L’opposabilité des droits et libertés
Thèse soutenue le 16 novembre 2016 à l’Université Paris Nanterre, devant un jury composé de MM. les Professeurs Michel Borgetto (Président), Véronique Champeil-Desplats (Directrice de thèse), Xavier Dupré de Boulois (Rapporteur), Isabelle Hachez-Kaiser (Rapporteur) et Éric Millard. Mention très honorable, félicitations du jury octroyées à l’unanimité, autorisation de diffusion en l’état, proposition pour un prix de thèse et une aide à la publication.
Cédric Roulhac a été doctorant contractuel à l’Université Paris Nanterre, puis ATER à l’Université Paris II Panthéon-Assas. Il est actuellement chercheur postdoctoral au sein du Centre de Théorie et Analyse du Droit (CTAD-UMR 7074, Nanterre)
Le thème de l’opposabilité des droits et libertés est de ceux qui se présentent au juriste sous un jour mystérieux. Il porte l’attention sur l’une de ces figures conceptuelles de l’univers juridique dont l’importance semble devoir être admise tout en contraignant le chercheur à confesser les difficultés qu’il peut éprouver à s’en saisir. L’évocation du concept d’opposabilité peut en effet provoquer un ressenti de familiarité, celui-ci étant lié à la pensée sur les droits et libertés et à la question de leur réalisation à l’égard de laquelle il apparaît d’emblée comme central. « Opposer » un droit ou une liberté, c’est suivant l’intuition le ou la « faire valoir ». Mais si ce sentiment pourrait faire naître des doutes quant à l’opportunité de consacrer une investigation à l’opposabilité des droits et libertés, les évolutions que connaît la matière sur le plan juridique, nourries par des évolutions sociales et politiques, doivent inciter à la méfiance à l’égard des fausses évidences et des identités apparentes. La trajectoire singulière de l’opposabilité, façonnée dans la pensée juridique avant d’être tardivement consacrée par la législation 1, impose de sortir de l’ombre ce concept au cœur de la matière des droits et libertés qui a vocation à conditionner, sur le plan du droit positif comme du point de vue doctrinal, la réalisation des droits reconnus par l’État aux individus.
Si le concept d’opposabilité des droits et libertés apparaît classique et familier, différents types d’enjeux invitent à combler le déficit d’une recherche spécifique en menant celle-ci dans le souci de sa clarification dans le domaine du droit public interne.
D’abord, le concept se trouve étroitement associé à un renouvellement d’enjeux sociaux, politiques et juridiques autour du face-à-face entre l’individu et la puissance publique. Alors que les droits et libertés ont été élevés au rang de figure imposée dans les discours des gouvernants, la revendication sociale de « droits opposables » se révèle symptomatique du fait que le peu de conséquences pratiques résultant parfois des textes tend à apparaître comme une anomalie. La reconnaissance formelle des droits et libertés n’est plus perçue comme suffisante et l’accent est mis sur la nécessité d’établir des conditions permettant aux individus de les faire valoir avec succès. En ce sens, le concept d’opposabilité renouvelle la base même de la problématique de la reconnaissance des droits et libertés, en substituant à la dialectique traditionnelle qui conduit à opposer un droit absent des textes à un droit reconnu, une nouvelle entre un droit reconnu et un droit opposable. Le rôle de l’État attire alors de plus en plus l’attention. Tandis que le législateur occupe traditionnellement dans la culture française une place primordiale pour définir les implications des droits et libertés, les conditions de la promotion du concept d’opposabilité tendent à ériger le juge en moyen privilégié de la garantie des droits et libertés, puisque le contrôle de l’efficacité de l’action publique lui est confié. Laissant ainsi « entrevoir une nouvelle façon de concevoir et de pratiquer les droits » 2, le concept pose sous un jour nouveau la question du modèle démocratique qu’il convient de réaliser.
Ensuite, l’importance grandissante de la notion d’opposabilité des droits et libertés au sein du système juridique contraste avec l’étendue des incertitudes terminologiques et conceptuelles qui l’affectent. Si le droit positif a consacré l’opposabilité du droit au logement, il n’a fourni aucune définition de l’expression, novatrice à ce niveau, de « droit opposable » comme l’a relevé le Conseil d’État dans son rapport public pour l’année 2009 3. Quant aux travaux doctrinaux, les constructions sont peu nombreuses et les usages du concept d’opposabilité assez rarement explicités. Deux autres motifs invitent à s’engager sur la voie d’une clarification du concept. D’une part, sa présence dans un paysage terminologique au sein duquel fleurissent depuis une vingtaine d’années des notions connexes (applicabilité, justiciabilité, invocabilité, exigibilité, etc.), toutes articulées autour de la problématique des propriétés des droits et libertés et de leurs conséquences, interpelle quant à sa spécificité. Si l’écart peut sembler parfois mince entre les réalités qu’il s’agit de désigner, il n’est pas insignifiant du point de vue des individus dans la mesure où les notions renverraient à des possibilités d’action différentes au sein du système juridique. Les emplois alternatifs ou conjugués de ces notions « voisines » sont dès lors générateurs d’ambiguïtés. D’autre part, le sentiment d’assurance que fait naître le concept de l’opposabilité en droit privé, qui rapporterait celle-ci à l’idée d’un devoir général de respect des droits et actes juridiques à la charge des « tiers » 4, ne les dissipe en rien. Car cette signification classique, au-delà des controverses dont elle est l’objet, ne peut éclairer les évolutions de la matière dans les relations entre les individus et l’État 5. Loin de fermer la porte à une recherche sur le concept d’opposabilité, la définition l’ouvre au contraire en suscitant des difficultés pour un dialogue entre la doctrine privatiste et celle publiciste.
Ainsi la clarification du concept d’opposabilité des droits et libertés tant conceptuelle que fonctionnelle apparaît-elle nécessaire, et c’est cet éclairage que la thèse se propose d’apporter. L’investigation sera menée à partir de bases théoriques dans l’optique d’une meilleure appréhension du droit positif. Elle contribuera aussi sur un plan plus général à explorer les différentes façons dont il est possible de travailler les concepts juridiques. Satisfaire l’objectif visé implique alors de renoncer à une précompréhension du concept d’opposabilité et à la tentation de lui conférer a priori une signification particulière, pour emprunter la voie d’une étude des usages effectifs dont il est l’objet. Le choix d’une méthodologie positiviste qui implique une optique exclusivement descriptive à l’égard du droit positif se présente également comme l’une des principales conditions en vue de mener à bien l’entreprise engagée, puisque la clarification du concept commande une posture aussi objective que possible à son endroit.
Plus précisément, la recherche entend à un niveau technique jeter de la lumière sur les conditions dans lesquelles le concept d’opposabilité a gagné le droit positif ainsi que sur son rôle dans les évolutions actuelles en droit public interne. D’une part, la thèse rendra raison de son incidence réelle au sein du système juridique, au-delà de la façade parfois trompeuse des textes. Elle identifiera ainsi les manières dont le concept d’opposabilité intègre le raisonnement des autorités publiques et des auteurs de la doctrine juridique. D’autre part, la visibilité acquise par le concept d’opposabilité des droits et libertés depuis le tournant du XXIe siècle nous conduira à apprécier son utilité à l’aune d’actions et stratégies diverses au service desquelles il est mobilisé. Puisque le concept se situe au confluent des préoccupations des acteurs du droit, l’étude de ses fonctions permet de mieux saisir la façon dont la réalité des droits et libertés en droit positif est désormais façonnée par une communauté d’acteurs. Construite à partir d’un terreau terminologique et conceptuel incertain, cette réalité se présente comme le produit d’interactions complexes entre des « forces créatrices du droit » plus que jamais diverses et agissantes. L’étude de ces interactions ouvre la voie à une meilleure intelligence des rapports entre le droit et le pouvoir dans les démocraties contemporaines. À un niveau plus théorique, la thèse permettra d’évaluer l’apport du concept d’opposabilité des droits et libertés pour le chercheur qui se destine à l’analyse descriptive des phénomènes du droit positif. La quête d’une connaissance fiable de son objet d’étude commande au juriste de rechercher les outils les plus adaptés à une juste perception des caractéristiques des droits et libertés, mission qui s’avère indispensable pour fournir une représentation éclairante du droit au citoyen lui-même.
Le premier temps de l’investigation consiste alors en l’identification et l’étude des principales sources d’équivoques qui affectent le concept d’opposabilité des droits et libertés. Relevant d’un nécessaire travail de clarification conceptuelle, cette étape suppose de porter l’attention tant sur l’opposabilité elle-même, que sur les objets auxquels elle se trouve rapportée, à savoir les droits et libertés. Une analyse des discours juridiques permet en ce sens de dévoiler la richesse sémantique du concept d’opposabilité, tout en mettant en lumière les ambiguïtés que véhiculent à son endroit les classifications des droits et libertés (Première Partie).
Un tel travail permet ensuite d’appréhender l’utilité du concept d’opposabilité pour une gamme d’acteurs investis dans le champ des droits et libertés. La cartographie conceptuelle dessinée rend possible d’appréhender les fonctionnalités que le concept a pu accomplir pour les acteurs du droit dans un contexte particulier. Mais il est également nécessaire d’éprouver sa capacité à traiter les phénomènes juridiques à partir des exigences particulières de rigueur qui caractérisent le langage de la science du droit. Selon l’acteur et les finalités qu’il poursuit, la recherche prend la mesure de l’utilité du concept d’opposabilité, en faisant ainsi apparaître ses limites (Seconde Partie).
Première Partie. L’opposabilité, objet de discours équivoques
Si le concept d’opposabilité des droits et libertés jouit d’une remarquable expansion dans le champ du droit public interne, ses usages sont caractérisés par certaines équivoques qui constituent des obstacles pour la connaissance de la matière des droits et libertés et de ses évolutions. Confronté à un ensemble de discours enchevêtrés qui le mobilisent, à la fois largement hétérogènes et contradictoires, le chercheur qui ambitionne de rendre compte de cet imbroglio conceptuel doit étudier conjointement le droit positif et les productions doctrinales. L’entreprise à laquelle il convient de se livrer à partir de ce matériau consiste en une analyse des langages juridiques, des « mots » et de leurs usages, pour accéder au fond des « choses » : les conceptions qui guident les appréciations et les modes de raisonnements par lesquels les droits et libertés se trouvent concrétisés au sein du système juridique. L’effort de clarification est appelé à être dirigé dans deux directions précisément. L’analyse porte d’abord logiquement sur le terme d’opposabilité lui-même, c’est-à-dire à la fois sur le substantif et sur l’adjectif qualificatif. Malgré le sentiment de confiance que le terme inspire et les usages assurés dont il fait l’objet, différents contenus de sens lui sont apparemment attribués, qu’il importe de mettre en exergue (Titre II). Mais elle se focalise également sur les objets auxquels l’opposabilité se trouve liée dans les discours, à savoir les droits et libertés. Traditionnellement, ces prétentions sont appréhendées par référence à des catégories ancrées dans le cadre français : droits individuels et droits sociaux, droits-libertés et droits-créances, etc. Si ces instruments ont pu constituer des repères face à une matière évolutive, leurs utilisations connaissent elles-mêmes des variations qui représentent pour le concept d’opposabilité un générateur d’ambiguïtés à part entière (Titre II).
Titre I. La pluralité des significations de l’opposabilité
Élucider de façon constructive le sens du concept au fondement de la recherche ne peut consister à répondre à la question : « Qu’est-ce que l’opposabilité des droits et libertés en réalité ? ». Pour rassurante que soit la croyance en un paradis des notions, ce type d’interrogation conduit à des impasses. Postulant une unité qui masque les évolutions sémantiques, il ne permet pas de comprendre de quoi il est précisément question lorsque les acteurs se réfèrent à l’opposabilité. La question qu’il convient de poser est par conséquent la suivante : « Quelles sont les significations attribuées au terme d’opposabilité des droits et libertés dans les discours juridiques qui y font référence ? ». Cette approche repousse la tentation essentialiste qui prêterait à l’opposabilité une signification véritable, voire unique, pour dévoiler la pluralité de ses significations.
Afin de saisir et d’expliquer ces significations tout en retraçant les raisonnements auxquels elles sont associées, il peut être exposé comment l’opposabilité est rapportée, matériellement, à la structure des droits et libertés, ainsi qu’à la garantie des droits et libertés.
Par l’examen des usages effectifs du terme d’opposabilité des droits et libertés dans les discours juridiques, on peut identifier et illustrer une première signification qui rapporte celle-ci à la structure des droits et libertés (Chapitre 1er).
Il existe une vaste littérature produite au sujet de la structure des droits et libertés, leurs propriétés et caractéristiques ayant toujours suscité l’intérêt des auteurs. D’une exploration de celle-ci, il ressort qu’un usage répandu du concept d’opposabilité dans les discours juridiques, essentiellement doctrinaux, se comprend à l’aune d’une approche classique qui consiste à concevoir cette structure en termes de positions subjectives. Le modèle en jeu est tripartite puisqu’il repose sur le rapport entre un titulaire, un objet du droit et un débiteur, autrement dit un obligé (X a un droit à G à l’encontre de Y). La conjonction de ces éléments est réputée conditionner comme ensemble la capacité des droits et libertés à quitter la sphère du simple projet, voire du slogan, en fondant une faculté de les « actionner » pour mettre en mouvement l’appareil étatique au service d’intérêts personnels. C’est cette faculté que désignerait l’opposabilité des droits et libertés.
Mais l’approche déployée s’est également avérée fructueuse en ce qu’elle a rendu possible l’identification et l’étude des démarches et des présupposés qui fondent ces discours. Traditionnellement, une partie des auteurs cherche à travers ces éléments structurels des repères pour penser la réalisation des droits et libertés. Confrontés au laconisme et à l’abstraction des énoncés des Déclarations de droits, ainsi qu’aux écueils inhérents à l’imprécision du droit positif qui tiennent à la texture plus ou moins « ouverte » des énoncés, ils posent la question de l’opportunité de reconnaître aux droits et libertés formulés la qualité de « droits » ou « droits opposables ».
Il convient cependant de souligner que cette approche classique mise en œuvre en doctrine, conduisant parfois à des évaluations diamétralement opposées, n’est pas sans faire naître des interrogations sur le plan méthodologique et présenter des inconvénients dans l’appréhension du droit positif. Axiome prépondérant dans le champ des droits et libertés, le postulat selon lequel certaines prétentions sont plus précises que d’autres est central dans le déploiement des démarches examinées et a par conséquent été interrogé en vue de mieux comprendre la pensée sur la réalisation des droits et libertés. Car la précision et l’imprécision se révèlent être des données qui ne se laissent pas aisément appréhender, encore moins saisir. Si les textes et en particulier les Déclarations de droits ne peuvent pas permettre de conclure à la caractérisation d’une précision absolue, ils ne placent pas non plus l’observateur devant un défaut absolu de précision. Parce qu’elle cherche à saisir et formaliser la qualité que constituerait la précision, la démarche à laquelle le concept d’opposabilité s’est trouvé lié ouvre la porte à une rigidité dans les évaluations qui s’accorde mal avec le pouvoir des autorités que sont le législateur, l’administration et les juges d’exploiter les virtualités juridiques des droits et libertés.
Puis, la démarche toujours d’un examen des emplois du terme d’opposabilité autorise la recherche et l’identification de plusieurs significations relatives cette fois à la garantie des droits et libertés, qui mettent en évidence la forte polysémie qui le caractérise (Chapitre 2nd).
Si le rapport entre le sens de l’opposabilité et le sujet de la garantie des droits et libertés est à l’origine d’évolutions des usages du concept et donc désormais de sa volatilité sémantique, il convient d’exploiter cette connexion de façon à cerner ses différentes significations tout en clarifiant ses relations avec d’autres concepts. Alors que l’analyse du rapprochement opéré au cours du processus d’élaboration du DALO avec l’idée de protection juridictionnelle ne permet pas de dégager un concept univoque d’opposabilité, l’étude de la dialectique entre ce terme et celui de justiciabilité offre une voie fertile pour éclairer réciproquement les concepts.
Sur le plan du droit positif, l’absence de définition fournie par le législateur s’est adjointe au défaut d’accord sur son sens tout au long du processus d’élaboration du « droit au logement opposable ». L’analyse de la loi instituant le DALO fait ressortir que si l’opposabilité peut renvoyer exclusivement à l’existence d’une garantie juridictionnelle, ou bien impliquer par ailleurs ou désigner seulement celle de détermination d’un obligé, le terme a finalement été consacré par la législation sous le sceau de l’ambiguïté : l’usage par la loi DALO peut correspondre à plusieurs contenus de sens, sans permettre d’en isoler un. Il en résulte qu’au vocable, qui ne remplit pas une fonction technique puisqu’il n’a pas vocation à être appliqué par les autorités administratives ni juridictionnelles en cas de prolongement contentieux, ne peut être rigoureusement rapporté un régime juridique.
Sur le plan du langage doctrinal, le renforcement de la connexion entre l’opposabilité et l’idée de protection juridictionnelle qui en résulte néanmoins a pour conséquence un enchevêtrement sémantique entre divers termes qui peut être éclairci à partir de l’interrelation entre l’opposabilité et la justiciabilité. Ces deux concepts partagent en effet une ambiguïté fondamentale qui peut être exploitée pour mieux découvrir leurs sens et présenter les enjeux propres qui leur sont propres : exprimant d’un côté l’idée d’une aptitude d’un énoncé à fonder un contrôle juridictionnel, les deux concepts désignent d’un autre côté celle d’une faculté de mettre en action un mécanisme juridictionnel. La complexité sémantique est accrue dans les deux cas par la distinction entre contentieux de normes (dits objectifs) et de droits (dits subjectifs) et, avec cette dernière hypothèse, selon que l’usage met l’accent sur la seule dimension procédurale, ou bien sur un résultat au travers l’idée d’accès au bien. Toutes ces nuances ne sont pas dépourvues d’implications théoriques ni techniques, dont l’importance tient à ce qu’elles pénètrent les contributions des acteurs juridiques et participent à la détermination et la justification de solutions du droit positif (juges, conclusions de rapporteurs publics, etc.).
En définitive, l’examen systématique des occurrences d’emploi du terme fait émerger sa richesse sémantique. Plus précisément, elle dessine une cartographie conceptuelle reposant sur trois significations principales, qui fondent elles-mêmes encore diverses nuances :
– Une première signification de l’opposabilité renvoie à la structure des droits et libertés – titulaires, objet, obligés –, dont les composantes devraient être déterminées de façon complète et avec une précision suffisante pour qu’ils puissent être mobilisés à l’encontre d’autrui (acception que nous avons synthétisée par la formule « opposabilité-prérogative complète »).
– Selon une seconde conception, d’ordre procédural, l’opposabilité réside dans l’existence de voies de droit juridictionnelles qui permettent de sanctionner le respect du droit, retrouvant ici les termes connexes – justiciabilité, invocabilité, etc. – avec lesquels elle tend à se confondre selon les emplois (« opposabilité-action en justice »).
– Dans une troisième acception, l’opposabilité se trouve associée à une finalité, à un résultat : est opposable le droit ou la liberté dont la mise en œuvre permet au titulaire d’accéder effectivement au bien promis (« opposabilité-accès au bien »)
Titre II. L’enjeu des classifications des droits et libertés
L’entreprise de clarification conceptuelle appelle un approfondissement de l’analyse des usages du concept d’opposabilité par l’étude du lien ténu entre celui-ci et les classifications des droits et libertés, principalement de la dichotomie classique distinguant droits-libertés et droits-créances. Ce concept, arrimé à la construction qui postule une nature particulière des droits et libertés, fonde de façon traditionnelle des rapprochements ou des scissions entre les prétentions. Ainsi, les « droits-libertés » seraient notamment opposables à l’administration ou à une juridiction, par opposition aux « droits-créances » qui seraient quant à eux non opposables. Cependant ces catégories dont l’importance tient à ce qu’elles occupent une place importante dans les raisonnements des acteurs juridiques, participant à guider le régime des droits et libertés, véhiculent de ces objets des représentations concurrentes, parfois équivoques. Une analyse critique des discours juridiques met en exergue que nous sommes loin du consensus qui semblait exister au milieu du siècle passé autour des critères des notions en jeu et des conséquences à y attacher.
En portant en premier lieu l’attention sur les critères associés aux catégories « droits-libertés » et « droits-créances », il est possible de montrer que la pensée sur l’opposabilité des droits et libertés est profondément affectée par leurs évolutions conceptuelles (Chapitre 1er).
En effet, l’étude des conditions de la construction de ces catégories dans la pensée juridique et en droit positif, puis de leurs remises en cause, montre que les critères de leur mobilisation ont connu de notables changements. Il en résulte que la qualification d’un droit ou d’une liberté comme droit-liberté ou droit-créance est susceptible de refléter des représentations éminemment variables de ses propriétés et, conséquemment, des vecteurs adaptés à sa réalisation. Un regard analytique sur l’édifice intellectuel fait ressortir comment celui-ci, bâti à partir d’un critère principal résidant dans le type d’obligation que les droits et libertés ont été réputés générer, a été construit autour des deux représentations du « pouvoir de faire » (droit au respect d’une sphère de liberté de la part des pouvoirs publics, correspondant donc à une obligation dite « négative » d’abstention de leur part) et du « pouvoir d’exiger » (droit à une intervention de l’État en vue de l’obtention d’une prestation sociale publique, correspondant à une obligation dite « positive » d’agir pour la puissance publique).
Cependant les catégories juridiques doctrinales, pas plus que celles du droit positif, ne sont immuables. Or, en dépit de la constance de la démarche scindant les prétentions selon leurs effets, les conceptions classiques qui se projettent derrière les notions de droits-libertés et droits-créances ont été profondément remises en cause par des changements du droit positif qui ont mis à l’épreuve leur cohérence, aussi bien au niveau national qu’international où s’est produit peu à peu un rapprochement des effets déployés par les droits et libertés. Des auteurs contemporains ont dès lors amorcé des changements décisifs pour adapter la construction, en mobilisant des critères de différents types (critères quantitatifs selon que les droits et libertés appellent majoritairement des abstentions ou des interventions du pouvoir ; critères qualitatifs selon qu’ils impliquent d’abord logiquement une abstention ou une intervention). Les représentations des « pouvoir de faire » et « pouvoir d’exiger » deviennent conséquemment des plus incertaines, et, avec elles, le concept d’opposabilité.
Mais le rôle des catégories juridiques dans l’obscurcissement du concept d’opposabilité ne doit pas s’apprécier à l’aune des seuls critères qui fondent la classification. Il doit l’être également au regard des aspects de droit positif sur lesquels elles ont vocation à renseigner. L’examen cette fois de l’office de la dichotomie droits-libertés/droits-créances montre en effet que celui-ci a profondément évolué. Classiquement mobilisée en vue d’apprécier la juridicité des droits et libertés, la dichotomie l’est désormais en vue de déterminer leur portée juridique précise (Chapitre 2nd).
Originellement, les catégories de droits-libertés et droits-créances ont servi à une partie de la doctrine classique à distinguer de façon relativement élémentaire les droits et libertés considérés opposables ou non opposables entre ce qui a été réputé relever du domaine juridique et ce qui ressortirait du champ du politique, voire philosophico-moral. Aussi bien pour la source constitutionnelle que pour celle internationale, elles ont fait office de balises pour la délimitation d’une frontière entre la règle juridique et le programme d’action non contraignant à destination des pouvoirs publics. Toutefois, des évolutions du droit positif affaiblissent les arguments traditionnels avancés en doctrine pour mettre en doute la valeur juridique de certains droits et libertés. Approfondissement du constitutionnalisme et montée en puissance du droit international et européen concourent à provoquer une diversification des modalités de réalisation des droits et libertés, donc une sophistication croissante du droit positif.
Alors que la classification servait à identifier les énoncés réputés lier les personnes publiques, il s’agit désormais de renseigner sur l’étendue de la portée précise de l’ensemble des prétentions ; les notions de droits-libertés et droits-créances sont reliées à différents types et niveaux de garanties, ou d’« opposabilité » juridictionnelle (opposabilité « objective » au législateur et à l’administration pour les droits-créances, pour la défense du seul intérêt général ; opposabilité également « subjective » à l’administration pour les droits-libertés, pour la satisfaction d’intérêts individuels). Par ailleurs, tandis que les catégories n’avaient vocation à renseigner que quant aux conditions du face-à-face entre les individus et l’État, elles sont désormais employées pour apprécier la portée des énoncés dans les rapports entre personnes privées, ou autrement dit leur opposabilité à ce niveau – son étendue (opposabilité-prérogative complète) ou ses modalités (opposabilité-action en justice) -, cela aussi bien concernant les droits-libertés que, de façon beaucoup plus remarquable, les droits-créances. Les catégories sont emportées dans un courant de technicisation du droit positif, une nouvelle complexité rejaillissant sur les instruments eux-mêmes. Plus que jamais arrimé à la dichotomie, le concept d’opposabilité en devient flou.
Seconde Partie. L’opposabilité, concept opératoire limité
L’entreprise de clarification conceptuelle telle qu’elle a été menée dans la première partie de la recherche ouvre la voie à une réflexion sur ses fonctions pour une communauté hétérogène d’acteurs investis dans le champ des droits et libertés. Appréhender son caractère opératoire commande de prendre en considération tant la diversité des acteurs pour qui le concept d’opposabilité peut s’avérer utile que celle des finalités en vue desquelles il peut l’être, aussi bien pour les acteurs du droit que pour la science du droit. La méthode la plus féconde consiste à cette fin à exploiter deux cadres d’analyse fournis par la théorie du droit. Il importe d’adopter une approche pragmatique du langage et des concepts qui, mettant l’accent sur la richesse des fonctions qu’ils satisfont du point de vue de l’action, permet l’appréciation de leur utilité à l’aune du contexte de leur mobilisation. Dans cette optique, le caractère opératoire de l’opposabilité peut être éclairé par la mise au jour de ses utilités pour la réalisation des objectifs des acteurs du droit (Titre I). Il est tout aussi nécessaire de poursuivre avec une approche analytique qui, parce qu’elle postule cette fois la nécessité de former un langage et des concepts rigoureux et dénués d’ambiguïtés dans une optique spécifique de connaissance, requiert leur évaluation à l’aune d’un ensemble de contraintes scientifiques particulières. Dans cette direction, le caractère opératoire de l’opposabilité peut être éprouvé en vue de l’étude du droit en vigueur par la science juridique (Titre II).
Titre I. Le cadre pragmatique
Dès lors que l’on admet que, au-delà des hésitations et variations du vocabulaire juridique, c’est « l’étude de [leurs] causes – rapports de force entre acteurs juridiques, contextes historique et politique, culture juridique, etc. – qui importe pour saisir le fonctionnement de la machine du droit » 6, le premier cadre d’analyse pour restituer l’utilité du concept d’opposabilité doit répondre à la nécessité de le penser « à l’œuvre » selon la formule de Wittgenstein. Le contexte de son emploi gagne en l’occurrence à être considéré au travers deux dimensions, qui correspondent à deux fonctions principales du concept.
Si l’on peut juger comme l’enseigne de façon classique les théoriciens du langage de l’utilité d’un concept au regard de son apport pour la communication, il apparaît que le concept d’opposabilité joue un rôle central pour l’appréhension de plusieurs mutations que la matière des droits et libertés connaît actuellement (Chapitre 1er).
En premier lieu, l’importance du concept se mesure au regard des mutations du statut des prétentions des individus. Il fait l’objet en effet d’usages croissants qui s’analysent comme le fruit d’une nécessité ressentie d’adapter le langage afin d’exprimer des lacunes du droit et ses évolutions. L’opposabilité est progressivement devenue le miroir du problème désormais majeur de l’effectivité des droits et libertés, et spécialement des droits sociaux. « Affirmer un droit, relevait J. Rivero, c’est reconnaître à celui auquel on le confère un pouvoir qui lui était jusque-là refusé ou contesté, et qu’il pourra désormais opposer à d’autres » 7. Le propos ne peut que susciter des réserves aujourd’hui. Le droit français se singularise par la reconnaissance d’un vaste éventail de prétentions, mais les limites des initiatives publiques en vue de leur concrétisation répandent le doute sur leur caractère opérationnel pour ceux à qui ils sont attribués. Lorsque le législateur réaffirme des droits déjà attribués, déclare la nécessité de garantir l’« accès aux droits » puis qualifie l’un d’entre eux d’« opposable », il bouleverse les frontières entre ce qui est reconnu et protégé. Reconnaissance formelle et protection effective constituent alors deux pôles en tension, dont l’opposabilité sert à rendre compte. Autrement dit, la notion se présente comme le révélateur du déficit de « force juridique » de droits pourtant solennellement proclamés.
Si l’opposabilité s’est s’avérée avantageuse pour exprimer les difficultés d’une réalisation des droits, son succès tient en outre à ce qu’elle s’est trouvée ancrée au cœur d’une pensée sur le rôle de l’État et d’une reconfiguration du pouvoir entre ses institutions. Les effets limités des politiques sociales menées sur les situations des individus sont à l’origine d’une protection contre la loi, non plus seulement en tant qu’elle peut être liberticide, ce qui était acquis avec les progrès du constitutionnalisme, mais contre ses lacunes. Les prétoires deviennent dans ce contexte une alternative pour renforcer l’efficacité de l’action publique et la réalisation des droits sociaux par l’appel à un interventionnisme à la fois accru et orienté de l’État. Appelée à rendre compte de ces évolutions, l’opposabilité dans son acception qui la lie à l’action en justice s’est trouvée attachée à un nouveau paradigme de réalisation des droits qui réside dans l’approfondissement de l’État de droit dans le domaine du « social ».
Alors que la figure de l’opposabilité a pu cristalliser dans le contexte du XXIe siècle les enjeux d’une réalisation des droits et libertés, elle a été également associée à des rapports de pouvoirs à travers des discours concourant de concert à la transformation du droit positif. Notre analyse montre que l’opposabilité s’inscrit dans un schéma d’influences variables entre des forces agissantes qui poursuivent des finalités diverses (Chapitre 2nd).
La visibilité nouvelle du concept d’opposabilité des droits et libertés dans le débat politico-médiatique, puis juridique, est avant tout le fruit de relations nouées entre des organisations de la société civile et les autorités publiques. Le concept, via l’expression phare de « droit opposable », véhicule des connotations axiologiques et des images symboliques que les acteurs peuvent mettre à profit. D’un côté, les acteurs associatifs en exploitent la force évocatrice en s’emparant du mot comme une « arme » pour imposer des solutions définies à des pouvoirs publics plus que jamais sous leur influence. D’un autre côté, les autorités étatiques elles-mêmes trouvent avantage à se montrer ouvertes à la réception d’un référentiel à la fois évocateur et flexible pour tirer avantage cette fois de sa force légitimante. L’incapacité de l’État à solutionner l’enjeu du déficit d’accès d’individus aux biens que représentent le logement, le travail, la santé, la sécurité matérielle, accuse la légitimité du pouvoir tel qu’il s’exerce. La quête d’une relégitimation incite les responsables politiques à exploiter le langage des droits et libertés pour promouvoir certaines mesures, non sans opérer une troublante escalade rhétorique (« droit », « droit fondamental », « droit opposable », etc.). Ils se « nourrissent » ainsi des revendications sociales pour affirmer une capacité́ d’ouverture aux aspirations citoyennes, en adaptant la législation aux représentations sociales de ces objets (par l’association au qualificatif « droit » dans la loi de procédures pour en imposer le respect), avec une efficacité pourtant discutable. L’opposabilité accompagne alors et légitime le rôle de l’État.
Le rôle de la doctrine juridique doit être mis en valeur à travers le même prisme stratégique, en ce que les productions des auteurs peuvent par les analyses et interprétations proposées contribuer à la construction des représentations qui orientent les actions des autorités publiques. L’intérêt de la mobilisation du terme d’opposabilité réside en particulier dans son attachement à une pensée novatrice sur la sanction des obligations « positives » d’agir à la charge de l’État, alors que cette question a été longtemps occultée. Par des réflexions qui témoignent d’une confiance nouvelle en la figure du juge, des juristes conçoivent désormais une protection des droits non plus seulement par la loi, mais aussi contre ses carences et son inefficacité. Oscillant entre critique du droit en vigueur, justification de ses évolutions, et participation à la réflexion sur les moyens de renforcer les procédures de garantie des droits sociaux, les analyses doctrinales jouent alors un rôle de moteur dans la réalisation des droits et libertés.
Titre II. Le cadre analytique
Si le concept d’opposabilité des droits et libertés s’est avéré opératoire pour divers acteurs du droit dans un contexte particulier, il est également nécessaire d’éprouver sa valeur instrumentale pour la science juridique. L’examen de son utilité implique d’interroger son caractère fonctionnel pour le juriste qui entend se placer en « position d’extériorité́ » par rapport aux processus de création du droit, en évaluant le concept à l’aune d’exigences particulières de rigueur dérivées d’un idéal scientifique. Le caractère opératoire de l’opposabilité est dans cette optique incertain, et l’opposabilité des droits et libertés pourrait sembler vouée du point de vue du chercheur à accéder, comme en droit privé, au « panthéon [de celles] qui ne [lui] donneront jamais le sentiment d’avoir atteint son but » 8. La question qui se pose alors au sujet du concept d’opposabilité des droits et libertés est celle qui conditionne de façon générale l’opportunité de recourir à de nouveaux instruments : « est-il utile d’encombrer la science du droit d’une nouvelle figure juridique ? » 9. Envisagée sous cet angle, l’utilité d’un concept ne saurait s’imposer. Elle doit être testée à l’aune de différentes exigences de rigueur (cohérence des composantes du concept, pertinence pour une analyse claire, précise et féconde du droit positif, économie conceptuelle). En ce sens, notre recherche relativise l’intérêt du concept d’opposabilité pour le langage de la science du droit à plusieurs titres.
L’utilité d’un concept peut en premier lieu s’apprécier à l’aune d’une exigence de cohérence, dont le respect doit être vérifié au regard du découpage du monde qu’il permet d’opérer. Le concept de droit (right), ayant vocation à accompagner le mot opposabilité pour former l’unité conceptuelle de « droit opposable », doit à cet égard retenir notre attention (Chapitre 1er).
En effet, si l’opposabilité est une propriété du droit subjectif, autrement dit l’une de ses caractéristiques intrinsèques, l’expression « droit opposable » est tautologique et s’avère superflue pour le langage de la science du droit. Confronter à diverses théories classiques du droit subjectif en droit privé (celles du pandectiste Carl von Savigny, de Rudolph von Jhering et de Jean Dabin), ainsi que d’autres forgées du point de vue du droit public (dont, surtout, celle proposée par Georg Jellinek), et en théorie du droit (Hans Kelsen, Alf Ross, Luigi Ferrajoli) permet de mettre en lumière les limites de l’utilité du concept d’opposabilité 10. En fonction des découpages conceptuels opérés pour définir le droit subjectif, des espaces peuvent être libérés afin d’attribuer une place spécifique à un concept d’opposabilité des droits. Toutefois, il n’est guère contestable que le concept de « droit opposable » tel qu’il est utilisé en France se révèle redondant au regard de la majorité des représentations de la notion de droit subjectif, notamment des plus courantes. Opposabilité et droit constitueraient alors au travers l’expression « droit opposable » un couple pléonastique.
En second lieu, le caractère opératoire d’un concept doit être mis à l’épreuve au regard d’une double exigence de pertinence et d’économie conceptuelle. Il s’agit cette fois de contrôler que l’instrument fonde pour le juriste une capacité à expliquer les phénomènes du droit positif en alimentant de façon fructueuse la connaissance, lorsque d’autres instruments ne sont pas déjà disponibles. Afin de mettre à l’épreuve le caractère opératoire du concept d’opposabilité des droits et libertés pour le langage de la science du droit, la réflexion peut être menée dans deux perspectives différentes. Les orientations retenues conduisent à relativiser son utilité en montrant qu’une étude éclairante du droit positif ne suppose pas de façon nécessaire un raffinement de l’appareil conceptuel à partir duquel le juriste opère (Chapitre 2nd).
En ce qui concerne l’analyse des conditions de la réalisation des droits et libertés d’abord, on peut mettre en doute l’opportunité de mobiliser le concept d’opposabilité-accès au bien, en raison d’une pertinence discutable. L’utilisation de l’opposabilité se heurte à une pluralité de difficultés (i.e. la dimension en réalité composite des droits et libertés, la contingence de leur réalisation, mais aussi des considérations morales, philosophiques et politiques qui peuvent intervenir dans les appréciations et rendre incertaine la détermination de l’accès effectif au bien). Sa fausse simplicité tient en particulier à ce que les caractéristiques des biens que les textes désignent comme l’objet des droits et libertés (un logement décent, une expression libre, un environnement sain et équilibré, etc.) ne vont pas de soi : elles sont sujettes à des controverses inévitables dans le débat démocratique. Elles induisent un conflit d’interprétations qui laisse libre cours à des appréciations subjectives, car dépendantes de conceptions plus ou moins exigeantes de droits et libertés. Loin d’apporter à la connaissance, la mobilisation du concept accroît dès lors les incertitudes en raison du manque d’objectivité du critère.
Poser, dans un second temps, la question de l’opportunité d’un enrichissement conceptuel du cadre d’analyse par le recours au concept d’opposabilité (plus précisément, cette fois, à ceux d’opposabilité-prérogative complète et opposabilité-action en justice) permet de défendre que les droits et libertés gagnent à être appréhendés comme complexes normatifs à partir d’un outillage conceptuel restreint. Un appui plus précisément sur les travaux du juriste américain Hohfeld permet de faire la preuve qu’une analyse incisive et éclairante de la structure des droits et libertés est possible à partir d’une grille de lecture irréductible composée des concepts juridiques les plus basiques (en particulier l’obligation et l’habilitation). Une simplicité conceptuelle maniable, reposant sur un petit nombre d’instruments rigoureusement définis, autorise en effet une lecture rigoureuse pour distinguer les normes selon leur nature (prescriptive ou habilitante) et leur contenu précis, qui rend possible une analyse scientifiquement et juridiquement critique. En ce sens, le principe d’économie conceptuelle invite à privilégier, dans un souci de simplification du schème conceptuel à partir duquel on opère, un socle réduit, mais affermi d’instruments pour confronter les phénomènes juridiques dans l’étendue de leur complexité. L’application pratique de la grille de lecture élaborée à divers aspects du droit positif montre qu’elle permet concrètement de se départir du flou et des axiologies du droit positif au profit d’une approche qui valorise la perception des droits et libertés en tant que constructions artificielles complexes. Elle invalide ainsi la croyance selon laquelle une étude fine du droit positif passe nécessairement par le recours à de nouveaux instruments.
Conclusion générale
Abordant l’opposabilité des droits et libertés non comme un territoire conquis, mais en tant que lieu à explorer, la recherche opère en définitive la clarification du concept au terme d’un cheminement qui veille à l’appréhender selon des approches complémentaires. Attractif, mais fuyant, le concept peut être compris au travers le dévoilement des tensions sémantiques qui l’affectent, et de la variété des actions auxquelles il donne lieu. Sur le plan conceptuel, trois dimensions – structurelle, procédurale, téléologique – qui se distinguent du concept classique en droit privé, axé sur l’idée d’un devoir général de respect des droits des « tiers », s’articulent autour de l’idée d’une capacité du sujet à faire valoir ses droits et libertés, faisant à la fois le charme et la complexité de cette figure juridique. Sur le plan fonctionnel, l’opposabilité se révèle l’objet de stratégies variées, au cœur de rapports d’influence et de jeux de pouvoir destinés à la transformation du droit positif. Mais, avérée pour les acteurs du droit, l’utilité de l’opposabilité est hypothétique pour le langage de la science du droit et peut être relativisée à ce niveau. Ainsi la recherche met-elle l’accent sur la tension qui atteint le langage des droits et libertés et les concepts qu’il véhicule, à la fois instruments de persuasion pour les acteurs du droit et instruments de connaissance du point de vue de la science juridique, pour défendre que le travail de clarification conceptuelle est la condition même de l’autonomie du chercheur vis-à-vis de son objet d’étude, pour le décrire et l’expliquer.
À son niveau le plus général, la recherche illustre la fécondité d’un travail sur le langage et les concepts juridiques, pour accompagner les mutations du droit positif et mieux penser les conditions de leur étude par la science du droit. Elle contribue à mettre en relief que les concepts ne sont pas des entités préconstituées et figées, pas plus qu’ils ne sont épurés. Ils sont « travaillés » par une communauté hétérogène d’acteurs et leur sens comme leur fonction dépendent résolument des finalités que s’assignent ceux qui les sollicitent, qu’il s’agisse de transformer la réalité juridique ou bien de l’appréhender selon une approche qui se veut scientifique. Au travers du concept d’opposabilité des droits et libertés, la recherche contribue ainsi à expliquer que le langage comme les concepts sont des instruments, et ce n’est qu’à cette aune qu’ils livrent leurs mystères.
Notes:
- Loi n° 2007-290 du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale, JORF n°55 du 6 mars 2007, p. 4190. ↩
- F. ROUVILLOIS, Libertés fondamentales, Paris, Flammarion, coll. « Champs. Université », 2012, pp. 364-367. ↩
- CONSEIL D’ÉTAT, Droit au logement, droit du logement, Rapport public n° 60. Droit au logement, droit du logement, Paris, La Documentation Française, coll. « Études et documents, Conseil d’État », 2009, p. 312. ↩
- Voir notamment G. CORNU, Vocabulaire juridique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 7ème éd., 2005, p. 625. ↩
- Il ne s’agit cependant pas de nier de façon générale l’apport potentiel du concept classique dans le champ des droits et libertés. Celui-ci pourrait potentiellement fonder de fécondes recherches pour l’étude de leur protection en matière contractuelle, sous réserve de procéder à une clarification de sa signification. ↩
- G. TUSSEAU, « Critique d’une métanotion fonctionnelle. La notion (trop) fonctionnelle de “notion fonctionnelle” », RFDA, 2009, p. 648. ↩
- J. RIVERO, « Sécurité sociale et droits de l’homme », RFAS, 1985, p. 37 (mis en italiques par nous). ↩
- G. VIRASSAMY, « La connaissance et l’opposabilité » (Rapport français), in M. Fontaine, J. Ghestin (dir.), Les effets du contrat à l’égard des tiers : comparaisons franco-belges, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », 1992, p. 132. ↩
- Établissant cette interrogation à propos du concept d’« acte complexe », G. DE BÉZIN, « Exposé des théories allemandes sur l’acte complexe », Recueil de législation de Toulouse, 2de série, t. 1, 1905, p. 330. ↩
- Ces théories ont été choisies en raison de l’utilisation fréquente des définitions qu’elles promeuvent dans le domaine des droits et libertés. ↩