La motivation des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme [Résumé de thèse]
La motivation des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme
Par Aurélia SCHAHMANECHE
Thèse soutenue le 4 décembre 2012 à l’Université Montpellier 1 devant un jury composé des professeurs L. BURGORGUE-LARSEN (Rapporteur), Frédéric SUDRE (directeur de thèse, David SZYMCZAK (Rapporteur), Alexandre VIALA, et du conseiller d’état honoraire et ancien président de la Cour EDH, Jean-Paul COSTA
Comprendre ce qu’est la motivation n’est pas chose facile. La notion est en effet extrêmement complexe car particulièrement riche et large.
La motivation est tout d’abord plurielle. Plurielle parce qu’elle se conçoit à la fois comme une action (l’action de motiver) mais aussi comme un résultat (l’exposé des motifs). Plurielle également parce que si elle est une obligation, une contrainte qui pèse sur le juge, elle est dans le même temps ce qui va lui permettre d’exprimer toute sa liberté d’appréciation. La motivation créée en effet les conditions du développement de la jurisprudence et, par là même, du pouvoir normatif du juge. Plurielle enfin parce qu’au-delà d’être une obligation, la motivation se présente comme un ensemble de techniques permettant au juge, précisément, de réaliser les objectifs que poursuit ladite obligation. De fait, prendre la mesure de ce qu’est la motivation au sens de la Cour EDH, en d’autres mots comprendre ses tenants et aboutissant, suppose de ne négliger aucun de ces aspects.
La motivation renvoie ensuite à différentes problématiques. Parce qu’elle est traditionnellement définie comme l’exposé des motifs de fait et de droit qui fondent le dispositif, la recherche sur la motivation appelle le plus souvent l’examen des méthodes de raisonnements, d’interprétation ou encore d’argumentation du juge.
Si l’étude de la motivation en tant que produit fini s’imposait naturellement, restait la question de savoir s’il fallait s’intéresser à ce que l’on peut appeler l’avant et l’après motivation écrite. Car en effet, le thème de la motivation s’avère être au cœur du processus de fabrication des décisions. Evoquer la motivation c’est donc également évoquer les questions de l’élaboration et de la rédaction des décisions. En tant qu’élément du processus décisionnel, la motivation invite sans conteste à réfléchir sur la manière dont se formalisent les compromis, sur la façon dont se déroulent les délibérations, sur les déterminants personnels de la fonction de juger (comme par exemple l’impact que peut avoir l’expérience professionnelle du juge sur la prise de décision), ou encore sur les contraintes plus internes qui pèsent sur le juge comme le respect du précédent ou bien la règle de la collégialité. Or, il est vite apparu que cette « approche » de la motivation, autant juridique que sociologique, ne pouvait être occultée tant elle conditionne étroitement le style et le contenu de l’exposé des motifs développé par le juge européen.
S’il fallait prendre en compte l’avant-motivation écrite, la question de la réception des décisions par l’auditoire ne devait pas non plus être oubliée. Car lorsque l’on traite de la motivation, c’est aussi la problématique de la compréhension, de la diffusion et de l’acception des décisions par l’auditoire qui est soulevée. Cette nouvelle « approche » de la motivation, qui suppose que l’on s’intéresse à la manière dont le juge entend emporter l’adhésion de ses auditeurs est également apparue opportune s’agissant de la Cour EDH. En tant que juridiction supranationale, la Cour vise à harmoniser les droits internes. A cet égard, il s’agit de faire en sorte que les 47 Etats parties auxquels elle s’adresse lorsqu’elle rend ses décisions, appliquent la CEDH telle qu’interprétée par elle. Et c’est précisément dans la motivation que se nichent les interprétations de la Cour. Partant, comment ne pas vouloir apprécier le rôle de la motivation dans cette grande entreprise qu’est le développement d’une union sans cesse plus étroite entre les Etats.
Au regard de l’ensemble de ces éléments, il a donc été décidé de retenir une vision large du sujet. En l’absence d’étude approfondie portant sur la motivation des décisions de la Cour EDH l’ambition de la recherche était alors non seulement de donner à voir tout ce que recouvrait la notion mais aussi de permettre une bonne compréhension de ce qu’est la motivation européenne.
Face au nombre considérable de décisions de justice, il est bien évidemment impensable et impossible de prétendre à toutes les étudier. Cela étant, compte tenu de l’objectif qui est de faire la lumière sur le « type » de motivation que le juge européen entend développer, il était nécessaire de composer un corpus suffisamment important de décisions. Corpus qui supposait par ailleurs de ne pas se concentrer sur une époque particulière mais au contraire de retenir une longue période d’analyse afin que soit rendu possible la mise en évidence des éventuelles évolutions de la pratique strasbourgeoise et qu’en soit apprécier la qualité.
La démarche retenue consiste alors, de manière empirique, à partir des décisions de la Cour EDH afin de dégager des traits communs – utilisation de mêmes formules, d’un certain vocabulaire, d’une tonalité particulière, du droit comparé, de l’analogie, etc. – quant à la façon dont la Cour motive ses choix. Et même lorsque cette analyse textuelle des décisions rendues par la Cour a été confrontée à l’importante doctrine française relative à la motivation des Cours suprêmes, à certaine théorie du droit ou encore à la pratique d’autres juridictions internationales, il s’agissait toujours de partir des décisions de la Cour EDH afin de vérifier si les conclusions que l’on pouvait tirer dans d’autres systèmes ou dans d’autres disciplines étaient effectivement transposables à la Cour européenne. La détermination des spécificités, des fonctions, du contenu, du style, des qualités ou encore des faiblesses de la motivation devait donc découler d’une lecture attentive des décisions de la juridiction strasbourgeoise.
La thèse soutenue est celle de la contribution de la motivation, prise dans toute sa complexité, à la formation d’un droit commun européen des droits de l’homme. La motivation présente en effet la particularité d’être consubstantielle à l’acte de juger. A partir de là, les fonctions qu’elle remplit et la manière de motiver qui en découle, ne peuvent être que le reflet, la résultante des missions que le juge-auteur poursuit et, plus largement encore, de la façon dont il conçoit son office et la fonction de juger. Or, la Cour a très tôt affirmé que ses arrêts devaient servir non seulement à trancher le litige concret dont elle est saisie, mais aussi à clarifier, sauvegarder et développer les droits de l’homme. C’est dire que son office ne saurait s’épuiser dans l’énoncé, au sein du dispositif, d’une norme individuelle, mais vise également à rappeler et systématiser par la motivation des règles et principes généraux dont le champ normatif s’étend à l’ensemble de la communauté des Etats parties à la CEDH.
Au regard de ces éléments, il a été décidé de structurer le raisonnement en deux temps.
Il était nécessaire dans un premier temps de s’intéresser au rôle que la Cour européenne entend faire jouer à l’exigence de motivation. Exigence qui pèse sur elle en vertu de l’article 45§1 de la CEDH. Autrement dit, il s’agissait de mettre en lumière la fonction de légitimation et la fonction pédagogique que remplit la motivation au sein du système conventionnel afin de démontrer que ces deux fonctions répondaient en réalité, et surtout de façon tout à fait adaptée, à une finalité : celle de l’affirmation progressive mais néanmoins certaine de l’autorité de la Cour EDH. Car en effet, c’est précisément parce que la Cour a acquis une telle autorité que les condamnations qu’elle prononce, et les interprétations qu’elle livre de la CEDH à ces occasions, trouvent finalement écho en droit interne et que, par voie de conséquence, est rendue possible l’harmonisation.
Le second temps de la démonstration consacré à « La mise en œuvre stratégique des techniques de la motivation » devait quant à lui permettre de tirer toutes les conséquences des conclusions auxquelles parvenait la première partie. Ainsi que l’étude cherche à le montrer, le style judiciaire que développe la Cour et le contenu de sa motivation ne sont aucunement laissés au hasard. Ils sont le produit de la volonté de la Cour de garantir contre l’arbitraire, de justifier de façon raisonnable sa capacité d’action étendue, d’œuvrer à la cohérence de la jurisprudence, de persuader le vaste public auquel elle s’adresse ou encore de susciter l’action des Etats. Le soin apporté à la présentation formelle de la décision, le choix d’une rédaction discursive et conversationnelle, l’utilisation de différentes techniques rhétoriques propres à augmenter la communicabilité et l’impact de son discours sur l’auditoire, en témoignent. Et le contenu de la motivation n’est pas en reste. L’ouverture significative à des sources extérieures à la CEDH, l’affichage décomplexé des considérations extra-juridiques ayant conduit la Cour à adopter sa décision révèlent eux aussi cette quête de légitimité et de pédagogie.
A travers ces deux grands axes, la présente thèse tente donc de mieux comprendre ce qu’est la motivation au sens de la Cour EDH. Elle contribue également à la mise en exergue de son extrême importance pour la réalisation des objectifs que poursuit cette dernière. Car avec la motivation, ce sont les questions plus générales de l’office du juge de Strasbourg et de la qualité de ses décisions qui sont finalement soulevées. En motivant de façon extrêmement explicative et explicite ses choix, la Cour laisse en effet s’exprimer son pouvoir normatif, son action pédagogique, son rôle social mais aussi sa vision particulière de la décision de justice. Une décision dont la qualité doit s’apprécier à l’aune d’un certain formalisme mais aussi et surtout au regard de la nécessité d’emporter l’adhésion de l’auditoire.