La pénalisation de l’expression publique
Thèse soutenue publiquement le 22 juin 2018 à l’Université de Limoges devant un jury composé de : Jean-Pierre Marguénaud (Professeur à la Faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, Président), Audrey Darsonville (Professeur à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de l’Université de Lille, Rapporteur), Nathalie Mallet-Poujol (Directrice de recherche au CRNS, UMR 5815, Université de Montpellier, Rapporteur), Nathalie Droin (Maître de conférences HDR à la Faculté de droit et des sciences économiques et politiques de l’Université de Bourgogne, Examinateur), Jean Morange (Professeur émérite à la Faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, Examinateur), Damien Roets (Professeur à la Faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, directeur de thèse).
Cette thèse vise à opérer une évaluation des processus d’intervention du droit pénal (« la pénalisation ») dans les comportements d’extériorisation directe de la pensée dirigée vers un public déterminé (« l’expression publique »). La liberté d’expression, garantie au plus haut degré par un ensemble de normes nationales ou internationales, est considérée, à juste titre, comme un droit consubstantiel au régime démocratique et libéral, dont elle constitue tout à la fois le moteur et l’indicateur de sa santé. Aussi important qu’il fût, ce droit fondamental n’en comporte pas moins certaines limites absolument nécessaires : il est le droit par lequel vit la démocratie, tout autant que celui par lequel elle peut connaître un destin funeste. C’est pourquoi le Droit entretient un double rapport à la liberté d’expression : un rapport de protection, d’une part, et un rapport d’encadrement d’autre part. À ce titre, le régime répressif du droit pénal est assurément le plus protecteur des libertés individuelles dès lors qu’il se fonde sur la prédétermination légale d’un interdit, garantissant une prévisibilité accrue des comportements susceptibles d’être sanctionnés. En dépit des nombreuses précautions qu’il introduit dans la limitation de l’exercice public de la liberté d’expression, le droit pénal fait face à deux séries de difficultés susceptibles de nuire à l’équilibre délicat sur le postulat duquel repose cette limitation.
Dans un premier temps, la pénalisation de l’expression publique se trouve confrontée à une surestimation de ses vertus régulatrices, dans son élaboration comme dans sa mise en œuvre, face aux débordements ponctuels du débat public. Elle est donc régulièrement mise à l’épreuve du phénomène de son instrumentalisation (Partie I).
Cette instrumentalisation est, en premier lieu, celle de la loi (Titre 1). Bien davantage que la condition d’adaptation nécessaire du Droit à des besoins réels et nouveaux, la loi pénale semble être devenue l’outil par lequel le législateur souhaite apaiser les flammes de l’opinion, voire parfois à exercer une tutelle idéologique. Le législateur voit alors son calendrier rythmé par les épisodes d’indignation collective intensément relayés par les médias, et des restrictions sérieuses à une liberté fondamentale sont parfois adoptées de façon précipitée sur les bancs parlementaires à grand renfort de postures salvatrices et de figures rhétoriques au détriment de l’examen de la qualité et de l’opportunité de la loi. Or l’exigence spécifique de précaution avec laquelle la liberté d’expression doit faire l’objet de restrictions éventuelles en droit pénal s’avère bien souvent incompatible avec le climat d’urgence et de passion dans lequel ces textes sont votés. Les comportements incriminés consistent fréquemment dans l’expression d’idées qui « heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population », à l’égard de laquelle la protection de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme doit, sous certaines conditions, produire ses effets, comme l’a jugé la Cour européenne des droits de l’Homme dans son arrêt Handyside c. Royaume-Uni de 1976. C’est ainsi l’équilibre entre la nécessité d’incriminer des propos dangereux et la liberté de s’exprimer qui se trouve menacé. La protection des intérêts nationaux (Chapitre 1) et la protection d’intérêts catégoriels (Chapitre 2) constituent, à ce titre, les domaines dans lesquels ce phénomène d’instrumentalisation de la loi pénale est le plus prégnant depuis quelques décennies.
Cette instrumentalisation est, ensuite, celle de la Justice (Titre 2). Gage de flexibilité dans la répression, l’interprétation par le juge de textes de loi parfois obscurs peut cependant devenir l’occasion d’une extension démesurée de leur champ d’application, dont l’opportunité répressive immédiate est susceptible de créer des précédents dommageables quant à l’étendue du droit à la liberté d’expression au sein du débat public. L’hypersensibilité des sociétés contemporaines, menacées par la folie terroriste et la résurgence de sentiments nationalistes, se répercute sur la sensibilité du juge qui, face à un débat public déréglé, dépasse parfois la lettre de la loi. Par ailleurs, il peut arriver que le droit d’agir en justice se heurte au droit à la liberté d’expression et fasse l’objet d’un exercice qui, lorsqu’il n’est pas simplement abusif, s’avère inopportun. D’une part, on peut établir l’existence, au cours des dernières décennies, d’un abus du droit d’ester en justice par l’exercice de « procédures-bâillons » contre les auteurs d’une expression dite vulnérable en raison de leur exposition accrue aux représailles judiciaires. D’autre part, la médiatisation accrue des débats judiciaires et parlementaires tend inévitablement à faire peser de nouvelles menaces sur certains acteurs du débat public, dont le rôle éminent doit les faire bénéficier d’une protection supplémentaire à l’aune des principes dégagés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. L’instrumentalisation de la justice pénale s’observe donc à travers deux sortes de dérives du contentieux de l’expression publique : le rétrécissement du débat public par l’interprétation déraisonnable des normes d’incrimination (Chapitre 1) et l’entrave à ce même débat par l’usage déraisonnable du droit d’agir en justice (Chapitre 2).
Dans un second temps, la pénalisation de l’expression publique se trouve confrontée à une mutation profonde des usages de la liberté d’expression au sein d’une société de plus en plus transparente et participative, modifiant les paradigmes classiques du rapport entretenu par le droit pénal avec l’expression publique. La pénalisation de l’expression publique est donc mise à l’épreuve de la modernité (Partie II).
Cette modernité se caractérise d’abord par la continuité et l’amplification des flux d’information, traduisant une médiatisation de l’expression publique (Titre 1). En premier lieu, le droit du public à être informé sur des sujets intéressant la vie de la cité constitue le moteur principal de l’expansion des effets de la Convention européenne des droits de l’Homme à travers un élargissement des moyens de défense en matière d’expression attentatoire à l’honneur ou à la considération, dont la pénalisation ne se conçoit aujourd’hui plus à la lumière des seuls textes d’incrimination. Le droit à l’information, en particulier sur des « sujets d’intérêt général », apparaît dès lors comme une limite objective à l’étendue de la pénalisation de l’expression publique. En second lieu, la médiatisation de l’expression publique favorise l’alimentation du contentieux des infractions de presse, longtemps partagé entre la souplesse du droit de la responsabilité civile, perçu comme trop favorable aux victimes, et la rigidité du droit de la presse, perçu comme excessivement protecteur des prévenus. À la faveur d’une jurisprudence soucieuse de préserver la liberté de la presse, la responsabilité aquilienne se trouve désormais strictement enfermée dans les limites de la grande loi de 1881, entraînant l’impossibilité de poursuivre la réparation du préjudice entraîné par des propos non constitutifs de délits de presse. La médiatisation de l’expression publique entraîne ainsi l’inévitable libéralisation de l’expression infamante (Chapitre 1), et rend indispensable le rééquilibrage du contentieux de presse (Chapitre 2).
Cette modernité se manifeste ensuite par l’apparition de nouveaux moyens de communication, porteurs d’une dématérialisation de l’expression publique (Titre 2). Ces moyens (Internet, réseaux sociaux…), développés autour d’une architecture mondialisée et numérique, transcendent les obstacles techniques et frontaliers à la diffusion de l’intelligence commune, tout en favorisant une multitude de comportements nuisibles. D’une part, la délinquance d’expression, auparavant réservée aux professionnels de la communication publique, connaît une expansion critique en raison de la simplicité, de la multiplicité et de l’omniprésence des moyens de communication au public en ligne. Si l’Internet ne saurait devenir un espace sans foi ni loi, il convient de ne pas céder à la tentation d’une quasi-imprescriptibilité des délits d’expression en ligne, pas davantage qu’à celle d’une responsabilisation excessive des intermédiaires techniques et éditoriaux dépassés par une expression imprévisible, massive, instantanée et quasi-anonyme. D’autre part, un contenu illicite, intentionnellement ou non, est désormais accessible à tout endroit de la planète. Il en résulte une incertitude pesant sur les versants répressifs de l’expression publique en ligne. Les États, tous potentiellement compétents, protègent jalousement leur droit souverain à exercer des poursuites, limitant la coopération judiciaire internationale et l’harmonisation du droit pénal matériel aux faits les plus graves. La variété des conceptions nationales de la liberté d’expression tend à favoriser l’apparition de « paradis médiatiques » autorisant la diffusion de messages haineux ou antidémocratiques. À défaut de pouvoir identifier ceux qui en profitent ou d’exécuter leurs condamnations, le rôle du droit pénal s’en trouve inévitablement limité. La dématérialisation de l’expression publique entraîne donc des difficultés d’adaptation de la pénalisation à une expression numérique (Chapitre 1) et transnationale (Chapitre 2).
Il apparaît ainsi que la pénalisation de l’expression publique, toujours nécessaire, est aujourd’hui confrontée à des défis invitant à une réévaluation de sa juste place dans la régulation des débordements publics de la liberté d’expression.