L’apparence de la personne physique. Pour la reconnaissance d’une liberté
Thèse soutenue le 27 juin 2016 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne devant un jury composé de Mesdames et Messieurs les Professeurs Jean Hauser (Président), Agathe Lepage (Rapporteur), Marc Pichard (Rapporteur), Anne-Marie Leroyer (Suffragant) et Grégoire Loiseau (Directeur de recherche). Mention très honorable avec félicitations du jury à l’unanimité, proposition pour prix de thèse et autorisation de publication en l’état.
Par Julie Mattiussi, docteure en droit
« Même pour jouer son propre rôle, il faut se maquiller »
Stanislaw Jerzy Lec 1
L’apparence de la personne physique est un signe : à la fois un mode d’expression pour la personne qui paraît et une source d’informations pour celle qui la perçoit. En ce sens, elle est un élément incontournable de la relation à soi, mais aussi de la relation à l’autre. Alors que la vocation première du droit est d’appréhender les relations entre les Hommes, on aurait pu s’attendre à ce qu’il se soit saisi de la question de l’apparence de la personne physique. Pourtant, celle-ci n’est pas familière au juriste. Rares sont les études juridiques spécialement dédiées à la question de l’apparence physique et elle n’existe dans le droit positif que depuis la loi du 16 novembre 2001, qui en fait un critère de discrimination prohibée 2 Pourtant, de nombreuses dispositions montrent que, si l’apparence de la personne physique est rarement prise en compte directement, la plupart de ses aspects ne sont pas ignorés par le droit. La liberté vestimentaire, l’autorisation de la chirurgie plastique, des tatouages, des perçages, des soins de beauté, le droit à l’image, la mise en place d’un dispositif de cosmétovigilance, mais aussi l’encadrement des contrôles d’identité, les interdictions de la nudité intégrale et de la dissimulation du visage dans l’espace public, le refus des opérations chirurgicales de changement de sexe en l’absence de diagnostic médical sont autant de règles qui émaillent le droit positif et qui, si elles ne saisissent pas l’apparence physique dans son ensemble, permettent d’affirmer sans nuances que celle-ci fait l’objet d’un traitement juridique à de nombreux égards.
Conçue comme ce qui, du physique de la personne, peut être saisi de façon instantanée par le regard, l’apparence de la personne physique désigne les traits du visage, mais également l’aspect visible du corps dans son ensemble, qu’il apparaisse nu ou vêtu ; le corps dans sa nudité, et notamment l’apparence des organes sexuels, participe donc de l’apparence physique. Il en va de même pour ce qui concerne le port d’une tenue vestimentaire. Elle peut être perçue de façon immédiate, lors d’une rencontre entre deux personnes, ou par l’intermédiaire d’un support sur lequel l’image est reproduite.
Ainsi définie, l’apparence de la personne physique est un enjeu de pouvoirs. L’apparence physique est une frontière, une interface entre la personne et le reste du corps social. Objet d’injonctions paradoxales relatives à l’intérêt individuel, d’une part, et à l’intérêt des autres, d’autre part, elle se trouve au cœur de nombreuses tensions, qui soulèvent autant de questionnements juridiques. L’apparence de la personne physique se situe ainsi à la charnière de la vie privée et de la vie publique. Elle relève de l’expression de la personnalité de celui qui paraît, mais s’impose en même temps au regard d’autrui. Elle est un lieu de transparence autant que de malentendus entre les personnes : l’apparence de la personne physique est ainsi à la fois un lien entre les individus en tant que mode d’expression d’informations, et un endroit où se confrontent de la façon la plus vive les subjectivités de celui qui paraît, qui a le sentiment d’exprimer certaines informations par son apparence, et de celui qui perçoit, qui est susceptible d’en faire une interprétation toute personnelle. À cela s’ajoutent les dialectiques du visible et du caché, du vrai et du faux, qui colorent en fond la question de l’apparence de la personne physique. Le droit ne peut rester sourd à ces tensions, qui toutes interrogent directement la place de l’aspect visible des personnes dans les relations interindividuelles. Tiraillée entre les dispositions visant à permettre à la personne d’agir sur son apparence physique à sa guise et celles qui viennent limiter son action, la principale question qui se pose est ainsi celle de savoir qui doit contrôler l’apparence des personnes physique. Partant de la conviction que le pouvoir de la personne sur son apparence physique doit être le principe et sa limitation l’exception, la reconnaissance d’une liberté sur l’apparence physique nous est apparue nécessaire. La première partie de la thèse montre les avantages qu’il y aurait à consacrer une telle liberté. La seconde partie de la thèse envisage les moyens de consolider la liberté sur l’apparence physique.
PARTIE I : LA CONSÉCRATION D’UNE LIBERTÉ SUR L’APPARENCE PHYSIQUE
La consécration d’une liberté sur l’apparence physique présente deux principaux attraits. Elle permettrait d’unifier les différents pouvoirs que la personne peut exercer sur son apparence physique, mais aussi de rationaliser les limites que le droit impose à ces pouvoirs en ne conservant que celles qui ont pour objet de protéger l’intérêt d’autrui.
Titre I : L’unification des pouvoirs de la personne sur son apparence physique
Le droit positif permet à la personne d’agir sur son apparence physique par des dispositions ponctuelles qui n’offrent pas toujours à la personne le même niveau de protection dans l’exercice de son choix. Pourtant, une unité d’enjeu se dessine derrière la diversité des pouvoirs : l’expression de l’identité par l’apparence physique. Cet enjeu identitaire unique rend souhaitable la réunion des pouvoirs de la personne sur son apparence sous l’égide d’une liberté.
Chapitre 1 : La dispersion regrettable des pouvoirs de la personne
L’examen du droit positif conduit à un net constat : la personne peut très largement agir sur son apparence physique. Qu’il s’agisse de son image, de sa tenue vestimentaire ou de l’apparence de son corps, le droit remet entre les mains de la personne la possibilité d’agir sur son aspect extérieur. Cette diversité des actions que la personne peut exercer sur son apparence s’accompagne d’une multiplicité de qualifications juridiques. Les pouvoirs que la personne peut exercer sur son aspect extérieur sont tantôt l’objet de simples tolérances – c’est le cas des actes de la personne sur l’apparence de son corps –, tantôt d’autorisations particulières – c’est le cas des actes par lesquels la personne recourt à un tiers pour agir sur l’esthétique de son corps. Dans ces deux cas, la personne est titulaire d’une faculté d’action sur son aspect extérieur. Les pouvoirs de la personne sont également parfois au centre de prérogatives juridiques comme le droit subjectif – nous songeons au droit à l’image – ou la liberté – c’est le cas de la liberté vestimentaire, mais aussi des actes que la personne peut réaliser sur son apparence dans le cadre de la liberté artistique, de la liberté religieuse ou de la liberté d’expression. Or ces qualifications ont une influence sur le niveau de protection accordé à chacun des pouvoirs sur l’apparence ; seule la consécration d’une véritable prérogative opposable aux tiers, droit subjectif ou liberté, permet de sanctionner les atteintes qui seraient commises par des tiers. La pluralité de fondements entraîne ainsi des disparités dans le traitement des actes de la personne sur son apparence physique. Le résultat doit être déploré : la protection des choix individuels relatifs à l’apparence physique contre les atteintes des tiers est différente selon que c’est un élément ou un autre de l’aspect extérieur qui est en cause. Ainsi la personne qui agit sur son corps n’exerçant qu’une simple faculté, elle est susceptible d’en être empêchée par les tiers. Cette faculté semble, certes, renforcée dans les cas de l’autorisation explicite du recours aux produits cosmétiques, à la chirurgie plastique ou encore aux tatouages et perçages. Néanmoins, rien ne permet d’opposer les choix de la personne aux tiers, comme c’est le cas dans le domaine de l’image fixée sur support ou du vêtement, qui font l’objet pour l’un d’un droit, pour l’autre d’une liberté. Ces deux prérogatives ont en effet en commun d’être opposables aux tiers : elles interdisent aux tiers de porter atteinte au pouvoir exercé par la personne.
Il y a pourtant derrière cette diversité de pouvoirs juridiques un enjeu unique : l’expression de l’identité personnelle par l’apparence physique. Si les règles de droit convergent vers la multiplication des pouvoirs de la personne sur son aspect extérieur, il semble que ce soit parce qu’il reconnaît l’apparence comme un élément de son identité. L’identité définit l’être de la personne aussi bien dans la relation de soi à soi que dans la relation à autrui. Le Dictionnaire des droits de l’Homme la rattache ainsi « à l’exercice de la vie privée et sociale ». Ces caractéristiques se retrouvent dans l’apparence physique. L’aspect extérieur du corps est d’abord un prolongement de l’individu en ce qu’il permet l’expression de son identité personnelle. Cependant, l’apparence physique n’intéresse pas seulement l’expression de soi : elle s’impose aussi de manière irrémédiable à autrui. Dans la relation à l’autre, l’apparence physique est un fait signifiant, un vecteur d’informations sur la personne, réelles ou non, relatives aussi bien à l’âge, au sexe, à l’état de santé, à la classe sociale, à la religion ou encore à la profession qu’à des données moins saisissables telles que le tempérament, l’histoire personnelle ou les émotions ponctuelles. Cette unité d’enjeu est reconnue par le droit au travers des seules dispositions qu’il consacre spécialement à l’apparence physique : celles qui participent du droit de la lutte contre les discriminations. Le critère « d’apparence physique » dont le droit interdit la prise en compte pour opérer un traitement différencié entre les personnes, est en effet conçu de façon très large comme englobant tant l’apparence physique « subie », soit les caractéristiques physiques sur lesquelles la volonté n’a aucune prise, que l’apparence physique « choisie ». Cette acception large de l’apparence physique montre que c’est bien l’identité de la personne dans toutes ses dimensions que l’on cherche à protéger par l’interdiction de la discrimination. Directement exposée à la perception par l’autre, l’apparence physique donne prise à un nombre infini de jugements prédictifs relatifs à la personnalité de l’individu. À la beauté sont associées des qualités de réussite, d’honnêteté, de sociabilité, mais elle peut aussi être assimilée à la stupidité comme à la superficialité. À l’individu en surpoids sont attribuées aussi bien la jovialité que la fainéantise et l’absence de maîtrise de soi. La personne qui porte une tenue « jeune » se voit prêter plus facilement qu’une autre une disposition à troubler l’ordre public, etc. Toutefois, obtenues par le simple regard posé sur l’apparence physique, ces informations peuvent être réelles ou erronées, sans que celui qui les perçoit ne puisse jamais être certain de leur authenticité. En insérant l’apparence physique dans la liste des discriminations prohibées, le législateur indique que ces jugements sur l’identité ne justifient en aucun cas les différences de traitement. Dans le dispositif de lutte contre les discriminations, l’apparence physique est donc conçue comme le support de l’identité non seulement dans ses aspects subis, mais aussi dans ses aspects choisis. Au regard de cet enjeu commun des pouvoirs de la personne sur son apparence, leur pluralité semble devoir s’analyser comme une source de confusion et d’incohérence. Si c’est une seule et même nécessité – celle de permettre à la personne de définir son identité – qui justifie la reconnaissance des différents pouvoirs de la personne sur son apparence physique, pourquoi alors la traduire par des pouvoirs distincts pouvant, selon le cas, être opposés aux tiers avec plus ou moins de vigueur ? Pour y remédier, la consécration d’une liberté sur l’apparence physique est préconisée.
Chapitre II : La réunion souhaitable des pouvoirs de la personne
Pour réunir les pouvoirs de la personne sur son apparence, une qualification émerge : celle de liberté. Au regard de l’importance de l’enjeu identitaire qui sous-tend le développement des pouvoirs de la personne sur son apparence, il faut aller chercher parmi les qualifications les plus protectrices en droit positif, à savoir la liberté vestimentaire et le droit à l’image. Or, l’étude de ces deux dispositions révèle autant d’indices du droit positif en faveur de la qualification de liberté. En premier lieu, en ce qui concerne la liberté vestimentaire, elle couvre en pratique un plus grand nombre d’actes de la personne sur son apparence physique que son nom ne le laisse à penser. L’étude de la jurisprudence révèle en effet que sont traités sous l’égide de la liberté vestimentaire des litiges relatifs aussi bien à l’habillement – chaussures, chemisier, bermuda, jupe, survêtement…– qu’à l’apparence générale du salarié – maquillage, coiffure, piercing, barbe. C’est ainsi l’apparence corporelle de la personne dans sa globalité qui est au cœur de ces litiges. De la liberté vestimentaire dont le champ dépasse le vêtement à la liberté sur l’apparence physique, il n’y a qu’un pas. En second lieu, s’agissant du droit à l’image, il apparaît en réalité avant tout comme une liberté sur l’image. En effet, les qualifications de droit et de liberté ne s’opposent pas, mais se complètent. La liberté est toujours première et elle est, parfois, consolidée par la qualification de droit subjectif. Comme la liberté, le droit subjectif consiste à la fois en un pouvoir d’action et un pouvoir de protection : les deux prérogatives portent en leur sein l’interdiction faite aux tiers d’y porter atteinte. Mais les deux notions ne sont pas redondantes. Le Doyen Roubier souligne ainsi que seul le droit subjectif est sanctionné par une action spécifique. Il reconnaît néanmoins que tout droit subjectif trouve sa source dans la liberté 3, à la suite de Louis Josserand, qui affirmait que la liberté est la « souche commune de tous les droits » 4. Le droit subjectif doit donc être compris comme le prolongement de certaines libertés qui leur confère une action spéciale, particulièrement protectrice au plan technique, tendant notamment à faciliter l’action de la victime. Le droit subjectif est, en quelque sorte, une liberté augmentée de garanties procédurales fortes. Ainsi, le droit à l’image, en ce qu’il permet à la personne d’agir à sa guise en ce qui concerne son image fixée sur support d’une part, et interdit à quiconque d’entraver cette action de la personne d’autre part, est avant tout une liberté, qui ne doit son nom de droit qu’à son rattachement à un droit subjectif : le droit de chacun au respect de sa vie privée. Ainsi, les pouvoirs que la personne exerce sur son image lorsque celle-ci est reproduite sur support font d’ores et déjà l’objet d’une liberté. L’existence d’une liberté sur l’image derrière le droit à l’image est donc une invitation à retenir, pour l’ensemble des pouvoirs de la personne sur son aspect extérieur, la qualification de liberté sur l’apparence physique.
L’unification des pouvoirs de la personne sur son apparence par la consécration de la liberté sur l’apparence physique permettrait, d’abord, d’égaliser le niveau de protection des actuels pouvoirs de la personne sur son apparence physique. L’ensemble des pouvoirs de la personne sur son apparence serait couvert par la qualification de liberté. Aussi, les actes que la personne exerce sur l’apparence de son corps – chirurgie esthétique, tatouages, piercing – qui ne font, en droit positif, que l’objet d’une faculté seraient dorénavant qualifiés de liberté. Parce que les frontières entre image et corps, d’une part, et entre corps et vêtements, d’autre part, sont poreuses (ainsi, comment qualifier la coupe de cheveux ou le port de lunettes de vue ? Relèvent-ils de la liberté vestimentaire ou sont-ils des actes sur le corps ?), mais surtout parce que rien ne semble justifier que le choix de la personne soit moins protégé lorsqu’elle agit sur son corps que lorsque son action porte sur sa tenue vestimentaire ou sur son image, l’élargissement de la qualification de liberté à l’ensemble des pouvoirs de la personne sur son apparence physique apparaît opportun.
La liberté sur l’apparence physique imposerait, ensuite, de mettre en cohérence les régimes des différents actes de la personne sur son apparence physique autour de deux axes : les exigences de sécurité et de consentement. Une comparaison des différents régimes afférents aux pouvoirs de la personne sur son apparence physique permet de pointer du doigt l’existence de règles plus ou moins protectrices de la personne sans que cela n’apparaisse justifié. La reconnaissance d’une liberté sur l’apparence physique rendrait ces incohérences visibles et commanderait d’y remédier, par exemple en étendant le délai de réflexion actuellement réservé à la chirurgie esthétique aux actes de la personne sur son apparence physique les plus graves comme la chirurgie réparatrice, en renforçant l’obligation d’information des coiffeurs et esthéticiens ou encore en encadrant davantage la sécurité des actes esthétiques non médicaux.
De surcroît, la reconnaissance de la liberté sur l’apparence physique constituerait un renforcement de la prohibition des discriminations. Le droit positif interdit d’ores et déjà les différences de traitement sur la base de l’aspect extérieur, qu’il s’agisse de l’apparence subie ou de l’apparence choisie. Pourtant, le critère d’apparence physique est peu exploité par les plaideurs, qui préfèrent invoquer d’autres critères de discrimination prohibée tels que la religion, la race ou le sexe. Or la reconnaissance d’une liberté sur l’apparence physique serait de nature à enrichir le critère d’apparence physique : de même que la discrimination sur la base des convictions religieuses protège la liberté de religion, la discrimination sur l’apparence physique protègerait la liberté sur l’apparence physique. Le potentiel protecteur du critère d’apparence ainsi révélé, les plaideurs pourraient être amenés à s’en saisir davantage, ce qui présenterait une utilité particulière dans les cas où aucun autre critère ne peut être invoqué. La liberté sur l’apparence physique irait ainsi dans le sens de la récente loi de modernisation de la justice du XXIe siècle promulguée le 18 novembre 2016, qui étend le champ d’application de l’interdiction des discriminations sur l’apparence physique aux domaines de la protection sociale, de la santé, des avantages sociaux et de l’éducation 5. Elle constituerait en outre un argument permettant de peser en faveur d’une application étendue des arrêts rendus par la Cour de cassation le 9 novembre 2016, lesquels font bénéficier les victimes de contrôles d’identité « au faciès » d’un allègement de la charge de la preuve jusqu’ici cantonné au domaine de la relation de travail. La consécration d’une liberté sur l’apparence contribuerait ainsi à faire de la discrimination sur l’apparence physique un véritable auxiliaire de protection de la liberté. Elle supposerait, au surplus, de mener une réflexion sur les outils de prévention de la discrimination en revenant, par exemple, sur le récent abandon du curriculum vitae anonyme, et de rechercher les moyens de limiter les incitations à agir sur son apparence physique, en élargissant l’obligation d’afficher la mention « retouchée » sur les images ayant fait l’objet d’une retouche informatique.
L’unification des pouvoirs de la personne par la liberté sur l’apparence physique apparaît donc souhaitable, source de cohérence du droit et d’améliorations de la protection des personnes dans leur identité. La liberté sur l’apparence physique ne serait cependant pas absolue : comme toute liberté, elle pourrait souffrir de tempéraments, mais uniquement lorsque les intérêts d’autrui sont menacés. En ce sens, la liberté sur l’apparence physique inviterait à revisiter les règles de droit positif restreignant les pouvoirs de la personne sur son apparence pour ne conserver que celles qui visent à la préservation des intérêts d’autres personnes.
Titre II : La rationalisation des limites aux pouvoirs de la personne sur son apparence
La liberté ne supporte traditionnellement que les exceptions qui ont vocation à protéger les intérêts d’autrui 6 : il s’agit du principe consacré par le célèbre article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, selon laquelle « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». La reconnaissance d’une liberté sur l’apparence physique nous invite alors à scruter les limitations actuelles de l’action de la personne pour préconiser de ne conserver que celles qui sont dictées par les intérêts d’autrui. Cet intérêt semble en effet absent de certaines limitations imposées par le droit positif : c’est alors une certaine idée de ce que devrait être l’apparence physique « normale » qui motive ces contraintes, sans qu’autrui ne soit concerné.
Chapitre I : Le maintien des limites protégeant les intérêts d’autrui
L’intérêt d’autrui est traditionnellement la seule finalité admise pour restreindre les droits et libertés individuels. Il n’est pas évident, toutefois, de préciser abstraitement ce que recouvrent les intérêts d’autrui. C’est pourquoi nous avons choisi de mener notre réflexion à travers la grille de lecture de la limitation des droits et libertés proposée par la Convention européenne des droits de l’Homme. Parce que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme doit être appliquée par les juridictions internes 7, il s’agit indéniablement d’un outil pertinent pour étudier la limitation de la liberté sur l’apparence physique. Les intérêts d’autrui susceptibles de faire échec aux droits et libertés sont listés par la Convention : la sécurité publique, la défense de l’ordre, de la santé, de la moralité publique, mais encore les droits et libertés concurrents sont autant de finalités justifiant la limitation de droits et libertés. À condition toutefois que soit respecté un principe de nécessité se traduisant, dans la jurisprudence de la Cour, par la mise en œuvre d’un principe de proportionnalité.
La liberté sur l’apparence physique pourrait ainsi demeurer limitée par les règles permettant l’identification civile des personnes telles que l’encadrement de la photographie d’identité ou l’obligation de montrer son visage à l’occasion d’un contrôle d’identité, dans la mesure où ces règles visent à protéger la sécurité publique. Pourraient encore subsister les règles imposant le port de tenues protectrices sur le lieu de travail lorsque cela est nécessaire à la préservation de la santé publique, ou encore l’interdiction de s’exhiber qui protège la moralité publique. Enfin, la liberté sur l’apparence physique devrait être conciliée avec les droits et libertés concurrents, tels que la liberté d’expression ou la liberté d’entreprendre d’autrui. Devraient en revanche être rejetées les limitations actuelles qui n’ont vocation qu’à imposer le respect de normes sociales régissant les apparences physiques sans que l’intérêt de tierces personnes ne soit menacé.
Chapitre II : Le rejet des limites porteuses d’une exigence de normalité
Si la normalité est une notion fuyante, il est possible d’affirmer qu’elle est « ce qui est conforme au type le plus fréquent, qui est dépourvu de tout caractère exceptionnel, qui est habituel » 8. Il s’agit là d’une acception descriptive de la normalité : le normal est le comportement du plus grand nombre. La normalité peut également revêtir un sens normatif ou dogmatique : elle décrit alors le comportement qui devrait être, ou aurait dû être 9. La norme juridique renvoie toujours à une forme de normalité normative : elle appartient incontestablement au devoir être. Elle peut alors s’appuyer sur la norme sociale prise en son sens descriptif – tel comportement est bon parce qu’il est celui du plus grand nombre – ou sur la norme sociale dans son acception dogmatique – tel comportement est bon parce qu’il ne diverge pas des attentes sociales particulières qui pèsent sur l’individu. Mais la norme juridique peut aussi se départir de la norme sociale : le droit objectif pose alors que ce qui doit être n’est pas nécessairement ce qui est pratiqué par le plus grand nombre, ni ce qui est conforme à ce qui est socialement attendu d’une personne. C’est parmi ces règles qu’il faut ranger la liberté. En reconnaissant une telle prérogative, le droit objectif institue la norme juridique selon laquelle la personne peut agir ou ne pas agir comme les autres et donc se départir de la norme sociale. Ainsi, en consacrant une liberté sur l’apparence physique, le droit objectif établirait qu’il est normal d’être libre d’agir ou non sur son aspect extérieur. Une telle liberté interdirait toute forme d’institutionnalisation de la norme sociale par le droit dès lors que ne sont pas menacés les intérêts d’autrui. Elle conduirait, par conséquent, à remettre en cause certaines restrictions des pouvoirs de la personne sur son apparence existant en droit positif, qui ne tendent qu’à véhiculer un standard d’apparence physique normalisée socialement.
La consécration de la liberté sur l’apparence physique conduirait ainsi à préconiser l’abandon des règles actuelles qui n’ont d’autre objet que de promouvoir la normalité des apparences physiques. . L’existence d’une liberté sur l’apparence physique faciliterait alors la caractérisation d’une faute lorsque la personne est empêchée d’agir sur son aspect extérieur, sans que la question de savoir si cette action est normale ou non n’ait à être tranchée. Elle commanderait, en outre, d’abandonner le devoir de refus du médecin plasticien, qui n’est autre qu’un regrettable vecteur de normalité des apparences. Le médecin plasticien est en effet tenu de réaliser l’acte que lui demanderait un patient dès lors que celui-ci comporte un risque injustifié au regard des avantages escomptés pour son patient 10. Mais, dans la médecine esthétique, comment analyser le caractère justifié ou injustifié du risque pris pour la santé ? C’est au médecin qu’il revient, par l’application de ce devoir de refus, de porter une appréciation sur le caractère justifié ou non d’une opération esthétique, soit d’une prise de risque pour la santé, chez un patient sain. C’est là que s’opère le glissement vers la notion de normalité. Que prendra-t-il en compte ? L’utilité pour le patient de l’opération ? Il semble, par exemple, que les demandes masculines soient généralement reçues avec davantage de circonspection que les demandes féminines, parce que la recherche d’esthétique est perçue comme étant moins utile socialement, moins normale en somme, pour les hommes que pour les femmes 11. Le devoir de refus, vecteur de normalité, apparaît ici comme une limitation injustifiée à la liberté sur l’apparence physique et devrait être abandonné. Resteraient alors les règles de la responsabilité civile de droit commun, qui font interdiction aux médecins de nuire à la santé de leur patient en réalisant un acte qui constituerait une prise de risque inacceptable, indépendamment du bénéfice attendu de l’opération. Autrement dit, si toutes les conditions posées par la loi ont été respectées et si le médecin s’est contenté de prendre le risque associé à n’importe quelle opération esthétique, alors la décision d’intervenir ne peut en aucun cas être considérée comme une faute du praticien. En revanche, une opération esthétique contre-indiquée pour une personne en raison de ses caractéristiques physiologiques propres porterait nécessairement une atteinte inacceptable à sa santé. Inacceptable car plus grande que pour une personne pour laquelle l’opération n’est pas contre-indiquée. De la même façon, l’exigence de diagnostic médical d’une pathologie pour accéder aux opérations de changement de sexe apparaîtrait comme une limite excessive à la liberté sur l’apparence physique tant des personnes transsexuelles que des personnes intersexuées. Les premières voient en effet leur accès à l’intervention d’assignation sexuelle limité, tandis que les secondes y sont systématiquement soumises dès la petite enfance, en raison du diagnostic posé. Dans les deux cas, c’est l’exigence de normalité de l’apparence – avoir une apparence correspondant au sexe dans lequel on est né pour les personnes transsexuelles, avoir une apparence qui puisse être clairement identifiée comme féminine ou masculine pour les personnes intersexuées – qui guident les limitations imposées par la loi à la liberté de choix des personnes concernées. Enfin, c’est la loi interdisant la dissimulation volontaire du visage qui, à notre sens, devrait être abrogée. Parce qu’aucune des limitations classiquement opposées aux libertés n’était à même de justifier l’adoption de cette réforme, le législateur s’en est remis à une version renouvelée de l’ordre public : le « vivre ensemble ». Or le « vivre ensemble » n’apparaît, à l’examen, que comme le masque de la dignité objective, fondement pourtant rejeté par le législateur en raison de son caractère controversé. Nous voyons donc dans le « vivre ensemble » un artifice ayant permis l’adoption d’une loi qui n’a d’autre objet que de condamner la présentation de soi dans une apparence physique jugée anormale dans le contexte culturel français.
La liberté sur l’apparence physique aurait donc de nombreuses incidences en pratique et contribuerait, notamment, à dissocier la norme juridique de la norme sociale en matière d’apparence physique. Une simple consécration jurisprudentielle de la liberté sur l’apparence physique risquerait toutefois de ne pas suffire à en assurer la viabilité et l’effectivité. En raison de l’a priori négatif de futilité dont souffre la question de l’apparence physique, la liberté sur l’apparence risquerait de n’être que peu mobilisée par les juristes et de voir son intérêt pratique relativement minoré comme c’est le cas pour l’actuelle liberté vestimentaire. Celle-ci est régulièrement qualifiée de non fondamentale par la jurisprudence comme pour rappeler son caractère secondaire. Il s’agit alors d’une stratégie argumentative permettant de justifier des atteintes à cette liberté en faisant pencher la balance du côté d’intérêts contraires. La reconnaissance de la liberté sur l’apparence physique doit donc passer par une réflexion sur son intégration dans le droit positif de sorte à lui assurer, d’une part, une assise solide et, d’autre part, une mise en œuvre efficace. La seconde partie de la thèse est donc consacrée à la consolidation de la liberté sur l’apparence physique.
PARTIE II : LA CONSOLIDATION DE LA LIBERTÉ SUR L’APPARENCE PHYSIQUE
La liberté sur l’apparence physique, si elle était consacrée, pourrait être considérablement renforcée par son rattachement à un droit subjectif. Nous l’avons vu, ce dernier permet à la victime d’atteinte de bénéficier d’actions en justice spécifiques ; son droit s’en trouve renforcé. Faut-il alors préconiser la consécration légale d’un droit de la personne au respect de son apparence physique ? La liberté sur l’apparence physique aurait ainsi un ancrage textuel et trouverait son fondement dans un droit subjectif faisant bénéficier la victime atteinte dans sa liberté sur l’apparence physique d’un régime avantageux. Pourtant, il convient de répondre à cette interrogation par la négative. La consécration d’un nouveau droit de la personne, le droit au respect de son apparence physique, ne serait d’aucune utilité : le droit positif offre d’ores et déjà les outils de la consolidation de la liberté sur l’apparence physique. La consolidation de la liberté sur l’apparence physique passe donc par un double rattachement au droit au respect de la vie privée, d’une part, et au droit au respect du corps humain, d’autre part.
Titre I : La consolidation amorcée par le rattachement au droit au respect de la vie privée
Le droit au respect de la vie privée apparaît, à plusieurs égards, comme le fondement idoine de la liberté sur l’apparence physique. En l’absence de liberté en droit positif, l’apparence physique entretient d’ores et déjà des liens étroits avec la question de la vie privée. Alors, si l’apparence physique devait, à l’avenir, faire l’objet d’une liberté, cette dernière pourrait être rattachée au droit de chacun au respect de sa vie privée. La liberté sur l’apparence physique en serait considérablement renforcée.
Chapitre 1 : L’apparence physique comme élément de la vie privée
Droit matriciel recouvrant l’ensemble des droits de la personnalité, le droit au respect de la vie privée de l’article 9 du Code civil apparaît propice à accueillir en son sein la liberté sur l’apparence physique. L’apparence physique entretient en effet des liens étroits avec le droit au respect de la vie privée dans ses deux démembrements, à savoir la liberté de la vie privée d’une part, qui permet de reconnaître à la personne une sphère d’autonomie dans laquelle elle peut effectuer des choix personnels, et le secret de la vie privée d’autre part, qui reconnaît la personne comme étant seule à même de divulguer des informations relevant de son intimité. Ainsi les pouvoirs de la personne sur son image fixée sur support sont-ils d’ores et déjà rattachés à la liberté de la vie privée, donc au droit au respect de la vie privée. D’autres aspects de l’apparence physique, notamment la tenue vestimentaire, sont également rapprochés de la liberté de la vie privée tant par la doctrine que par la jurisprudence européenne.
L’apparence physique est, par ailleurs, un moyen de protéger le secret de la vie privée. Il en est ainsi lorsque l’on cherche à dissimuler l’absence de lien biologique entre un parent et son enfant en pratiquant des appariements en cas de recours à l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur. L’apparence physique peut encore être l’objet même du secret de la vie privée : le fait d’avoir eu recours à la chirurgie esthétique ou d’avoir une apparence qui n’est pas conforme au sexe de naissance sont en effet des informations qui relèvent de l’intime. Par conséquent, si une liberté nouvelle devait avoir pour objet l’apparence physique, il serait parfaitement pertinent d’en préconiser le rattachement au droit au respect de la vie privée. La liberté sur l’apparence physique s’en trouverait considérablement renforcée.
Chapitre II : La liberté sur l’apparence physique renforcée par le droit au respect de la vie privée
Rattachée au droit de chacun au respect de la vie privée, la liberté sur l’apparence physique bénéficierait de la double caractéristique attachée à ce droit : sa fondamentalité d’une part et son régime de droit subjectif d’autre part. En premier lieu, rattacher la liberté sur l’apparence physique à un droit fondamental aurait pour vertus d’en affirmer l’importance symbolique et de permettre à la victime d’atteinte de recourir aux mécanismes juridiques propres aux droits et libertés fondamentales. Elle pourrait ainsi demander la nullité du licenciement en cas d’atteinte à la liberté sur l’apparence physique par l’employeur dans le cadre de la relation de travail ou encore agir en justice par la voie du référé-liberté. Il est à noter que c’est principalement dans le domaine du vêtement qu’une telle fondamentalisation constituerait un progrès majeur, l’actuelle liberté vestimentaire étant expressément qualifiée de non fondamentale.
En second lieu, rattacher la liberté sur l’apparence physique à un droit subjectif permettrait à la personne dont la liberté sur l’apparence physique est atteinte de mettre en œuvre les actions spécifiques associées au droit au respect de la vie privée. Prévention, cessation, réparation : l’éventail protecteur des sanctions en cas d’atteinte à la liberté sur l’apparence physique serait large. Les mesures de prévention ou de cessation de l’atteinte pourraient avoir une utilité dans la relation employeur-salarié. En cette matière, domaine d’élection des atteintes à l’apparence physique vestimentaire, la contrainte sur l’apparence physique se concrétise par l’édiction de sanctions disciplinaires en cas de refus du salarié de s’y plier. Ces mesures pourraient alors être remises en cause par l’action en cessation de l’atteinte. La victime pourrait en outre bénéficier des présomptions simple de faute et irréfragable de préjudice propres au droit au respect de la vie privée, ce qui allégerait la charge de la preuve qui pèse sur elle. C’est d’ores et déjà le cas pour ce qui concerne le droit à l’image, mais les présomptions seraient ici étendues à l’ensemble des atteintes possibles à la liberté sur l’apparence de la personne physique. En ce qui concerne la présomption de faute, l’évolution serait cohérente avec le traitement des discriminations sur l’apparence physique, qui permet à la victime de bénéficier d’une charge de la preuve allégée. S’agissant de la présomption de préjudice, elle n’empêcherait pas de moduler le mondant des dommages-intérêts octroyés en fonction de la gravité du préjudice, comme cela se fait déjà dans le domaine du droit à l’image.
Le rattachement de la liberté sur l’apparence physique au droit au respect de la vie privée de l’article 9 du Code civil permettrait donc de consolider la liberté sur l’apparence physique. Demeure cependant la question de la réparation des dommages corporels entraînant une altération de l’aspect extérieur. L’activation du droit au respect du corps humain de l’article 16-1, alinéa 1, du Code civil doit être envisagée pour les prendre en compte.
Titre 2 : La consolidation achevée par l’activation du droit au respect du corps humain
En tant que surface visible de l’enveloppe physique de la personne, l’apparence est à la fois le reflet de son identité et une composante de son corps. Le rattachement de la liberté sur l’apparence physique au droit au respect de la vie privée de l’article 9 du Code civil pose alors la question du fondement de la réparation des dommages corporels entraînant une altération de l’apparence. Faudrait-il les réparer sur le fondement de l’article 9 du Code civil ? Ou ces atteintes à l’apparence demeureraient-elles réparées au titre du dommage corporel ? Au vrai, ce questionnement met en avant la différence de régime qui existe d’ores et déjà en droit positif entre l’atteinte à l’image, qui permet à la victime de bénéficier des facilités probatoires propres aux actions menées sur le fondement de l’article 9 du Code civil, et la réparation du dommage corporel qui fait en principe peser la charge de la preuve d’une faute sur la victime. La différence est d’autant plus remarquable que la loi du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain a inséré dans le Code civil un article 16-1 qui dispose, en son premier alinéa, que « chacun a droit au respect de son corps » dans une formulation en miroir avec celle de l’article 9 selon lequel « chacun a droit au respect de sa vie privée », sans que la jurisprudence n’ait fait produire au droit au respect du corps humain les mêmes effets procéduraux que s’agissant du droit au respect de la vie privée. Ainsi, en mettant en exergue la dualité de traitement dont font l’objet les atteintes à l’apparence physique en fonction de leur origine corporelle ou non, le rattachement de la liberté sur l’apparence physique dans son ensemble au droit au respect de la vie privée inviterait à remettre en question la place du droit au respect du corps humain dans le droit positif. Il semble en effet que lui faire produire des effets comparables à ceux qui s’attachent au droit au respect de la vie privée serait le meilleur moyen d’unifier le traitement des atteintes à la liberté sur l’apparence physique.
Chapitre 1 : L’amélioration nécessaire du traitement des atteintes corporelles à l’apparence
En droit positif, dès lors qu’une atteinte à l’apparence physique trouve son origine dans un dommage corporel, sa réparation n’est pas effectuée sur le terrain du droit au respect de la vie privée : elle donne lieu à indemnisation au titre de la réparation du dommage corporel. La spécificité de l’atteinte à l’apparence physique n’est pourtant pas ignorée par le droit. À l’heure où les exigences de rationalisation de la réparation du dommage corporel commandent de faire l’inventaire des préjudices réparables, le préjudice esthétique, entendu comme recouvrant les éléments de nature à altérer l’apparence physique de la victime, est envisagé comme un poste de préjudice à part entière. Les atteintes corporelles à l’apparence physique font donc l’objet d’une reconnaissance juridique à travers la consécration du préjudice esthétique 12. Les contours du préjudice esthétique sont dessinés par la jurisprudence, au gré des indemnités accordées à ce titre. Un rapide examen de quelques décisions de juges du fond montre que la réparation du préjudice esthétique concerne un grand nombre de situations : réparation de l’altération de l’apparence stricto sensu mais aussi du préjudice affectant la morphologie et l’attitude, réparation de l’atteinte portée à la liberté de choix vestimentaire et cosmétique lorsqu’en raison de l’altération de l’aspect extérieur de son corps une personne ne peut plus porter un certain type de vêtement (par exemple, réparation du fait de ne plus s’autoriser le port de jupes en raison de cicatrices sur les jambes 13… L’évolution va clairement dans le sens d’une meilleure indemnisation du préjudice esthétique tant celui-ci est compris de manière étendue. Cela montre que la souffrance morale causée par une altération de l’apparence physique n’est pas ignorée. Il faut y voir la reconnaissance de l’importance sociale que revêt l’apparence physique par le droit de la responsabilité civile. Cela montre que l’altération de l’apparence physique tend à être considérée non comme une atteinte à la beauté de la personne, mais plutôt comme une altération de son identité, semblable au préjudice subi en cas d’atteinte non corporelle à l’apparence (atteinte à la liberté vestimentaire ou au droit à l’image).
Pourtant, le traitement des atteintes corporelles et non corporelles à l’apparence physique demeure distinct au profit des atteintes non corporelles. D’abord, là où une présomption irréfragable de préjudice permet de faciliter l’action des victimes d’atteintes non corporelles à l’apparence, les victimes d’atteintes corporelles doivent, elles, rapporter la preuve de leur préjudice. Ensuite, la victime d’atteinte non corporelle bénéficie en tout état de cause d’une présomption simple de faute sur le fondement de l’article 9, tandis qu’en cas de dommage corporel elle se confronte à la nécessité de rapporter la preuve d’une faute de l’auteur prétendu de son dommage. Les insuffisances, à cet égard, sont particulièrement marquées dans un domaine où le préjudice esthétique est central : celui des actes médicaux à visée esthétique. Il faut en effet souligner que la loi de financement de la sécurité sociale pour 2015 14 a spécialement exclu l’indemnisation en cas de réalisation d’un aléa thérapeutique lorsque celui-ci survient à l’occasion d’un acte médical esthétique. Face à ces insuffisances, l’élévation du niveau de protection des atteintes corporelles s’impose. Le remède le plus adéquat à cet égard semble bien être l’activation de l’article 16-1, alinéa 1 du Code civil.
Chapitre 2 : Le recours propice au droit au respect du corps humain
L’article 16-1, alinéa 1 du Code civil, selon lequel « chacun a droit au respect de son corps », est, en droit positif, réduit à une fonction d’annonce : il n’emporte aucunement les mêmes avantages que le droit de chacun au respect de la vie privée. Afin que le droit de chacun au respect du corps humain facilite l’action en justice des personnes atteintes dans leur corps, et notamment dans l’aspect extérieur de leur corps, il faut l’activer en lui faisant produire des effets similaires au droit de chacun au respect de la vie privée. Une telle proposition n’implique nullement de remettre en cause les règles de droit positif qui permettent d’ores et déjà de faciliter l’action de la victime de dommage corporel. Ainsi, les régimes de responsabilité sans faute subsisteraient. L’activation du droit de chacun au respect de son corps présenterait cependant un intérêt tout particulier pour les victimes de dommage corporel atteintes dans leur apparence physique, pour lesquelles les modalités de la réparation du préjudice esthétique, la difficulté de prouver la faute des praticiens de l’esthétique et l’exclusion de la chirurgie esthétique du champ de l’indemnisation en cas de réalisation d’un aléa thérapeutique constituent de véritables obstacles sur la voie de l’indemnisation. Cette proposition a vocation à mettre en avant les bienfaits de la qualification de droit subjectif pour ce qui concerne le cas particulier, et trop souvent passé sous silence, des atteintes corporelles à l’apparence physique.
La consolidation de la liberté sur l’apparence physique passerait alors par son rattachement à deux fondements de droit positif distincts : il s’agirait du droit au respect de la vie privée d’une part, et du droit au respect du corps humain, d’autre part. En cas d’atteinte non corporelle à l’apparence physique, c’est le premier qui devrait être invoqué, tandis qu’en cas d’atteinte corporelle ce serait le second. La ligne de démarcation entre les deux n’est pas nette : une telle consécration de la distinction entre atteinte corporelle et non corporelle à l’apparence ouvrirait nécessairement la porte à des conflits de frontières. Mais ceux-ci n’auraient absolument aucune implication concrète puisque le traitement de l’atteinte serait en pratique uniforme. L’invocation de l’article 16-1, alinéa 1, ou de l’article 9 du Code civil donnerait en effet lieu à la mise en œuvre d’outils techniques similaires : présomption simple de faute et présomption irréfragable de préjudice. La différence entre ces deux droits est d’ailleurs relativisée au plan européen. L’article 8 de la Convention européenne des droits d’Homme, qui proclame le droit au respect de la vie privée, est d’ores et déjà mobilisé pour obliger les États membres à offrir un recours aux victimes en cas d’atteinte à l’intégrité physique 15. Ainsi soulignée, la proximité des questions corporelles et des questions de vie privée plaide indiscutablement en faveur de la reconnaissance de la liberté sur l’apparence physique à travers son rattachement aux droits au respect de la vie privée et du corps humain en droit interne.
Notes:
- S. J. LEC, Nouvelles pensées échevelées, trad. A. et Z. KOZIMOR, Les éditions noir sur blanc, Montricher, 1993, p. 219. ↩
- Loi n° 2001-1066 du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations, JORF 17 novembre 2001, p. 18311 et désormais loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, JORF 28 mai 2008, p. 8801, depuis sa modification par la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, JORF 19 novembre 2016. ↩
- P. ROUBIER, Droits subjectifs et situations juridiques, Sirey, Paris, 1963 rééd. Dalloz, Paris, 2005, préf. D. DEROUSSIN, p. 55. ↩
- L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité, Sirey, Paris, 1939, 2e éd., rééd. Dalloz, Paris, 2006, préf. D. DEROUSSIN, n° 203, p. 275. ↩
- Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, JORF 19 novembre 2016, art. 86 I. ↩
- M. VERPEAUX, « La liberté », AJDA 1998. 144 : « Si l’article 4 de la Déclaration des droits devait avoir un mérite, ce serait de considérer que les libertés dans leur ensemble, mais non tous les droits fondamentaux, sont soumises à un régime juridique identique qui interdit de poser d’autres bornes à leur exercice que celles qui “assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits” » ; H. OBERDOFF, Droits de l’Homme et libertés fondamentales, Manuel, LGDJ, Lextenso éditions, Paris, 2013, 4e éd., n° 24, p. 39. ↩
- CESDH, art. 1 ; Cass. ass. plén. 15 avr. 2011, n° 10-30313 et n° 10-30316 : Bull. crim. AP, n° 3 et n° 4 ; RTD civ. 2011. 725, note J.-P. MARGUÉNAUD ; RSC 2011. 410, obs. A. GIUDICELLI ; Gaz. pal. 2011, n° 109, p. 10, note O. BACHELET. ↩
- D. LOCHAK, « Droit, normalité et normalisation », in J. CHEVALLIER, D. LOCHAK, R. DRAÏ, et al., Le droit en procès, PUF, Paris, 1983, p. 51, spéc. p. 52. ↩
- Sur ces deux acceptions de la normalité, v. S. RIALS, « Les standards, notions critiques du droit », in C. PERELMAN et R. VANDER ELST, Les notions à contenu variable en droit, Travaux du centre national de recherches de logique, Bruylant, Buxelles, 1984, p. 39, spéc. p. 44. ↩
- C. sant. publ., art. R4127-40. ↩
- Y. LE HÉNAFF, « Demandes masculines de chirurgie esthétique », Sciences sociales et santé 2013/3, vol. 31, p. 39, spéc. p. 46. ↩
- Loi n° 73-1200 du 27 décembre 1973 relative à l’étendue de l’action récursoire des caisses de sécurité sociale en cas d’accident occasionné à l’assuré par un tiers, JORF 30 décembre 1973, p. 14152, art. 2. ↩
- CA Paris 1er oct. 2010, n° 07/18207 ; CA Paris 15 nov. 2010, n° 07/19430.) ↩
- Loi n° 2014-1554 du 22 décembre 2014 de financement de la sécurité sociale pour 2015, JORF 24 décembre 2014, p. 21748, art. 70 : D. 2014. 2535, obs. V. VIOUJAS ; RTD civ. 2015. 2012, note M. BACACHE ; JCP G 2015. 315, obs. P. SARGOS ; RCA 2014, n° 12, repère 11, obs. S. HOCQUET-BERG ; RLDC 2015. 125, note V. WESTER-OUISSE. ↩
- Sur le rattachement possible de la libre disposition du corps à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, S. HENNETTE-VAUCHEZ, Disposer de soi ? – Une analyse du discours juridique sur les droits de la personne sur son corps, coll. Logiques juridiques, L’Harmattan, Paris, 2004, p. 417 ; B. GIRARD, Responsabilité civile extracontractuelle et droits fondamentaux, préf. M. FABRE-MAGNAN, Bibl. de droit privé tome 562, LGDJ Lextenso éditions, Paris, 2015, n° 98, p. 117. ↩
Bonjour, savez-vous comment se procurer l’intégralité du texte de cette thèse ? Merci par avance pour votre retour. Cordialement, MTA
Je vous invite à contacter directemnt l’auteure, la thèse n’ayant pas été encore publiée.
Devrait être considérée comme injurieuse toute réflexion su ou allusion à l’apparence physique de qui que ce soit : par exemple : gros ou grosse, rouquin ou rouquine, grande saucisse, négro, négresse, black, bancal, cul de jatte, manchot, et bien d’autres de cet ordre là que je n’ai pas présentement en mémoire