Le principe de liberté en droit public français
Thèse soutenue à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne le 9 novembre 2018 devant un jury composé de: Jean-Marie Pontier (rapporteur), Marie-Joelle Redor (rapporteur), Dominique Rousseau (président), Catherine Puigelier et Etienne Picard (directeur de la thèse).
L’idée initiale du sujet sur le principe de liberté en droit public français, provient d’une constatation simple, mais extrêmement surprenante : alors que le deuxième terme de la devise républicaine, l’égalité, fait l’objet d’une multitude de références en jurisprudence et en doctrine, le premier terme de cette devise, la liberté, paraît n’intéresser véritablement ni les juridictions ni les auteurs. Il est bien question, dans toutes ces jurisprudences et ces études, des libertés – et cela abondamment -, mais pas de la liberté en soi ou en général, et encore moins de son principe. Il n’était pas possible de se satisfaire de cette simple constatation, ni en inférer d’emblée que le principe de liberté ne présenterait pas d’intérêt, alors que personne n’a de difficulté à admettre que le principe d’égalité puisse occuper pratiquement toute la place et qu’il est très intrinsèquement lié à la liberté et sans doute à son principe même, qui se tiennent tous deux au cœur de l’ordre juridique français.
La thèse a donc été organisée autour de la problématique suivante, ramenée à sa plus simple expression : Le principe de liberté a-t-il une existence en droit et pour le droit ? Si c’est bien le cas, quelle est sa nature, sa fonction, son sens et sa portée ?
La thèse est divisée en deux parties, au regard de deux méthodes différentes. La première partie utilise une méthode de type phénoménologique, consistant à établir l’existence et l’utilisation du principe de liberté dans les textes, dans la jurisprudence mais aussi dans la doctrine. La deuxième partie a usé d’une méthode ontologique, éclairant le rapport entre principe de liberté et droit, montrant que le principe de liberté ontologique est une condition d’existence et de pérennité du droit.
La première partie est consacrée à la mise en ordre des divers indices, plus ou moins importants ou significatifs attestant l’existence, dans l’ordre juridique, d’un principe de liberté, mais dévoilant aussi qu’il est mal assuré dans son existence et incertain quant à ses possibles effets ou ressources potentielles.
Le premier chapitre du premier titre de cette partie, a permis d’observer que la liberté était bien posée au principe de l’ordre juridique, c’est à dire au fondement de celui-ci, pour lui servir de base. Néanmoins, la signification de ce principe n’a cessé d’évoluer depuis l’Antiquité jusqu’à maintenant.
Ce chapitre, qui devait préciser le sens dans lequel doit être juridiquement entendu la liberté aujourd’hui, a consisté à l’établir par comparaison ou par contraste, c’est-à-dire à suivre cette évolution à la trace, sur un plan historique et géographique, pour mieux comprendre, par opposition, ce qu’est devenue cette liberté et ce que représente son principe : conçue sous l’Antiquité comme privilège et comme condition d’une participation au pouvoir politique, la Modernité l’a appréhendée comme une autonomie, c’est à dire une norme, mais une norme déterminée en son contenu par son titulaire lui-même, dans le respect des droits des autres sujets, donc de l’égalité. A cet égard ont été étudiées les raisons de ce changement de sens, qui s’impute lui-même à une modification des cadres de pensée par lesquels et au sein desquels l’esprit se saisit du droit et de ses catégories. La définition de la liberté donnée par la Déclaration a été analysée pour en percevoir toute la portée et a permis de constater qu’il s’agissait bien d’un principe formel de l’ordre juridique français, quelles qu’aient pu être les difficultés de la mise en œuvre pratique et effective de cette liberté pour certains sujets de droits, à défaut d’une égalité des conditions, restée elle aussi très formelle, tant que le processus d’égalisation des conditions économiques et sociales n’était pas encore véritablement amorcé.
Le second chapitre s’est intéressé à un autre sens du mot ‘principe’, qui paraît très important en droit positif : il ne s’agit plus ici de fondement, mais de principe au sens de règle, comme ce sens s’impose lorsque l’on dit couramment que le principe est la liberté et sa restriction l’exception. Mais, au-delà de l’étude de ce principe en tant que règle, à laquelle s’oppose donc l’exception, ce chapitre a permis de montrer, par une étude des textes de droit positif et de la doctrine, que pour être ainsi traitée comme une règle, la liberté est bien, en plus, une vraie valeur, ce qui a des conséquences sur la perception des institutions publiques mais également sur la structure du droit. La liberté, parce qu’elle est une valeur, est « de principe », c’est-à-dire une règle, qui comprend des limitations et des exceptions. Il a donc été montré que la liberté était bien la règle de principe, mais qu’il pouvait exister des restrictions, contrôlées par le juge. Ce contrôle peut apparaitre néanmoins assez critiquable dans certains cas, comme il l’est dans celui des circonstances exceptionnelles ou de l’état d’urgence. Néanmoins, de notables progrès ont été accomplis dans ce contrôle juridictionnel tout au long du siècle passé et encore de nos jours devant le juge administratif mais aussi et désormais surtout devant le Conseil constitutionnel.
Le second titre de cette première partie comporte également deux chapitres tendant à établir que le principe de liberté peine à être pleinement reconnu en droit positif. Le premier chapitre fait état du refus, par les juridictions, de reconnaître explicitement le principe de liberté, d’une part parce qu’elles n’utilisent pas ou très rarement l’expression de « principe de liberté », d’autre part parce qu’elles ont recours à d’autres notions souvent ambiguës pour consacrer cependant d’autres libertés non instituées par les textes, et semblant remplacer le principe de liberté, pourtant bien plus clair plus facile à trouver dans les textes et plus efficient pour fonder ces consécrations qui ne sont, somme toute, que des applications particulières de ce principe. La thèse a rendu compte de cette absence ou de ce refus de reconnaissance du principe par une incapacité de la pensée juridique et de sa pratique de procéder autrement, dû à sa perception du principe, à sa compréhension de la liberté et donc du principe de liberté.
Le second chapitre s’est attaché à montrer que cette reconnaissance était malaisée sans doute en raison d’une évolution du sens de ce qu’est principe en général et de celui-ci en particulier, qui semble avoir perdu autant une partie de son existence ou du bien fondé de celle-ci que de sa portée pratique. Ainsi, d’une liberté conçue comme autonomie du sujet de droits à partir de la Modernité, elle tend aujourd’hui actuellement à être envisagée comme une forme d’assistance dans l’exercice des droits, une liberté-curatelle en quelque sorte. Cette transformation de la liberté s’explique ou se manifeste par un contexte et par une nouvelle conception de l’État : de l’État Gendarme à un État Providence ou État Social, à un État difficilement qualifiable aujourd’hui. La conception même de l’Homme sur le plan juridique a évolué: en 1789, la liberté et l’égalité des sujets de droits, devaient être formellement proclamées car elles n’existaient pas auparavant, et l’homme était juridiquement saisi dans sa généralité abstraite d’Homme et de Citoyen ou d’individu détaché de ses contingences, et non dans sa singularité catégorielle ou personnelle et matérielle, de sorte que la liberté a perdu au fil des années et des siècles quelque chose de son statut de droit-pivot ou de droit-souche, au profit des droits économiques et sociaux, ceux dits de « l’homme situé ». Cette transformation s’est traduite, en droit, par l’apparition des droits-créances, par une extension des services publics, par une nouvelle conception de l’égalité, par cette quête de sécurité dans tous les domaines, qui tendent à évincer la liberté de sa place centrale au sein de l’ordre juridique.
Aujourd’hui, le principe de liberté a un sens paradoxal : le sujet attend de l’État non plus tant la reconnaissance de sa liberté abstraite, mais directement la distribution des fruits que sa liberté aurait pu ou aurait dû lui procurer, mais que méconnaissant ses promesses, elle n’y a pas réussi pour tout sujet de droits, une liberté qu’il n’exerce plus vraiment ou qui ne serait pas viable, si elle devait être une liberté qui serait sans contrainte et sans responsabilité. Dans le même temps, les sujets de droits attendent que l’État reconnaisse tous les choix des individus (particulièrement sur leurs personnes et sur leurs corps) et qu’il les garantisse.
Cette reconnaissance est encore plus malaisée en raison d’une difficulté majeure de l’esprit contemporain de penser les limites, les limites de toutes sortes, et de les accepter en fait comme en droit. Cet esprit a donc beaucoup de mal à articuler l’existence d’un principe auquel cependant il tiendrait davantage encore s’il savait comprendre les limitations qu’il implique nécessairement, s’il lui était aussi facile de les intégrer dans le principe lui-même que de déduire de ce dernier ses applications tout aussi nécessaires. Or il résulte de cette difficulté fondamentale toute une série de troubles conceptuels collatéraux relatifs aux droits subjectifs lesquels paraissent emportés dans un hyper-subjectivisme, troubles relatifs encore au bien-fondé de ces limitations, de leur étendue, de leur fondement, relatifs également à la justification de l’ordre public et de ses exigences, de ses éléments constitutifs, de ses excroissances, comme en témoignent autant l’émergence, même sans texte, de droits fondamentaux que de cette notion « d’ordre public immatériel ».
Tout cela n’est guère favorable à une reconnaissance générale d’un principe de liberté, dont on ne sait pas trop s’il existe encore, ni où il conduirait exactement.
La première partie dresse en conclusion le constat d’une transformation profonde voire une disparition du principe de liberté tel qu’il a été conçu en 1789, c’est à dire comme une liberté-autonomie.
Pourtant ce principe est juridiquement nécessaire ; c’est la démonstration de cette nécessité qui a fait l’objet de toute la seconde partie, construite sur cette distinction entre « principe de droit » (principe dispositif) et « principe du droit » (principe ontologique).
Le premier titre de cette seconde partie, a cherché à montrer que la reconnaissance explicite du principe de liberté est nécessaire parce qu’il structure l’ordre juridique, parce qu’il fonde et harmonise les divers normes, notions, principes. Mais il est également créateur, en particulièrement créateur des libertés, véritablement « fontaine de droits », sans remettre en cause, le moins du monde, la proclamation et la réalisation de droits–créances. Cette compréhension du principe, qui a fait l’objet du premier chapitre de ce titre, a permis de mieux saisir l’émergence des libertés plus particulières et de leurs conditions, et possiblement d’encadrer ce processus.
Dans le second chapitre de ce premier titre, les limites du principe ont été reconsidérées, en proposant un retour à un ordre public conçu plus restrictivement, et une actualisation de ces limites par la considération de l’Humanité et de la protection des choses communes. La reconsidération des limites a invité à une reconsidération de la pensée de la souveraineté, par la figure du Tiers, lequel pose une référence nécessaire.
Le cœur de la thèse, ou son apport le plus spécifique, se trouve dans les deux chapitres du titre II de cette seconde partie, dans lesquels il a été proposé de considérer la liberté comme un principe ontologique du droit en général, et pas seulement du droit tel qu’il existe actuellement en France. Pour cela, la thèse fait état de la nécessité d’une part de reconnaître des « objectivités normatives », qui dépassent la division entre être et devoir-être et, d’autre part, de concevoir la liberté comme un principe objectif-ontologique et pratique, par-delà les thèses du déterminisme ou des représentations de la liberté comme mythe ou comme paradis, perdu ou à venir.
Enfin, la thèse a exposé le rapport d’interdépendance relative et réciproque entre le droit et la liberté : le droit a besoin de la liberté pour pouvoir exister comme tel, car il s’adresse à la conscience du sujet, conscience qui est un élément essentiel de définition de la liberté. La liberté est constamment présente dans le droit, de sa création originelle, à sa création continue, à sa pérennité, il ne peut se passer de la liberté du sujet, définie dans cette étude autour du triptyque : conscience-pensée-imagination. Mais la liberté a également besoin du droit pour être garantie comme principe et tout autant dans ses applications pratiques et concrètes.