est pas en réalité indifférent à l’idéal de Justice. L’objectif est ici de démontrer, en s’appuyant sur l’analyse de la jurisprudence de la Cour européenne, que la fondamentalisation des droits poursuit, sans pour autant de ce seul fait réaliser, non pas l’idéal mais un idéal de Justice propre à la société démocratique post-moderne.
Le mouvement de diffusion des droits fondamentaux incarne en effet une conception de la Justice qui renvoie à bien des égards aux figures antiques et tutélaires de Thémis, Diké et Justitia. Ignorant tout ou presque de la Justice, le juriste doit se résoudre à n’en mobiliser que sa représentation. Les symboles de la Justice, bien connus des historiens, permettent de lui donner une résonnance concrète, et de lui attribuer un certain contenu. Or, et là réside l’essentiel de la démonstration, la fondamentalisation des droits répond tout particulièrement à cette représentation de la Justice. Sous l’influence notable de la Cour européenne, la profusion et la diffusion des droits fondamentaux concrétisent juridiquement un idéal représenté par des symboles comme la balance, le glaive ou le bandeau. La particularité de la fondamentalisation des droits est d’entretenir une relation très étroite avec les symboles de la Justice, ce qui n’est pas nécessairement le cas du droit en général. Dans cette optique, la fondamentalisation des droits ambitionne de réaliser un idéal de Justice processuel. Cette affirmation pose nécessairement la question de la réalisation d’un idéal de justice matériel. Avec toute la prudence qu’impose le plus rudimentaire positivisme juridique, il est néanmoins possible de se demander si l’émergence et la généralisation au sein de la jurisprudence contemporaine des circonstances particulières de l’espèce ne seraient pas le symbole de la Justice post-moderne de la fondamentalisation des droits. Le mouvement de fondamentalisation des droits s’accompagne en effet depuis quelques années d’une intensification de la prise en considération de la situation personnelle du justiciable. Une tendance jurisprudentielle contemporaine tend à replacer au centre du moment juridictionnel le justiciable appréhendé dans toute sa singularité à travers les « circonstances particulières de l’espèce ». Cette analyse sonne en réalité le passage d’une exigence (contemporaine) d’effectivité à une exigence (post moderne) d’effectivité située au plus près de la situation personnelle du justiciable.
En substance et pour conclure, le phénomène de diffusion des droits fondamentaux qui s’est accéléré n’est pas un épiphénomène ou un effet de mode mais est un mouvement profond et de grande ampleur qui répond pleinement à la finalité axiologique assumée des sociétés démocratiques.
Par la revalorisation de la situation particulière du justiciable qu’elle promeut, la fondamentalisation des droits parachève un humanisme juridique situé qui exprime tout de l’idéal véhiculé par la société démocratique post-moderne.
Par la mobilisation massive de techniques juridiques ancestrales comme la proportionnalité ou de notions aussi vieilles que le droit lui-même comme l’équilibre et le juste équilibre, la fondamentalisation des droits renoue pleinement avec l’héritage traditionnel de la pensée juridique.
Par le balancement qui l’anime entre permanence et changement, classicisme et progressisme, tradition et modernité, la fondamentalisation des droits est indéniablement à l’origine d’un bouleversement de l’ordre juridique mais, non sans paradoxe, pas d’un renversement de ce dernier.
[1] C. THIBIERGE, « Conclusion. Le concept de « force normative » », La force normative. Naissance d’un concept, LGDJ, 2009, p. 818.
[2] M. BRANDAC précis que les droits fondamentaux sont des « prérogatives sur lesquelles la loi elle-même ne dispose pas souverainement », « L’action en justice, droit fondamental », Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs ? Mélanges en l’honneur de Roger Perrot, DALLOZ, 1996, p. 3.
[3] F. BRENET, « La notion de liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA », RDP, 2003, p. 1535 : l’auteur remarque que « si la fondamentalité d’un droit repose sur sa valeur juridique, constitutionnelle notamment, elle tient également à son degré « d’essentialité » ».
[4] G. GLÉNARD, « Les critères d’identification d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-12 du code de justice administrative », AJDA, 2003, p. 2008.
[5] E. DREYER, « Du caractère fondamental de certains droits », RRJ, 2006, p. 556- 558 : l’auteur relève que le dénominateur commun des droits fondamentaux semble « être l’atteinte à un intérêt essentiel de la personne, quelle qu’en soit la cause », et définit le fondamental en mobilisant deux indices : avoir pour objet de protéger la dignité de la personne et être garantie par une norme supra-législative. Les droits sont réputés fondamentaux « d’une part, parce qu’ils se rapportent à l’homme qui est le fondement de tout droit, et, d’autre part, parce que les conséquences de leur reconnaissance traversent ou devraient traverser tout l’ordre juridique » ; R. BADINTER, B. GENEVOIS, « Normes de valeur constitutionnelle et degré de protection des droits fondamentaux », RUDH, n° 6-8, 1990, p. 258.
[6] X.-B. RUEDIN, Exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, LGDJ, 2009, p. 97.
[7] G. MARC. « Question prioritaire de constitutionnalité et Convention européenne des droits de l’homme », NCCC, 2011 n° 3.
[8] M. FATIN-ROUGE STÉFANINI, L. GAY, « Table ronde », Justice constitutionnelle, justice ordinaire, justice supranationale : à qui revient la protection des droits fondamentaux en Europe ?, PUAM, 2005, p. 233.
[9] D. ROMAN, « Droits humains et libertés fondamentales », des notions « intelligibles » mais « imprécises » ? », Rev., trav., 2017, p. 391.
[10] X. DUPRÉ DE BOULOIS, Droit des libertés fondamentales, PUF, 2018, p. 30.
[11] D. ROMAN, « « Droits humains et libertés fondamentales », des notions « intelligibles » mais « imprécises » ? », Rev., trav., 2017, p. 391.
[12] L. HEUSCHLING, « « Effectivité », « efficacité », « efficience » et « qualité » d’une norme/du droit. Analyse des mots et des concepts », L’efficacité de la norme juridique. Nouveau vecteur de légitimité ?, (dir.), M. FATIN-ROUGE STÉFANINI, L. GAY, A. VIDAL-NAQUET, BRUYLANT, 2012, p. 49.