Le droit à l’instruction dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme
Thèse soutenue le 1er décembre 2014 devant un jury composé de : Monsieur le Président Jean-Paul COSTA (Président), Monsieur le professeur Gérard GONZALEZ (rapporteur), Monsieur le professeur Jean-Pierre MARGUENAUD (rapporteur), Monsieur le professeur Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN, Monsieur le professeur David SZYMCZAK (directeur de thèse). Mention très honorable avec les félicitations du jury.
L’idéal d’une société nouvelle insufflé par la Révolution française a mis en avant l’importance d’une garantie concrète et effective des droits et libertés fondamentaux de la personne humaine. La reconnaissance universelle des libertés d’expression, de conscience, ou d’opinion fut une étape décisive dans la construction d’une société démocratique. Cependant, cette reconnaissance aurait été vaine si la formation intellectuelle de l’individu n’était pas elle-même garantie. Condorcet soulignait à cet égard que l’absence d’une instruction de qualité conduit à un « degré d’ignorance où l’homme, jouet du charlatan qui voudra le séduire […] est obligé de se livrer en aveugle à des guides qu’il ne peut ni juger ni choisir » 1. En conséquence, « à quoi bon donner la liberté civile ou politique à des hommes et à des femmes qui demeureraient prisonniers de l’ignorance, du fanatisme, de la superstition » ? 2
Malgré cette importance, l’inscription du droit à l’instruction dans le texte de la Convention n’a pas été facile. En effet, « les débats auxquels l’élaboration du droit à l’instruction ont donné lieu ont été extraordinairement longs, complexes et engagés » 3. Les travaux préparatoires précédant sa rédaction en montrent les raisons 4. Si les représentants des différents Etats Parties se sont rapidement accordés sur la nécessité de consacrer le droit de toute personne à avoir accès à l’instruction – seule la formulation à retenir faisant l’objet de discussions – le cœur des difficultés se situait sur la garantie offerte aux parents d’éduquer leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses ou philosophiques.
Ces difficultés, combinées à la nécessité d’adopter rapidement un texte de référence garantissant les droits et libertés fondamentaux en Europe, ont obligé les rédacteurs de la Convention a différé la consécration du droit à l’instruction. Celle-ci n’interviendra que le 20 mars 1952, dans le premier protocole additionnel à la Convention. Son article 2 dispose que « nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques ».
En garantissant le droit à l’instruction et non le droit à l’éducation, la Convention européenne des droits de l’Homme fait preuve d’originalité. La notion d’instruction permet toutefois de prendre en compte tous les éléments nécessaires à la formation intellectuelle de l’individu : l’éducation et l’enseignement. Elle garantit à la fois l’« action de former l’esprit, la personnalité de quelqu’un par une somme de connaissances liées à l’expérience, à la vie, aux évènements » 5 ; mais également l’« action de communiquer un ensemble de connaissances théoriques ou pratiques liées à l’enseignement » 6. Ces deux aspects sont protégés par l’article 2 du Protocole additionnel et correspondent à deux droits : d’un côté le droit de chacun à l’instruction, et de l’autre le respect par les autorités étatiques, dans l’exercice de leurs fonctions, des convictions religieuses et philosophiques des parents.
Afin de s’assurer de l’effectivité du droit à l’instruction, l’étude se propose d’analyser le travail d’interprétation de la Cour européenne des droits de l’Homme pour fixer un standard de protection imposé aux Etats pour respecter leurs obligations conventionnelles. Cet axe se justifie pour deux raisons intimement liées.
En premier lieu, en raison de l’importance du processus éducatif dans la construction du citoyen, le contenu et les méthodes de transmission du savoir sont trop différentes d’un pays à l’autre pour pouvoir dégager une idée cohérente sur le sujet. La Cour européenne des droits de l’Homme accorde d’ailleurs aux Etats Parties une ample marge d’appréciation à cause, justement, de la diversité des systèmes éducatifs nationaux.
Il était donc plus pertinent, en second lieu, d’étudier le standard commun de protection établi par la Cour européenne des droits de l’Homme. Celui-ci représente le minimum à atteindre par les Etats parties pour garantir effectivement la jouissance du droit à l’instruction.
L’analyse de ce standard a permis de montrer le caractère matriciel du droit à l’instruction. Celui ci est indispensable à la jouissance des autres droits et libertés de la pensée (liberté de religion, liberté d’opinion, liberté d’expression) protégés par la Convention. Cette qualité du droit à l’instruction n’implique cependant pas un pouvoir d’interprétation illimité de la part de la Cour européenne des droits de l’Homme. En raison des controverses entourant l’article 2 du Protocole additionnel, cette dernière ne peut pas emprunter les « voies de son dynamisme interprétatif » 7 de façon inconsidérée.
Il s’est alors agi de s’interroger sur la manière avec laquelle les juges procèdent pour promouvoir le droit à l’instruction tout en respectant la nécessaire marge d’appréciation des Etats en la matière. L’étude de leur jurisprudence démontre que, tout en étant efficaces, ils n’abusent pas de leurs prérogatives, faisant à la fois œuvre de prudence et d’initiative dans leur mission. Les juges ont ainsi fixé un large périmètre d’interprétation à l’intérieur duquel les individus peuvent revendiquer le bénéfice de l’article 2 du Protocole additionnel, mais dans lequel également, les Etats peuvent réglementer – et donc limiter, sous réserve de ne pas atteindre la substance du droit, – la jouissance du droit à l’instruction.
La thèse défendue a pour objectif de démontrer qu’aux yeux de la Cour européenne des droits de l’Homme le droit à l’instruction vise au plein épanouissement de la personne humaine. A cette fin, une grille de lecture pertinente a été établie assurant à chacun le droit d’accéder aux moyens d’instruction dans le respect de leur identité. Les juges imposent des objectifs de protection élevés aux Etats Parties tout en parvenant systématiquement à concilier leur marge nationale d’appréciation avec la protection effective du droit à l’instruction. Il en ressort même que l’obligation faite aux autorités étatiques de garantir l’accès de tous, dans les mêmes conditions, aux moyens d’instruction existant à un moment donné implique également de leur part le respect des convictions et des croyances des usagers. Les élèves et les étudiants doivent pouvoir s’épanouir librement dans un environnement serein où aucune doctrine (religieuse, philosophique, politique ou morale) n’est privilégiée. En d’autres termes, la garantie d’un droit universel à l’instruction implique la garantie d’un droit à une instruction pluraliste.
La première partie de cette étude a pour finalité d’étudier la façon dont la Cour européenne des droits de l’Homme garantit l’accès de tous aux moyens d’instruction. Pour cela, le recours au principe d’égalité, dans sa double acception (formelle et réelle), était indispensable. En effet, toute personne, sans distinction, doit être en mesure d’accéder aux moyens d’instruction existant. Ceci est nécessaire pour offrir à chaque individu la possibilité de s’épanouir librement et de bénéficier au mieux, et dans les mêmes conditions, des droits et libertés de la pensée garantis par la Convention.
La garantie d’un droit universel à l’instruction implique alors le respect par les autorités étatiques des particularités de chacun. La seconde partie de la thèse s’est donc attachée à étudier la garantie d’un droit à une instruction pluraliste par la Cour européenne des droits de l’Homme. Le respect du principe de neutralité, dans les établissements d’enseignement public et dans les programmes d’enseignement, est alors apparu comme étant le meilleur moyen pour assurer cette protection.
Cette analyse a conduit à plusieurs conclusions. Elle a d’abord permis de constater que les principes garantissant de manière concrète et effective le droit à l’instruction ont été dégagés très tôt. Le recours quasi-systématique des juges à l’Affaire linguistique belge et à l’arrêt Kjeldsen en témoigne. Les affaires postérieures se reposent sur ces principes et ont permis d’affiner les contours de la protection offerte par l’article 2 du Protocole additionnel. Elle a ensuite permis de constater que la Cour accorde une protection concrète du droit à l’instruction. L’ensemble des Etats Parties est doté de structures scolaires. Au lieu de se limiter à constater l’existence de tels moyens, les juges sont allés plus loin. Ils ont imposé aux Etats des obligations rendant l’accès à ces structures réellement effectif.
Une troisième conclusion s’est imposée. Malgré son inscription tardive dans le texte de la Convention, l’interprétation définie par la Cour européenne des droits de l’Homme a permis de révéler l’importance du droit à l’instruction dans une société démocratique. Elle a prouvé qu’il s’agit d’un droit permettant le libre épanouissement de l’individu et la jouissance effective des autres droits et libertés de la pensée. Mais l’importance de ce droit n’a pas conduit la Cour à dégager des obligations excessives pour les Etats. Elle a su rester mesurée et ne pas oublier les difficiles négociations précédent l’entrée en vigueur du Protocole additionnel.
En somme, la grille de lecture avec laquelle la Cour interprète l’article 2 du Protocole additionnel garantit un équilibre solide entre la marge nationale d’appréciation d’un côté et la promotion du droit à l’instruction de l’autre.
Notes:
- CONDORCET, Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, 380 p., spéc. p. 61. ↩
- BADINTER (E.), BADINTER (R.), Condorcet. Un intellectuel en politque, Paris, Fayard, 1988, 658 p., spéc. p. 395. ↩
- WILDHABER (L.), « Dans quelle mesure le droit à l’instruction a-t-il subi une évolution ? », Quatrième colloque international sur la Convention européenne des Droits de l’Homme, Rome, 5 – 8 novembre 1975, 41 p., spéc. p. 17. Le droit de propriété et le droit à des élections libres étaient également concernés par ces débats. ↩
- Conseil de l’Europe, 9 mai 1967, Cour européenne des droits de l’Homme. Travaux préparatoires de l’article 2 du Protocole additionnel à la Convention, C.D.H. (67) 2, 209 p. ↩
- T.L.F.I., Instruction, http://www.cnrtl.fr/definition/instruction (consulté le 16 juillet 2014) ↩
- Ibid. ↩
- SUDRE (F.), « A propos du dynamisme interprétatif de la Cour européenne des droits de l’Homme », J.C.P.G., 2001, n°28, I 335. ↩