La renonciation aux droits fondamentaux
Thèse soutenue le 10 octobre 2014 à l’Université de Grenoble devant un jury composé de de Mme Hafida Belrhali-Bernard, Professeure à l’Université Pierre Mendès France Grenoble 2, Mme Pascale Deumier, Professeure à l’Université Jean Moulin Lyon 3, M. Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne Paris 1, directeur de thèse, Mme Stéphanie Hennette-Vauchez, Professeure à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, rapporteur, M. Arnaud Martinon, Professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne Paris 1, rapporteur, Mme Stéphane Gerry-Vernières, Professeure à l’Université Pierre Mendès France Grenoble 2.
Peut-on s’engager par contrat à ne pas se présenter à des élections ? Une hôtesse de l’air est-elle liée par la clause de célibat insérée dans son contrat de travail ? Est-il possible qu’un salarié abandonne son droit de grève ou sa liberté du travail ? Ces quelques interrogations renvoient toutes à la même problématique : celle de la renonciation aux droits fondamentaux. Celle-ci peut être identifiée chaque fois qu’un individu s’engage, par un acte juridique, à ne pas exercer un droit ou une liberté fondamentale ou à l’exercer dans un sens déterminé. Très peu d’études lui ont été consacrées alors même que, depuis plusieurs années, les droits fondamentaux sont devenus un objet important de la recherche en droit et que leur compréhension suppose d’appréhender l’ensemble de leurs aspects. Le projet de cette thèse est donc d’interroger l’existence de la renonciation aux droits fondamentaux, d’évaluer son ampleur et d’examiner son régime juridique. La démonstration implique que la renonciation aux droits fondamentaux soit définie (partie I) et que son régime juridique soit précisé (partie II).
La première partie de la thèse entend démontrer l’existence de la renonciation aux droits fondamentaux en appréhendant l’ensemble de ses caractéristiques. L’objectif est non seulement de démontrer que la renonciation existe, mais aussi qu’elle présente une certaine ampleur et revêt des formes juridiques variées. L’ambition est également de comprendre sa logique en abordant l’enjeu – complexe – des rapports l’unissant à la liberté du titulaire du droit.
L’étude du champ de la renonciation aux droits fondamentaux permet de confirmer son existence et d’entamer l’évaluation de son ampleur : il est possible de renoncer à certains de ces droits. La ligne de séparation des droits « renonçables » et « irrenonçables » résulte d’une tension entre la liberté et l’ordre public. La liberté justifie que l’individu puisse s’engager à aménager l’exercice de ses prérogatives et l’ordre public prohibe l’opération afin de protéger la liberté du renonçant ou l’intérêt général. Un certain nombre de droits individuels, tels que les droits à la vie et au respect de l’intégrité physique, les libertés collectives, telles que les libertés syndicale et d’association, ainsi que les droits politiques se révèlent insusceptibles de renonciation alors que d’autres, tels que le droit au respect de la vie privée, la liberté d’expression ou encore le droit à un recours juridictionnel peuvent être aménagés juridiquement par leur titulaire.
Les formes de la renonciation se révèlent quant à elles multiples et la plupart d’entre elles exercent une influence sur son régime juridique. Son support est d’abord varié, dans la mesure où l’opération peut être accueillie aussi bien par une convention, telle qu’un contrat de travail, un contrat d’image ou encore une donation, que par un acte unilatéral, tel qu’un testament ou une autorisation de publication de données personnelles. En outre, la renonciation est susceptible de se matérialiser dans l’objet principal de cet acte, c’est-à-dire se rattacher à l’opération principalement souhaitée par les parties, ou dans une de ses clauses accessoires. Ainsi, selon que la restriction consentie à la liberté d’expression résulte d’un accord de confidentialité ou d’une clause de secret dans un contrat de travail, elle présente l’un ou l’autre de ces caractères. Ensuite, l’étude de la structure de la renonciation révèle qu’elle peut se concrétiser dans une obligation, une condition ou une renonciation – comme entendue en droit privé – ayant directement pour objet un droit fondamental substantiel ou un droit fondamental procédural, à savoir le droit à un recours juridictionnel. Enfin, les modalités de l’opération, c’est-à-dire les différentes manières suivant lesquelles l’individu renonce à son droit ou à sa liberté, sont mises en exergue. L’engagement peut revêtir un caractère exprès ou tacite selon que la volonté de renoncer résulte ou non de la signature d’un document écrit prévoyant expressément la restriction du droit ou d’une déclaration orale explicite visant à l’abandon de son exercice. Elle présente, par ailleurs, un caractère onéreux lorsque le renonçant retire un avantage pécuniaire ou matériel de l’aménagement de l’exercice de son droit et un caractère neutre ou gratuit dans les autres hypothèses.
La seconde partie de la thèse révèle que la renonciation aux droits fondamentaux, malgré les nombreux aspects qu’elle revêt, est assortie d’un régime juridique uniforme. Ce constat, outre le fait qu’il confirme l’opportunité d’une analyse en termes de renonciation à ces droits et libertés, semble attester d’un effet uniformisant exercé par la « fondamentalité » sur les règles qui lui sont appliquées. Cette homogénéité n’est toutefois pas synonyme d’identité parfaite, puisque des normes encadrent spécifiquement certaines formes de renonciation.
La formation de l’acte de renonciation est un moment critique pour la liberté du renonçant, étant donné que cet acte tend à le priver de l’exercice de ses droits et libertés essentiels. Son encadrement permet de vérifier que l’aménagement de l’exercice du droit fondamental correspond bien à une manifestation du pouvoir d’autodétermination de son auteur. Toute renonciation doit ainsi faire l’objet d’un consentement certain, libre et éclairé de la part du renonçant et connaître une limitation dans sa dimension temporelle, matérielle ou spatiale. Cette dernière exigence s’explique par le fait que la renonciation, quelle qu’elle soit, ne peut attenter à l’existence même des droits fondamentaux, indispensables au pouvoir d’autodétermination du titulaire, sans se trouver privée de tout fondement libéral. En revanche, seules les renonciations accessoires se voient soumises à des conditions de validité supplémentaires matérialisées dans les exigences de justification de l’opération au regard d’un intérêt légitime et de proportionnalité. Ce régime juridique spécifique s’explique par les contraintes importantes pesant sur le consentement à la clause de renonciation, la limitation apportée au droit du renonçant lui étant imposée comme condition de son engagement à l’acte principal. Par conséquent, l’opération doit non seulement correspondre à une manifestation du pouvoir d’autodétermination de son auteur, mais également, compte tenu du doute entourant la liberté de son consentement, assurer la conciliation des différents intérêts en présence. Le système juridique oscille alors entre un traitement subjectiviste de la renonciation, impliquant de vérifier sa correspondance avec la volonté et, donc la liberté de son auteur, et une approche objectiviste consistant à la traiter comme n’importe quelle restriction apportée au droit fondamental en la soumettant à un examen de justification et de proportionnalité. Le non-respect de ces conditions de validité est sanctionné. La renonciation principale irrégulière peut disparaître, entraînant avec elle l’acte support. La clause de renonciation, pour sa part, est susceptible d’être jugée nulle, réputée non écrite ou encore faire de l’objet d’une correction sans que l’acte support disparaisse. En outre, la violation des conditions de validité de l’acte attente au droit fondamental du renonçant et le préjudice né de cette atteinte donne lieu à réparation par le biais de la responsabilité civile.
Les règles s’appliquant à la réalisation de la renonciation aux droits fondamentaux, c’est-à-dire encadrant l’exécution ou, éventuellement, le défaut d’exécution de l’engagement juridique du renonçant, sont fonction de sa structure, obligation, condition ou renonciation stricto sensu. La phase de réalisation de la renonciation n’est pas dépourvue d’enjeux pour la liberté de son auteur. La mise en œuvre de certaines clauses aménageant l’exercice des droits fondamentaux fait l’objet d’un contrôle poussé de la part du juge afin de s’assurer qu’elle ne heurte pas excessivement les droits du titulaire et, ainsi, sa liberté. Lorsque le renonçant refuse d’exécuter son engagement juridique, les conséquences assortissant ce refus contrarient sa liberté de façon variable. La question de l’exécution forcée de l’obligation accueillant la renonciation est significative. Le juge a la possibilité de contraindre le renonçant à exercer ou à ne pas exercer son droit conformément à son engagement initial, mais refuse le plus souvent d’ordonner une telle mesure afin de ne pas heurter sa liberté. Sa liberté – au sens de liberté actuelle d’agir ou de ne pas agir – prime alors sa liberté de se lier, manifestée dans le passé. De façon générale, l’individu souhaitant exercer son droit fondamental en conformité avec sa volonté du moment, mais en violation de son engagement n’est, le plus souvent, pas privé de cette possibilité. Il se trouve simplement sanctionné par la perte de l’acte juridique ou condamné au paiement d’une somme d’argent. Il demeure, quoi qu’il en soit, systématiquement titulaire de son droit fondamental.
En fin de compte, la thèse parvient à démontrer que la renonciation aux droits fondamentaux existe, qu’elle présente une ampleur importante et connaît un régime juridique uniforme. Sa compréhension suppose d’analyser les rapports, complexes et ambivalents, l’unissant à la liberté du détenteur. Cet engagement présente pour particularité de manifester le pouvoir d’autodétermination de son auteur et de risquer, en même temps, de le contredire. Par ailleurs, la renonciation repose sur un aménagement plus ou moins important de ses prérogatives et, ainsi, sur une restriction plus ou moins importante de la liberté du titulaire. Adopter comme angle d’analyse les liens unissant la renonciation à la liberté permet d’appréhender véritablement la teneur de l’opération et de comprendre son régime juridique.
La thèse, à titre secondaire, favorise la connaissance des droits et libertés fondamentaux. D’une part, elle éclaire leur signification en analysant la portée de la volonté et, donc de la liberté du titulaire, vis-à-vis de ses droits. L’origine de la « fondamentalité » est cette occasion interrogée. Réside-t-elle dans la liberté de l’individu ou tend-elle, parfois, à primer cette liberté ? Dans cette dernière situation, la « fondamentalité » est-elle l’expression d’une nécessité collective ? Cette analyse a fait ressurgir l’enjeu des rapports entre l’individuel et le collectif, dans la mesure où les limites apportées à la renonciation peuvent procéder de considérations d’intérêt général.
La thèse confirme que la personne humaine – envisagée dans son individualité – est au centre des droits et libertés fondamentaux. La place particulière occupée par ces droits au sein du système juridique procède, dans une très large mesure, de la « revalorisation du sujet » (PICARD (E), « L’émergence des droits fondamentaux en France », AJDA, 1998, n° spécial, p. 29). La possibilité, pour l’individu, de renoncer à la plupart de ses prérogatives confirme que la « fondamentalité » des droits concernés ne prime pas sa liberté. Bien plus, la liberté semble constituer leur fondement, dans la mesure où ces droits apparaissent comme de véritables instruments au service du pouvoir d’autodétermination du titulaire. Contractualisés, parfois « marchandisés », l’individu ne les envisage plus uniquement comme des prérogatives protectrices contre les tiers ou la puissance publique, mais aussi comme des moyens lui permettant d’obtenir un avantage autre, tels un emploi ou un appartement, les érigeant ainsi en véritable valeur d’échange. Parfois, l’impossibilité de renoncer atteste également de cette place centrale reconnue à la personne et à sa liberté. En effet, les droits individuels, tels que le droit à la vie et le droit au respect de l’intégrité physique, ne supportent aucun engagement juridique du renonçant au seul motif que cet engagement attente trop à sa liberté, au sens de liberté d’agir. Ces éléments confirment l’influence de la philosophie individualiste dans la sphère des droits et libertés fondamentaux. Il semble en revanche qu’elle est épargnée de son excès, à savoir l’individualisme dans lequel « la priorité à la personne vire à l’exclusivité et déprécie le collectif » (LÖWENTHAL (P), « Ambiguïté des droits de l’homme », op. cit., p. 9. V. également : MUZNY (P), « À quand une véritable culture des droits de l’homme en France ? », JCP G, 2011, n° 38, 981, pp. 1638-1639). L’impossibilité de renoncer à certains droits et libertés procède largement d’impératifs d’intérêt général. La maîtrise de l’individu sur ses prérogatives trouve pour limite traditionnelle l’atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers. Ainsi, parce que l’engagement de ne pas exercer les libertés syndicale et d’association entrave l’action collective d’autres individus et parce que la renonciation aux droits politiques perturbe le bon fonctionnement démocratique, l’individu se voit refuser une maîtrise absolue sur l’exercice de ses droits dont la finalité n’apparaît pas exclusivement égoïste. Leur « fondamentalité » prime alors en quelque sorte sa liberté en raison de leur dimension d’intérêt général plus marquée que pour les autres prérogatives de la catégorie.
La thèse a, d’autre part, mis en évidence l’existence d’un régime juridique partiellement spécifique s’appliquant aux droits et libertés. Dans certains aspects, ils semblent traités de la même manière que n’importe quelle prérogative de droit commun alors que, dans d’autres aspects, leur « fondamentalité » se révèle pleinement : leur encadrement apparaît dérogatoire. En premier lieu, le droit fondamental, quel qu’il soit, ne supporte pas la technique juridique de la renonciation comme elle existe traditionnellement en droit privé. Cette inadaptation procède du caractère abdicatif de la renonciation civiliste. L’individu demeure systématiquement titulaire de son droit, de sorte que celui-ci tolère uniquement les techniques n’attentant pas à son existence, à savoir l’obligation et la condition. Cette incapacité à faire l’objet d’une renonciation traditionnelle confirme l’imprescriptibilité, l’intangibilité ou encore l’inaliénabilité fréquemment revendiquées des droits et libertés fondamentaux. Ils présentent pour spécificité de voir leur existence protégée, même contre la volonté de leur propre détenteur. En deuxième lieu, la restriction apportée aux droits et libertés fondamentaux est encadrée par des règles particulières. L’analyse classique de l’acte juridique en droit privé, orientée notamment sur le contrôle de l’existence et de la licéité de sa cause et de son objet, tend à être occultée derrière les exigences de limitation de la restriction du droit fondamental, de sa justification au regard d’un intérêt légitime et de sa proportionnalité. En troisième lieu, il semble que l’implication d’un droit fondamental explique l’interprétation stricte, voire restrictive, à laquelle se livrent fréquemment les juges en présence d’un acte juridique de renonciation aménageant l’exercice d’une telle prérogative. En quatrième lieu, l’étude des sanctions frappant la méconnaissance des conditions de validité de l’acte de renonciation confirme que la réparation de l’atteinte portée aux droits et libertés connaît quelques particularités au regard du droit commun de la responsabilité civile. Les conditions d’engagement de la responsabilité du tiers à l’origine de l’atteinte – le cocontractant du renonçant – se trouvent assouplies afin de faciliter l’indemnisation de la victime. En outre, les indemnités punitives se développent en cas d’atteinte portée à ce type de prérogatives. Pour finir, la majorité des droits et libertés fondamentaux apparaissent préservés de l’exécution forcée lorsqu’une obligation aménage leur exercice. Une telle mesure, visant à contraindre le débiteur récalcitrant à se conformer à son engagement d’exercer ou de ne pas exercer sa prérogative, est le plus souvent réputée attenter à sa liberté. Seuls les droits et libertés présentant une forte dimension économique font exception à la règle, ce constat révélant une certaine disparité au sein de la catégorie.
Par ailleurs, alors même que les droits composant la catégorie des droits fondamentaux devraient, logiquement, présenter une certaine uniformité ou analogie, la recherche a révélé certaines dissemblances. Une des principales disparités révélées a trait à leur aptitude différenciée à la renonciation : une partie d’entre eux seulement présente un caractère « renonçable ». Par conséquent, alors même que les droits et libertés fondamentaux sont parfois qualifiés de droits subjectifs – eux-mêmes généralement définis comme des prérogatives soumises à la libre maîtrise de leur titulaire – la renonciation n’apparaît pas comme un caractère propre du régime juridique de ces droits. Cette dissemblance, si elle permet de faire émerger une nouvelle classification des droits et libertés fondamentaux, ne signifie pas nécessairement l’établissement d’une hiérarchie entre eux. Un raisonnement classique aurait pu conduire à reconnaître la supériorité des droits et libertés « irrenonçables » sur les autres, au motif que les premiers mettent en jeu un intérêt transcendant celui du seul renonçant, au contraire des seconds, entièrement livrés au bon vouloir de leur détenteur, car se rapportant à leur seul intérêt. Il est vrai que les considérations d’intérêt général peuvent expliquer l’impossibilité de renoncer à certaines prérogatives. Les droits politiques apparaissent ainsi essentiels au bon fonctionnement démocratique et le droit de grève ainsi que les libertés syndicale et d’association sont au service d’actions collectives. Ces éléments justifient que le pouvoir de la volonté du titulaire soit limité à leur égard. Toutefois, l’impossibilité de renoncer ne procède pas toujours d’un ordre public traditionnel, défendant l’intérêt général, mais peut relever d’un ordre public centré sur la protection de la personne. Ainsi, les droits à la vie et au respect de l’intégrité physique se révèlent insusceptibles de renonciation non pas essentiellement parce que cette opération attente au bien commun, mais parce qu’elle contrarie la liberté du titulaire. Partant, les droits « irrenonçables » n’impliquent pas tous l’intérêt général, de sorte qu’ils n’apparaissent pas plus importants ou hiérarchiquement supérieurs aux droits objets de renonciation.