Responsabilité civile extracontractuelle et droits fondamentaux
Thèse soutenue le 18 novembre 2013 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction de M. Fabre-Magnan. A paraître dans la collection « Bibliothèque de droit privé » de LGDJ
La « fondamentalisation du droit privé », initiée dans les années 1980 et intensifiée par l’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité, se manifeste depuis quelques années avec une force particulière en droit de la responsabilité civile. Le Conseil constitutionnel, la Cour européenne des droits de l’Homme et les juridictions judiciaires énoncent, au nom des déclarations de droits fondamentaux, un nombre croissant d’exigences relatives à la responsabilité civile. Tant les victimes que les auteurs de dommages y puisent des arguments pour défendre leurs intérêts, et l’on assiste à une surenchère dans la fondamentalisation de l’argumentation juridique : lorsque la victime invoque un droit fondamental au soutien de sa demande en réparation, l’auteur du dommage réplique en invoquant un droit fondamental pour limiter sa responsabilité. Le procès en responsabilité civile devient ainsi le lieu d’un affrontement entre deux argumentations, dont l’une vise à conforter (Première partie) et l’autre à tempérer (Deuxième partie) la responsabilité civile au nom des droits fondamentaux.
La première partie de la thèse étudie comment la responsabilité civile est confortée au nom des droits fondamentaux. Le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’Homme tendent tous deux à exiger, dans certains cas, que les auteurs de dommages soient tenus de réparer les conséquences de leurs actes. Cette tendance commune prend toutefois des formes différentes. Le Conseil constitutionnel a énoncé un véritable principe constitutionnel de responsabilité dont les contours sont relativement bien définis : lorsqu’une personne a causé un dommage par sa faute, elle doit être tenue à réparation. Ce principe n’est évidemment pas absolu. Mais lorsque des limitations de responsabilité sont admises, elles sont considérées comme des exceptions qui doivent être justifiées et proportionnées au regard d’un ensemble de critères déterminés. Au contraire, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, le renforcement de la responsabilité civile prend la forme d’une exigence diffuse, affirmée au cas par cas : lorsqu’un dommage porte atteinte à un intérêt protégé par un droit fondamental, le juge européen requiert souvent que la victime dispose d’un recours en responsabilité civile. Cette exigence a un champ d’application beaucoup plus étendu que celui du principe constitutionnel de responsabilité. Elle a d’ores et déjà été affirmée pour une grande diversité de dommages (atteintes à l’intégrité physique, à la réputation, à la vie privée, à la liberté, à la tranquillité du domicile, etc.). La catégorie des faits générateurs de responsabilité est également ouverte : si le juge européen semble particulièrement enclin à exiger un recours en responsabilité lorsque le dommage a été causé par une faute, il lui arrive également de protéger des règles de responsabilité sans faute. Enfin, le contrôle mené par le juge européen à l’égard des effets de la responsabilité va bien au-delà de celui opéré par le Conseil constitutionnel français. La Cour européenne des droits de l’Homme contrôle la mesure de la réparation, mais également son effectivité, allant jusqu’à sanctionner les États lorsque les règles internes de droit des assurances, de prescription ou de procédure civile font obstacle à une indemnisation complète et rapide des victimes de dommages. Plus étendues, les exigences de la Cour européenne des droits de l’Homme en matière de responsabilité civile sont également plus relatives que celles énoncées par le Conseil constitutionnel. Le juge européen n’a jamais énoncé de véritable principe exigeant que celui qui porte atteinte à un intérêt protégé par un droit fondamental soit déclaré civilement responsable. L’exigence d’un recours en responsabilité est affirmée au cas par cas, en fonction des circonstances de chaque espèce.
Mais plus encore que par leurs contours, les exigences respectives du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l’Homme confortant la responsabilité civile s’opposent par leur justification. Certes, les deux juges reconnaissent à la responsabilité civile des fonctions identiques d’indemnisation et de sanction. Mais ils assignent à la responsabilité un fondement différent. Le Conseil constitutionnel fonde la responsabilité sur la violation d’un devoir de l’auteur du dommage : c’est parce qu’il a enfreint le devoir de ne pas nuire à autrui, déduit par le Conseil de l’article 4 de la Déclaration de 1789, que l’auteur fautif d’un dommage doit répondre de ses actes. À l’inverse, la Cour européenne des droits de l’Homme fonde la responsabilité sur la violation d’un droit de la victime du dommage : c’est parce qu’il a porté atteinte à l’un des droits fondamentaux de la victime, protégés par la Convention européenne des droits de l’Homme, que l’auteur d’un dommage est tenu à réparation.
Le contraste entre ces deux démarches invite à s’interroger sur l’articulation des droits et des devoirs dans l’univers des droits fondamentaux. À première vue, la démarche du Conseil constitutionnel soulève plus de difficultés puisqu’elle fonde la responsabilité sur un devoir autonome de ne pas nuire à autrui, déduit de la Déclaration de 1789. Elle heurte ainsi une certaine tradition libérale qui conteste l’existence des devoirs individuels fondamentaux. La démarche de la Cour européenne des droits de l’Homme est a priori plus séduisante puisqu’elle fonde la responsabilité sur un droit fondamental de la victime. Elle ne reconnaît donc pas de devoir autonome, mais un simple « devoir-réflexe » de réparer le dommage, corollaire des droits fondamentaux d’autrui. Toutefois, il apparaît à l’examen que la démarche du Conseil constitutionnel n’est pas moins respectueuse de la liberté individuelle que celle de la Cour européenne des droits de l’Homme. En fondant la responsabilité civile sur le devoir de ne pas nuire à autrui, le Conseil porte une grande attention à l’auteur du dommage. Il recherche dans le comportement ou dans la situation de ce dernier la justification et la limite de la règle appliquée. Le risque d’un accroissement excessif des responsabilités au nom des exigences constitutionnelles est ainsi limité. À l’inverse, en fondant la responsabilité sur un droit d’autrui, la Cour européenne concentre son attention sur les intérêts de la victime du dommage. Le risque est alors plus grand d’un alourdissement des responsabilités, puisque toute atteinte aux droits fondamentaux pourrait être condamnée, en accordant une moindre attention au comportement ou à la situation de la personne à l’origine de cette atteinte.
La seconde partie de la thèse étudie comment la responsabilité civile est tempérée au nom des droits fondamentaux. Lorsque le dommage a été causé par l’exercice d’un droit fondamental, les juges admettent que la responsabilité de son auteur soit moins facilement engagée. Contrairement à ce qui a été observé s’agissant du renforcement de la responsabilité, les juridictions nationales et européennes ont ici des raisonnements et des exigences similaires. Elles considèrent tout d’abord que l’exercice d’un droit fondamental a un certain effet justificatif en matière de responsabilité civile mais qu’un tel effet n’est pas absolu, la responsabilité étant maintenue lorsque l’auteur du dommage a commis un abus ou dépassé les limites externes de son droit fondamental. Les juges français et européens s’accordent ensuite sur la justification de l’irresponsabilité civile conférée au nom des droits fondamentaux : ils fondent l’irresponsabilité sur l’utilité sociale de l’exercice du droit fondamental. Un tel raisonnement met en exergue la fonction sociale de droits fondamentaux. Ces derniers ne sont pas conçus comme des sphères de pure autonomie, à l’intérieur desquelles le sujet serait libre d’agir à sa guise, mais comme des prérogatives attribuées en vue d’une finalité objective et devant être exercées conformément cette finalité. Cette démarche des juges français et européens a d’importantes implications pour la théorie des droits fondamentaux, puisqu’elle consacre une conception dite « objective » selon laquelle les droits et libertés fondamentaux sont garantis dans un certain but. Bien que débattue, une telle conception des droits fondamentaux mérite d’être approuvée. Les déclarations de droits fondamentaux ont aujourd’hui une portée juridique considérable, puisqu’elles permettent de remettre en cause toute disposition législative, a priori ou a posteriori. Il apparaît dès lors indispensable d’encadrer l’application des droits fondamentaux en tenant compte de leur fonction sociale, afin d’assurer la coexistence des différents droits et libertés juridiquement protégés.
Les droits fondamentaux étant invoqués tant par les victimes que par les auteurs de dommages, le procès en responsabilité civile devient inévitablement le théâtre de conflits de droits fondamentaux. Actuellement, le juge s’efforce de concilier les droits fondamentaux respectifs des victimes et des auteurs de dommages en ayant recours à la méthode de « balance des intérêts », qui pose d’importantes difficultés. Outre certaines lacunes méthodologiques qui peuvent être corrigées, la « balance des intérêts » présente en effet le défaut structurel de générer de l’insécurité juridique : elle aboutit à ce que la décision ne soit plus fondée sur une règle établie a priori, mais sur l’arbitrage réalisé par le juge a posteriori entre les différents intérêts en présence dans l’espèce considérée. Un tel constat conduit à prôner un encadrement du recours aux droits fondamentaux dans le domaine de la responsabilité civile.
En conclusion, il apparaît que les deux mouvements de renforcement et de limitation de la responsabilité civile au nom des droits fondamentaux tendent jusqu’à présent à s’équilibrer. Une telle situation mérite d’être approuvée. Reposant sur l’idée de justice commutative, le droit de la responsabilité civile doit être à la recherche constante de l’égalité entre la victime et l’auteur du dommage. Selon les termes de la Cour de cassation, « le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage ». Dans une telle optique, il est opportun que les droits fondamentaux ne soient pas au service exclusif de l’une des parties au procès en responsabilité, mais puissent être utilisés dans la recherche d’une prise en compte équilibrée des différents intérêts en présence.
La thèse montre également que les règles de responsabilité civile n’ont jusqu’à présent pas été bouleversées au nom des droits fondamentaux. Dans certains cas, la solution rendue au nom des droits fondamentaux est une simple confirmation d’une solution déjà établie. L’invocation du droit fondamental a alors une simple visée rhétorique. Elle apporte une justification supplémentaire à la solution, en insistant sur la valeur de l’intérêt qui requiert une protection particulière. Dans d’autres cas, le recours aux droits fondamentaux aboutit à remettre en cause des règles existantes de responsabilité civile. Mais les quelques évolutions intervenues au nom des droits fondamentaux ont jusqu’à présent été mesurées.
Le fait de constater que les droits fondamentaux ne bouleversent pas les solutions existantes ne doit cependant pas conduire à conclure que l’influence des droits fondamentaux sur le droit de la responsabilité civile est neutre. En vertu de leur valeur supra-législative, les droits fondamentaux permettent de remettre en cause les règles précises de responsabilité au profit des exigences vagues, et souvent contradictoires, énoncées par les déclarations constitutionnelles et internationales de droits fondamentaux. La solution n’est alors plus fondée sur une règle précise de responsabilité, mais sur des principes très généraux que le juge s’efforce d’interpréter et de concilier. Le raisonnement des juges se transforme, passant du modèle syllogistique à celui d’une mise en balance des intérêts en présence. À terme, l’invocation croissante des droits fondamentaux risque ainsi de générer une insécurité juridique préjudiciable, tant pour les victimes que pour les auteurs de dommages.
Pour ces raisons, le recours aux droits fondamentaux en matière de responsabilité civile doit être encadré. Il ne devrait intervenir que lorsque plusieurs conditions cumulatives sont remplies. En premier lieu, les droits fondamentaux devraient uniquement être employés pour protéger les intérêts des victimes ou des auteurs de dommages véritablement rattachables à la catégorie des droits fondamentaux. L’adjectif « fondamental » tend aujourd’hui à être attribué à un nombre grandissant de prérogatives. Afin de limiter les effets de l’invocation des droits fondamentaux, les juges devraient cependant s’efforcer de maintenir la catégorie des droits fondamentaux dans des limites raisonnables, en respectant le sens commun des termes employés par les déclarations et en tenant compte de l’intention de leurs rédacteurs. En deuxième lieu, les droits fondamentaux devraient être invoqués uniquement pour améliorer effectivement la protection du droit fondamental en cause. Devrait ainsi être exclu le recours purement rhétorique aux droits fondamentaux qui se manifeste lorsque le juge confirme, au nom d’un droit fondamental, une solution d’ores et déjà établie. En troisième lieu, les droits fondamentaux devraient être invoqués uniquement lorsqu’il n’existe pas de manière alternative d’améliorer la protection du droit fondamental en jeu. Par exemple, le recours à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme pour renforcer la responsabilité en cas d’atteinte à la vie privée n’apparaît pas nécessaire. L’article 9 du Code civil devrait suffire à faciliter la caractérisation de la faute et du dommage. Enfin, il convient de garder à l’esprit que, dans de nombreux cas, le recours aux droits fondamentaux constitue un simple palliatif, une réforme d’ampleur étant nécessaire pour apporter des réponses satisfaisantes et durables aux problèmes du droit de la responsabilité civile. S’agissant par exemple de la hiérarchisation des intérêts des victimes de dommages, le recours aux droits fondamentaux ne saurait remplacer une réflexion civiliste sur les intérêts protégés par la responsabilité civile.
Les droits fondamentaux ne devraient donc être invoqués que dans des cas exceptionnels. Le recours aux droits fondamentaux serait par exemple justifié dans l’hypothèse où entrerait en vigueur une loi renforçant excessivement la responsabilité civile pour l’exercice de la liberté d’expression. Dans un tel cas, un intérêt incontestablement rattachable à la catégorie des droits fondamentaux serait menacé par les règles existantes de responsabilité, et il n’existerait pas d’autre moyen de le protéger que celui d’écarter ou d’abroger la loi en cause au nom des déclarations de droits fondamentaux. De telles hypothèses rappellent que les droits fondamentaux constituent des instruments précieux, dont l’utilisation doit simplement être encadrée afin qu’ils ne perdent pas leur pertinence et leur efficacité.
Votre démarche est particulière. Elle aborde dans l’essence la question de la dénaturation de la responsabilité civile délictuelle. D’une simple normativité à un principe constitutionnel, sauf si le dommage est causé sous réserve de l’existence d’une faute. Le constitutionnel n’est-il pas en train de couvrir la faute d’onction pouvant lui assurer un autel dans l’avenir?