La religion du contractant
Thèse soutenue le 30 octobre 2017 devant un jury composé de Monsieur Jean-Pierre Marguénaud (Professeur à l’Université de Limoges – Rapporteur), Monsieur Emmanuel Putman (Professeur à Aix-Marseille Université), Pascal Puig (Professeur à l’Université de la Réunion – Président), Thierry Revet (Professeur à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne – Rapporteur) et Jean-Baptiste Seube (Professeur à l’Université de la Réunion – Directeur de thèse). La thèse a donné lieu à un ouvrage paru en juin 2019 (L. Varaine, La religion du contractant, préf. J.-B. Seube, LGDJ, coll. Bibl. dr. privé, T. 590).
La notion de contrat est, depuis le début du XXe siècle, l’objet de vifs débats. Une controverse oppose depuis longtemps les individualistes, défenseurs d’une approche libérale et les solidaristes, partisans d’un jus fraternitatis qui n’est pas sans rappeler le devoir de charité évangélique. Or, à peine les juridictions y mirent-elles fin que le contrat connut une nouvelle crise identitaire. En effet, depuis la fin des années 1990, le contrat connaît un « souffle de fondamentalisation 1 ». Non contentes d’avoir brisé le clivage entre les droits de première et deuxième génération pour imposer à l’État de prendre des mesures positives aux fins de protéger les droits et libertés fondamentaux, les juridictions européennes ont voulu les sanctionner pour ne pas avoir empêché qu’ils ne soient violés par des particuliers. Incidemment, cela est revenu à en imposer le respect aux personnes privées et soulevé, en droit privé, un enjeu inhérent à la fondamentalisation du contrat. Remettant en cause l’adage « pacta sunt servanda », invitant, au nom des droits et libertés, à réinterpréter et /ou reconsidérer le contenu des actes juridiques, celle-ci a suscité la polémique.
Face à ce phénomène, les études se sont multipliées sans aborder le problème en son entier en traitant de l’atteinte aux droits fondamentaux, sans que ceux-ci ne soient distingués, dans les actes juridiques privés. Pourtant, cela revient à nier la spécificité de chaque droit fondamental : les conditions du contrôle des atteintes à la vie privée diffèrent nécessairement, par certains aspects, de celui de la liberté d’expression. En outre, il semblerait que certains d’entre eux, telle la liberté de religion, prêtent davantage à la discussion.
La controverse affleure au moment même de définir son objet, car la diversité des formes de vie religieuse n’est pas sans compliquer la tâche. Ne pouvant cependant s’y dérober, l’étude a tenté de surmonter l’absence de définition juridique de la religion en droit français en recoupant les analyses qui en ont été faites par des juridictions étrangères et supranationales. Comme celles-ci, elle retient une acception relativement large, exempte de tout jugement de valeur. Parée des vertus de la neutralité, elle se veut respectueuse de la laïcité. Elle fait la part belle au sentiment individuel d’un croyant d’adhérer à un mouvement religieux, pourvu que ses convictions aient un contenu formellement identifiable. Toutefois, celles-ci s’extériorisent au travers de pratiques qui ne sont pas poser de difficultés dès lors qu’elles exposent l’adepte à l’intolérance d’autrui ou qu’elles troublent l’ordre public. Dès lors, le droit confère un régime distinct, d’une part, à la foi et, d’autre part, à ses formes d’expression : les unes sont hors d’atteinte, tandis que les autres peuvent faire l’objet de restrictions sous réserve d’une justification objective et raisonnable. Au demeurant, aucune croyance ou forme d’expression religieuse ne peut motiver une discrimination. Traditionnellement, il en résultait l’interdiction de toute différenciation entre des situations comparables. Dorénavant, il s’agit encore de lutter contre l’assimilation de situations sensiblement différentes.
Comme les autres droits fondamentaux, la liberté de religion et le droit à la non-discrimination ont progressivement élargi leur domaine. Ils produisent aujourd’hui un effet horizontal et sont opposables aux personnes privées. C’est pourquoi des contractants ont entendu en profiter.
Ignorant que le contrat pouvait contrevenir à leurs opinions ainsi qu’à ses manifestations au moment de sa formation et, arguant après coup de leur liberté de religion, des contractants ont réclamé, à compter de la fin des années 1990, le remodelage d’accords légalement formés. Ces dernières années, les décisions de justice se sont ainsi multipliées autour de la question de savoir si une partie pouvait contraindre l’autre, à des aménagements de la prestation convenue. Cela ne manqua pas d’effrayer les défenseurs de l’uniformité de la règle de droit et de l’individualisme. Pour pacifier les esprits a donc émergé, ces dernières années, une certaine volonté de rendre le contrat laïc ou neutre. Or, la laïcité n’a pour but que de garantir la liberté et l’égalité. La laïcité contractuelle n’a pas lieu d’être et les convictions et pratiques religieuses ont toute leur place au sein du contrat, soit qu’elles y aient été volontairement intégrées, soit qu’elles aient été imposées au cocontractant après qu’un juge a passé l’accord au crible du contrôle de proportionnalité. Ce faisant il s’agit d’identifier, en distinguant selon que la contractualisation soit spontanée ou imposée, le régime du contrat empreint de religiosité.
Soucieuse de démontrer le renforcement de la protection offerte aux croyants, l’étude démarre par l’examen des cas dans lesquels la religion est source de concorde (partie I). Cette contractualisation volontaire peut s’opérer selon diverses modalités (titre I). Explicite (chapitre I), elle trouve son expression la plus aboutie dans une clause d’electio juris désignant un ordre juridique religieux. Implicite (chapitre II), elle peut intervenir dès lors qu’un contractant ne pouvait légitimement ignorer les motifs de son cocontractant.
Il en résulte, en tous les cas, des conséquences notables (titre II). Au moment de qualifier certains actes juridiques (chapitre I), le juge en tient compte pour refuser de rattacher l’acte litigieux aux catégories de conventions dont la cause a une coloration économique ou marchande. Il opte soit pour la disqualification, soit pour la déqualification. De cette religiosité découle, de surcroît, un régime original (chapitre II). D’abord, générant entre coreligionnaires un lien d’une forte intensité, la religion peut conduire à une situation d’altérité réduite dont le droit tente de juguler les inconvénients. De surcroît, celle-ci sert d’assise à une liberté fondamentale que les magistrats et le législateur veillent à respecter. Prenant à cœur son devoir de non-ingérence, le premier s’interdit de juger les convictions et pratiques religieuses trop farfelues pour priver un contractant du bénéfice de certains mécanismes contractuels. Conscient qu’il doit faciliter l’exercice de la liberté de religion, le second prend des mesures positives permettant à certains groupements de recourir plus facilement à la technique contractuelle pour obtenir des financements.
La contractualisation des convictions et pratiques religieuses demeure néanmoins, bien souvent, une source de discorde (partie II), l’une des parties étant alors tentée d’imposer ses convictions religieuses à l’autre sans que cela ne soit initialement convenu. À l’heure où le contrat se fondamentalise, il convient, dans un tel cas de figure, d’observer un renforcement de la protection offerte au contractant pieux (titre I). Initialement tenu, à son égard, d’un simple devoir d’indifférence l’empêchant de s’ingérer dans l’exercice de ses droits fondamentaux (chapitre I), le cocontractant est désormais soumis à un devoir de révérence l’astreignant, dans certains cas, à consentir à des aménagements raisonnables (chapitre II). Ce dernier découle du principe d’égalité, qui prohibe les discriminations indirectes, ainsi que de la liberté de religion. Bien que la tentation soit grande de vouloir restreindre son domaine à la sphère des relations où un contractant exerce sur l’autre une forme de domination qui lui permet de décider, unilatéralement, de l’avenir commun, la confusion qui règne aujourd’hui lorsqu’il faut distinguer le pouvoir ou la prérogative contractuelle de la substance des droits et obligations encourage, au contraire, à élargir le champ d’application du devoir de révérence. Ceci peut faire craindre un regain d’insécurité juridique.
Afin d’écarter ce risque, il convient alors d’éclaircir les modalités de cette nouvelle garantie (titre II). Prenant acte du risque de condamnation de l’État français pour cause de violation de ses obligations positives, la présente thèse entend alors en identifier les conditions (chapitre I). Elle incite le juge interne à s’inspirer et affiner le raisonnement des magistrats européens, et lui propose d’adopter une méthode de contrôle en plusieurs étapes, plus élaborée que celle qu’il a jusqu’à présent adoptée.
- En premier lieu, il doit s’assurer de la recevabilité de la requête du contractant pieux. Afin de mieux filtrer les requêtes, le juge civil doit garder à l’esprit que « [t]out acte inspiré, motivé ou influencé [par la religion] ne peut passer pour en constituer une « manifestation » 2». Qui plus est, un contractant ne peut se présenter comme une victime de discrimination indirecte s’il n’est pas en mesure de rapporter la preuve de l’assimilation de son traitement à celui de personnes placées dans une situation différentes, et que cela engendre pour lui un désavantage particulier.
- En second lieu, le juge doit apprécier la sincérité des motifs ayant poussé le cocontractant à rejeter une demande d’aménagement.
- Enfin, le magistrat doit mettre en balance les intérêts en présence : d’un côté, la liberté de religion ; de l’autre côté, notamment, la liberté contractuelle. Il bénéficie, pour ce faire, d’une ample marge d’appréciation.
Reposant sur l’idée de proportionnalité, la méthode suggérée permet à la fondamentalisation du contrat de ne pas devenir contre-productive en dissuadant tout un chacun de s’engager avec un croyant. Il apparaît nécessaire, malgré tout, d’offrir à la partie dont les droits ont été méconnus des remèdes efficaces. L’étude propose alors d’identifier les effets du droit à la révérence (chapitre II), qu’elle distingue selon qu’ils soient tournés vers le passé ou vers l’avenir. Ainsi, synonyme de faute, l’atteinte aux droits fondamentaux du contractant pieux oblige son auteur à réparer le préjudice subi. Encore faut-il veiller pour caractériser ladite faute, à ne pas méconnaître la nature de chaque droit fondamental : à l’inverse du droit à la non-discrimination, la liberté de religion est relative. En conséquence, si toute discrimination à raison des convictions est nécessairement punissable, toute restriction à la liberté de religion ne peut suffire à engager la responsabilité de son auteur. En outre, produisant un effet élusif ou additif, les droits fondamentaux protégeant les manifestations des convictions religieuses favorisent la réfaction du contrat.