L’autorité de la chose interprétée des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
Thèse soutenue le 9 novembre 2017 à l’Université de Strasbourg, ED101, I.R.C.M., devant un jury composé de Joël Andriantsimbazovina (président et rapporteur), Linos-Alexander Sicilianos (rapporteur), Constance Grewe (directrice), Dominique D’Ambra (codirectrice) et Paul Martens. Le jury a décerné à cette thèse la mention exceptionnelle au niveau scientifique, à la qualité du document écrit, à la qualité de la présentation orale et à la maîtrise dans la discussion et autorisation de publication en l’état.
Argentoratum locutum, iudicium finitum- Strasbourg s’est prononcé, la messe est dite 1. La décision prise est-elle pour autant aussi évidente et irrévocable qu’il n’y paraît ? Si l’État condamné par la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « Cour » ou « CourEDH ») doit entreprendre toutes les mesures nécessaires pour résoudre le problème qui est à l’origine de sa condamnation afin de se conformer à ce qui a été jugé, quelle est la trajectoire des arrêts de la Cour au-delà de la sphère des parties au litige ? Est-il possible d’affirmer sans la moindre équivoque que les autorités nationales des autres États parties à la Convention européenne des droits de l’Homme (ci-après « Convention ») doivent, elles aussi, tenir dûment compte des arrêts rendus par la Cour bien qu’ils constituent à leur égard une res inter alios acta ? Pour le dire autrement, est-ce que les États B, C et D n’ayant pas participé au procès européen sont tenus par la décision de la Cour lorsqu’elle est rendue à l’encontre de l’État A ? À supposer que l’on arrive à répondre par l’affirmative à cette question, la volonté de tenir compte de la jurisprudence de la Cour traduit-elle forcément l’existence d’une obligation juridique qui s’appuie sur le droit positif (le texte de la Convention et/ou les droits nationaux), ou s’agit-il d’un simple fait juridique qui relève des bonnes pratiques ?
L’autorité de la chose interprétée (res interpretata) des arrêts de la CourEDH est une notion des plus énigmatiques du vocabulaire juridique contemporain. Elle peut fasciner l’imaginaire des juristes autant qu’elle peut les terroriser de par sa texture ouverte. Ce travail vise donc à démontrer les assises solides de ce concept, qui peut fournir des réponses précises à des questions délicates et complexes liées au rôle créateur de la Cour, au caractère propre de sa jurisprudence et aux interactions qu’elle développe avec les autres acteurs juridictionnels intervenant dans le système européen de protection des droits de l’homme.
Pour ce faire, nous avons inscrit le travail dans une perspective bidimensionnelle : l’analyse synthétique de la jurisprudence de la CourEDH et l’analyse comparative de la pratique des juridictions nationales. Ce choix nous a aussi obligé à délimiter la recherche à huit États – l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Suisse et la Fédération de la Russie.
Partant donc de l’hypothèse que les interprétations authentiques énoncées par la CourEDH s’incorporent au texte conventionnel, produisent de facto des effets à l’égard de la communauté des États contractants, et s’imposent aux juridictions nationales qui doivent non seulement réceptionner la jurisprudence européenne mais aussi agir de manière conforme avec ce qui a été précédemment énoncé par la Cour, notre plan se fonde sur deux axes: le premier porte sur l’identification de l’autorité de la chose interprétée (Partie I), et le second sur la mise en œuvre de l’autorité de la chose interprétée (Partie II).
Partie I – L’identification de l’autorité de la chose interprétée
L’analyse se centre, dans un premier temps, sur l’identification des sources de validité de l’autorité de la chose interprétée (Titre 1 de la Partie 1). Celle-ci ne peut pas trouver un appui solide sur l’article 46, alinéa 1er de la Convention qui est libellé de manière très ferme en excluant de plano une extension de la force obligatoire des arrêts de la Cour en dehors de leur champ d’action naturel. Or, la res interpretata trouve son fondement sur les articles 1, 19, et 32 de la Convention, qui constituent des manifestations tangibles de la fusion des volontés des États contractants dans une volonté commune et unique non seulement de mettre en place un contrôle juridictionnel centralisé mais aussi de confier ce pouvoir qui leur appartient à une juridiction qui fonctionne de manière permanente. Par conséquent, la force obligatoire que revêt par hypothèse la décision rendue par la Cour n’est pas seulement attachée à l’espèce. Elle est étendue plus largement à la norme énoncée dans la mesure où la Cour est expressément investie du pouvoir d’énoncer des interprétations authentiques qui font corps à la Convention.
Ce privilège de la Cour pour livrer l’interprétation authentique ne constitue pas une exception au principe de l’égalité des interprétations des États lorsqu’il s’agit de clarifier les obligations qu’emporte leur participation à un traité international, mais une de ses conséquences. Il est le corollaire de la soumission volontaire des États contractants à un système collectif de protection des droits de l’homme qui prévoit des obligations intégrales et à caractère objectif. Ainsi, la Cour a le pouvoir de déterminer non seulement le sens des droits qui sont inscrits dans la Convention, mais aussi la portée des obligations des États. Elle peut rendre des solutions abstraites, générales et prioritaires sur des questions de droit qui sont, une fois proprement diffusées, opposables à l’ensemble de la communauté des États contractants conformément au principe d’effet utile.
L’analyse porte, dans un deuxième temps, sur le double contenu de l’autorité de la chose interprétée (Titre 2 de la Partie 1). Plus précisément, la res interpretata décrit deux représentations différentes : l’autorité jurisprudentielle et l’autorité interprétative des arrêts de la Cour. La première vise à décrire le corps des solutions abstraites et générales fournies par la Cour à une question précise, alors que la seconde vise à décrire le poids juridique des éléments interprétatifs contenus dans la partie prescriptive de la motivation mobilisée par la Cour. Ces deux aspects de l’autorité de la chose interprétée entretiennent des liens étroits en témoignant du caractère propre de la jurisprudence européenne. Celle-ci se place à mi-chemin entre le système de précédent obligatoire (stare decisis) tel qu’il existe dans les pays de la common law et l’autorité persuasive de la jurisprudence européenne telle qu’elle existe dans les pays de tradition romano-germanique. À cet égard, la jurisprudence de la Cour se construit non seulement par une accumulation de décisions passées définitivement en force de chose jugée mais aussi par superposition car un seul arrêt de principe suffit pour créer des obligations à l’égard de la communauté des États contractants. Tel est d’ailleurs le cas des arrêts rendus par la Grande chambre. Le propre donc de la démarche interprétative de la CourEDH est que la répétition de la règle jurisprudentielle constitue un élément qui garantit sa pérennité mais pas une condition de son existence.
Cette double inscription de l’autorité de la chose interprétée dans une perspective à la fois macro-juridictionnelle (pour y viser l’autorité jurisprudentielle) et micro-juridictionnelle (pour y viser l’autorité interprétative) n’est pas un handicap susceptible de fragiliser sa rigueur. Au contraire, elle atteste que dans le système européen de protection des droits de l’homme les frontières entre les fonctions juridictionnelle et jurisprudentielle ne sont pas si bornées qu’elles y paraissent. En dépit du fait qu’il est toujours possible de distinguer facilement ce qui est strictement juridictionnel de ce qui est largement jurisprudentiel, les deux concepts se trouvent dans une interdépendance matérielle et permettent à la Cour de mener à bien la mission qui lui a été assignée, à savoir harmoniser progressivement des systèmes nationaux dans le domaine des droits de l’homme. La pratique judiciaire de la Cour semble confirmer ces rapports circulaires entre l’autorité interprétative et l’autorité jurisprudentielle car elle s’appuie systématiquement sur ses propres précédents pour trouver des solutions susceptibles de l’orienter dans le traitement des nouvelles espèces. Ainsi, elle favorise la continuité plutôt que la discontinuité en privilégiant la concordance à la discordance. Dans la même optique, l’adoption d’un style narratif de rédaction de ses arrêts en empruntant certaines techniques propres à la common law, telles que la distinction entre la ratio decidendi et les obiter dicta et les techniques de distinguishing et d’autoréférence, en sus du fait qu’il lui permet de faire preuve de pédagogie, est susceptible de créer un réflexe au sein de la communauté des États contractants pour suivre les enseignements de sa jurisprudence en procédant, si nécessaire, à une reconstruction des différentes étapes de son argumentaire à l’occasion du traitement d’une situation similaire ou analogue en droit interne.
Partie II – La mise en œuvre de l’autorité de la chose interprétée
Alors que l’objectif de la première partie de cette étude est de composer les différents morceaux permettant d’identifier la res interpretata, la seconde partie s’inscrit dans une perspective différente : celle d’analyser les effets que ce concept produit en droit positif pour comprendre en quoi la res interpretata mérite sa place dans le vocabulaire juridique en matière de protection des droits de l’homme. Ainsi, il convient d’analyser deux éléments différents : la force normative de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et son effectivité en droit interne en examinant la manière dont le concept d’autorité de la chose interprétée est véhiculé dans les différents systèmes nationaux.
Plus précisément, l’analyse sur la force normative de la jurisprudence européenne vise à démontrer la place de plus en plus importante qu’elle occupe en tant que source du droit interne (Titre 1 de la Partie 2). Cela est plus apparent dans les pays de tradition romano-germanique qui restent toujours réservés pour reconnaître expressément la jurisprudence comme source de droit. En effet, la jurisprudence européenne crée une obligation de comportement à l’égard de l’ensemble des États contractants au système européen de protection des droits de l’homme dans la mesure où ceux-ci doivent agir en bon père de famille pour redresser les défaillances nationales sans attendre l’intervention de la Cour de Strasbourg. Cela étant, l’adaptation du droit interne à la jurisprudence européenne constitue la seule manière d’éviter une future condamnation par la Cour EDH. Elle a donc une « force référentielle obligatoire », selon l’expression de J.-P. Costa 2, qui s’impose à l’ensemble des organes de l’État sur la base de l’autoritas de la Cour pour livrer l’interprétation authentique de la Convention. Complètement dissociée de l’obligation qui concerne l’État défendeur au titre de l’article 46 de la Convention qui doit entreprendre toutes les mesures nécessaires pour opérer la restitutio in integrum, l’obligation de tenir compte de la jurisprudence européenne est variable. Elle n’obéit pas à un schéma statique (obligatoire ou non- obligatoire) à l’instar de l’autorité de la chose jugée, mais à un schéma dynamique selon lequel la force normative peut exister à différents degrés. Ainsi, des éléments précis tels que la marge d’appréciation, la qualité du discours juridique de la Cour et le processus décisionnel qui ont mené à la solution retenue, sont susceptibles d’influer sur le rayonnement de la jurisprudence de la CourEDH au sein de la communauté des États contractants. En sus de cette variabilité, la jurisprudence européenne est aussi flexible, la Cour disposant du pouvoir souverain de faire évoluer le contenu des dispositions de la Convention pour l’adapter aux évolutions sociétales.
Or en dépit de son « obligatoriété », la jurisprudence européenne n’est pas forcément effective en droit interne (Titre 2 de la Partie 2). L’effectivité échappe en partie à la maîtrise de la Cour de Strasbourg, et est intrinsèquement liée à deux facteurs : l’ouverture des juridictions nationales à la jurisprudence européenne et le développement d’un partenariat inter-juridictionnel.
Plus précisément, l’analyse de la diversité des approches adoptées par les juridictions nationales vis-à-vis des solutions fournies par la Cour à des questions de droit démontre que l’adhésion des juridictions nationales au concept d’autorité de la chose interprétée (‘res interpretata’), et par conséquent, la reconnaissance de l’effet erga omnes de la jurisprudence européenne n’a pas obéi à un schéma préconstruit à l’exception du Royaume-Uni. Elle fut l’issue d’une longue période de familiarisation avec le travail de la Cour de Strasbourg et d’une prise de conscience du fait que les juridictions nationales n’ont pas d’intérêt à refuser de retranscrire ses enseignements en droit interne. Ainsi, l’adhésion au concept res interpretata a été le fruit de la volonté – parfois forcée par les circonstances – des juridictions nationales de faire respecter la Convention pour éviter une future condamnation devant la Cour de Strasbourg (c’est le cas notamment du Conseil d’État français) ou d’un antagonisme interne (c’est le cas des juridictions belges). Celle-ci ne touchait au départ qu’un cercle réduit de protagonistes (en particulier, le Hoge Raad néerlandais, la Cour de cassation belge et le Tribunal fédéral suisse) qui a été progressivement élargi par l’implication d’un nombre beaucoup plus important d’acteurs, en tête desquels se trouvent les juridictions suprêmes (v. les arrêts de la Cour de cassation française rendus en 2011 sur la garde à vue).
Les juridictions constitutionnelles n’ont pas échappé à cette évolution. Leur implication dans le jeu conventionnel a constitué un choix stratégique, et cela à deux égards : Tout d’abord, la lecture de la Constitution à la lumière de la Convention leur a permis de renforcer leur emprise en droit interne en développant simultanément les droits et les garanties inscrits dans les Constitutions. Ensuite, l’implication des juridictions constitutionnelles dans la protection conventionnelle, même si elle n’est que sporadique, leur a permis de poser certaines limites quant à la réception de la jurisprudence européenne en droit interne (v. entre autres, les réserves interprétatives posées par la Cour constitutionnelle allemande, la théorie du frein constitutionnel élaborée par la Cour constitutionnelle russe et l’encadrement du travail des juridictions ordinaires opéré par la Cour constitutionnelle italienne).
L’analyse montre donc que la prise en compte de la jurisprudence de la Cour par les juridictions nationales ne conduit pas forcément à un alignement complet des pratiques nationales avec la jurisprudence de la Cour. En ayant pleine conscience que l’effectivité des arrêts de la CourEDH en droit interne dépend de l’intensité du contrôle qu’elles exercent dans le cadre de leurs fonctions, certaines juridictions semblent s’en servir de la jurisprudence européenne de manière sélective pour en tirer bénéfice. À cet égard, elles peuvent, le cas échéant, refuser de s’aligner à la solution strasbourgeoise. Or, dans ces cas de figure, ce que les juges contestent est la règle de droit précise élaborée par la Cour lors du traitement d’une série d’affaires, plutôt que son rôle créateur en général. Ainsi, elles manifestent non seulement une connaissance approfondie du phénomène jurisprudentiel en général, mais aussi, une acceptation, sans doute implicite, d’un minimum de normativité de la jurisprudence de la Cour.
En revanche, l’effectivité de la jurisprudence européenne en droit interne ne s’appuie pas uniquement sur l’ouverture des juridictions nationales à celle-ci. Elle constitue – et c’est un autre apport de cette étude – une responsabilité partagée entre les différents interprètes de la Convention. Celle-ci se fonde sur une répartition assez nette des attributions entre les interprètes de la Convention sur la base du principe de subsidiarité. Sur ce point, un partenariat inter-juridictionnel entre les juridictions nationales et la Cour EDH se développe progressivement non seulement par le biais de l’interprétation par effet de miroir mais aussi par le biais des échanges jurisprudentiels via un dialogue des juges.
La thèse démontre toutefois que ce phénomène de dialogue des juges, à dénomination récente, peut constituer non seulement un moyen de rapprochement mais aussi un moyen de confrontation entre les interprètes de la Convention. Il peut ainsi, à titre exceptionnel, constituer un moyen pour négocier l’autorité des arrêts de la Cour. Ainsi, le dialogue des juges n’est pas susceptible de résoudre tous les conflits entre les interprètes de la Convention. À cet égard, les nouvelles tendances iconoclastes qui se dessinent progressivement dans certains États examinés comme la Russie, l’Italie et le Royaume-Uni ne favorisent pas forcément le développement du partenariat inter-juridictionnel entre les différents interprètes de la Convention. La mise en place de mécanismes plus ou moins formels visant à amoindrir les effets de tout constat de violation opéré par la Cour en réduisant à néant l’effectivité de la jurisprudence de la Cour en droit interne est fort regrettable compte tenu des avancées qui ont été accomplies dans d’autres États comme l’Allemagne, la Belgique, la France, les Pays-Bas et la Suisse.
En définitive, l’étude sur l’autorité de la chose interprétée met en évidence l’évolution tant quantitative que qualitative des relations entre les juridictions nationales et la Cour. Le long processus de responsabilisation des juges nationaux vers une prise de conscience de l’obligation qu’ils ont à défendre la lettre et l’esprit de la Convention semble avoir porté ses fruits. L’adhésion des juridictions nationales au concept d’autorité de la chose interprétée (‘res interpretata’) et leurs prises de position sur les interprétations authentiques énoncées par la Cour, que ce soit pour canaliser les effets jurisprudentiels de la jurisprudence de la Cour, ou pour entamer un dialogue plus ou moins sincère avec leur homologue européen, sont la preuve irréfutable de l’existence d’un véritable progrès vers la réalisation d’une union plus étroite. Ceci passe inévitablement par des concessions mutuelles, des compromis plus ou moins honorables et, parfois, d’une renégociation de l’autorité de certains arrêts de la Cour.
Notes:
- Secretary of State for the Home Department v. AF (n° 3) [2009] UKHL 28 du 10 juin 2009, paragraphe. 98 (per Lord Rodger of Easrlsferry). ↩
- J.-P. Costa, « La normativité des arrêts rendus par la Cour EDH », in C. Thibierge et alii (dir.), La force normative. Naissance d’un concept, Bruylant, LGDJ, pp. 29-32, spéc. p. 31. ↩