Le droit patrimonial à la vie privée
Thèse soutenue le 26 novembre 2014 à l’Université Jean Moulin Lyon 3 devant un jury composé de M. William Dross, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3, directeur de thèse, Mme Agathe Lepage, Professeur à l’Université Panthéon-Assas Paris 2, M. Jean-Michel BRUGUIÈRE, Professeur à l’Université Pierre Mendès-France Grenoble 2, M. Grégoire LOISEAU, Professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne Paris 1 et M. Édouard Tréppoz, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3
Depuis la fin du XIXe, les droits de la personnalité traduisent la prise en compte de la personne humaine dans ce qu’elle a d’unique. Ils ont été voulus exclusivement extrapatrimoniaux à une époque où l’on opposait radicalement le patrimonial à l’extrapatrimonial, les droits extrapatrimoniaux étant considérés comme pouvant seuls assurer une protection effective de la personne humaine et la valorisation du sujet. Par la suite, en même temps que se relativisait l’opposition de la patrimonialité et de l’extrapatrimonialité, l’édifice des droits de la personnalité s’est recomposé. Si leur finalité est demeurée inchangée, leurs fondations se sont profondément renouvelées à la faveur de la prise en compte jurisprudentielle de leur dimension patrimoniale. L’image, la voix et le nom disposent aujourd’hui d’un droit patrimonial qui vient s’ajouter au droit extrapatrimonial. On évoque en effet l’existence d’un droit patrimonial au nom, d’un droit patrimonial à l’image et d’un droit patrimonial à la voix en droit positif. L’expression « droit patrimonial à » qui renvoie à la notion de droit subjectif, est synonyme de monopole d’exploitation portant sur ces attributs. Le droit au respect de la vie privée est resté à l’écart de cette évolution : il demeure en jurisprudence, un droit exclusivement extrapatrimonial, si bien que l’édifice des droits de la personnalité a perdu son harmonie conceptuelle originelle. Pourquoi cette absence de consécration d’un droit patrimonial à la vie privée ? L’intimité est-elle vouée à demeurer en dehors du patrimoine ? Est-elle si étroitement liée à la personne de son titulaire qu’elle ne peut accéder au marché des échanges ? C’est poser là la question du droit patrimonial à la vie privée.
La thèse est la suivante : à côté de la dimension extrapatrimoniale de la vie privée classiquement admise, l’attribut possède également une dimension patrimoniale. La vie privée est aujourd’hui largement exploitée par son titulaire et il existe en réalité, un second droit portant l’attribut, droit de nature patrimoniale s’ajoutant au droit extrapatrimonial. Toutefois, n’étant pas reconnu par le droit positif, ce droit demeure encore inavoué (Partie 1). Il est pourtant indispensable que le droit au respect de la vie privée soit doté d’un régime qui rende compte de sa nature dualiste, régime dont le modèle n’a nullement besoin d’être créé à neuf. La propriété littéraire et artistique, composée d’attributs moraux et patrimoniaux, peut être appliquée à la vie privée. Non seulement la vie privée dispose d’une forme perceptible aux sens, mais elle est étroitement liée à la personnalité de son titulaire. La vie privée peut être vue comme une œuvre originale… C’est pourquoi, le droit d’auteur peut permettre d’appréhender le droit patrimonial à la vie privée (Partie 2).
La première partie de la thèse entend démontrer que la vie privée est l’objet d’un droit patrimonial inavoué et émergent en droit positif, lequel vient s’ajouter au droit extrapatrimonial. C’est pourquoi, l’affirmation traditionnelle de l’extrapatrimonialité de la vie privée doit être tempérée par la révélation moderne de sa patrimonialité.
Au niveau théorique, l’étude de l’extrapatrimonialité de la vie privée fait apparaître que rien ne s’oppose à ce que l’attribut soit l’objet de deux droits distincts : l’un extrapatrimonial et l’autre patrimonial. La vie privée ne se confond pas avec la personne de son titulaire et peut être vue comme une chose incorporelle. Il s’agit plus précisément d’un ensemble d’informations personnelles « produites » par ce dernier, ou « affectées » à sa protection par la jurisprudence. L’extrapatrimonialité de la vie privée apparaît comme le moyen d’assurer la permanence d’un lien de production ou d’affectation entre la personne et sa vie privée. Et s’il est impérieux d’assurer la constance de ce lien, c’est parce que la vie privée est l’objet d’un droit assurant la protection de la personnalité. Dès lors, la mesure de l’extrapatrimonialité réside dans l’indisponibilité de la vie privée et du droit extrapatrimonial protecteur. À partir du moment où la protection de la personnalité est assurée, la liberté individuelle peut reprendre le dessus, et l’ajout d’un second droit subjectif de nature patrimoniale demeure théoriquement possible.
Pourtant, il n’existe pas de droit patrimonial à la vie privée en droit positif alors que depuis la fin du XXe siècle, les tribunaux ont introduit des droits patrimoniaux de la personnalité en droit français, tissant ainsi la trame d’un nouveau régime de type dualiste pour le droit au nom, le droit à l’image et le droit à la voix. Ces nouveaux droits patrimoniaux trouvent leur justification dans la valeur marchande des attributs de la personnalité, et dans l’incapacité du droit extrapatrimonial à assurer la commercialisation et la réservation de cette valeur. Mais en même temps qu’ils ont fait émerger ces droits, les tribunaux ont fait échec à la reconnaissance d’un droit patrimonial à la vie privée. À ce jour, les droits patrimoniaux de la personnalité sont des droits de propriété incorporelle ayant pour seuls objets le nom notoire, l’image et la voix. La vie privée est exclue de la construction jurisprudentielle et demeure, au moins théoriquement, un droit de type moniste purement extrapatrimonial.
Rien ne justifie pourtant une telle mise à l’écart : il est indéniable que la vie privée possède une dimension patrimoniale. Cette dimension a pris de l’ampleur dès la fin du XXe, grâce au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), et plus particulièrement avec le développement d’Internet. La vie privée peut être vue comme un bien incorporel. À la fois utile et rare, il s’agit d’une valeur. Parce que les informations relatives à la vie privée sont soit « produites » par son titulaire, soit « affectées » à sa protection, il existe dès l’origine un rapport d’appropriation entre elles et ce dernier. D’ailleurs, la réservation et la commercialisation de la vie privée permises par le droit positif le montrent parfaitement.
Si l’on examine la réservation, le droit extrapatrimonial au respect de la vie privée est un droit subjectif, lequel permet d’abord d’obtenir que soient sanctionnées les atteintes à l’intimité. L’individu peut obtenir la réparation de son préjudice moral, et aussi dans certains cas, la réparation de son manque à gagner. Mais la réservation de la vie privée permet surtout son exploitation commerciale par son titulaire. À ce titre, toute personne peut conclure différents contrats d’exploitation relatifs à ses informations personnelles. Il s’agit plus précisément de contrats de cession ou de licence de droits. L’indisponibilité de l’attribut et du droit extrapatrimonial a pour conséquence inévitable d’opérer un dédoublement du droit au respect de la vie privée : ce qui est cédé ou concédé n’est pas autre chose qu’un droit de nature patrimoniale. Toutefois, n’étant pas reconnu par le droit positif, ce droit qui émerge de la pratique des contrats d’exploitation, gît dans l’ombre à côté du droit extrapatrimonial.
Il est pourtant indispensable de reconnaître ce droit. Dans sa conception moniste de droit extrapatrimonial, le régime actuel du droit au respect de la vie privée est totalement perverti par la pratique. Le droit extrapatrimonial souffre d’une patrimonialité qu’il ne peut plus dissimuler tout en demeurant incapable d’apporter les solutions qui s’imposent face à de nouvelles formes d’économie. Aussi la vie privée commande-t-elle la mise en place d’une structure de type dualiste pour assurer sa pleine protection, où le droit patrimonial permettrait la commercialisation et la réservation de la vie privée tout en cohabitant avec un droit moral sans le pervertir.
La seconde partie de la thèse entend démontrer que le droit d’auteur, qui offre à son titulaire un droit moral cohabitant avec un monopole d’exploitation, peut permettre d’appréhender le droit patrimonial à la vie privée. La vie privée peut être vue comme un bien intellectuel, et plus précisément comme une œuvre originale protégeable par le droit d’auteur.
Une œuvre procède d’une activité créative et se concrétise par une forme perceptible aux sens. L’activité créative est une activité intellectuelle qui induit la conception et la réalisation d’une chose nouvelle. Si les informations relatives à la vie privée sont toujours uniques et donc nécessairement nouvelles, certaines d’entre elles – la plupart – sont issues de choix associés à une conception. La conception que chacun se fait de sa propre vie privée peut être utilitaire ou principalement organisée par l’imaginaire. Dans ce dernier cas, on peut alors lui donner le nom de « vie privée imaginaire ». Dans un second temps, au stade de sa réalisation, la vie privée conçue dans l’esprit se cristallise, d’une manière plus ou moins fidèle, en un grand nombre d’informations dotées d’une forme perceptible aux sens (forme matérielle), laquelle demeure néanmoins totalement indépendante de son support de fixation. Autrement dit, les informations qui constituent la vie privée sont nécessairement – et l’étymologie le confirme – dotées d’une forme : à défaut, elles ne pourraient être aptes à la communication. Cette forme matérielle (encore appelée « forme externe ») véhiculera fréquemment la conception que le sujet s’est faite de sa vie privée (encore appelée « forme interne »). Il en résulte alors que les informations relatives à la vie privée issues de choix associés à une conception préalable sont le produit d’une activité créative et sont, à ce titre, des œuvres.
Une œuvre issue des choix expressifs de la personnalité de l’auteur est une création originale ; il s’agit toujours d’une création intellectuelle unique, donc nouvelle. Un choix expressif est à la fois un choix libre et un choix associé à une conception essentiellement organisée par l’imaginaire. On peut donc en conclure que, parmi les informations relatives à la vie privée issues d’une activité créative, toutes celles qui dérivent de « la vie privée imaginaire » sont des œuvres originales. Ces formes matérielles peuvent alors constituer l’assiette du droit d’auteur. Quant aux autres, les quelques informations qui ne peuvent entrer dans le périmètre de protection de la propriété littéraire et artistique, il est opportun de les laisser dans le champ de l’article 9 du Code civil.
Les formes originales de la vie privée pourraient être efficacement protégées par le droit d’auteur. Son titulaire disposerait alors de deux droits distincts sur sa vie privée, un droit moral de nature extrapatrimoniale et un monopole d’exploitation ou droit patrimonial à la vie privée. Quant au premier, l’analyse montre que l’actuel droit extrapatrimonial au respect de la vie privée est un décalque presque parfait du droit moral de l’auteur. Quant au second, il permettrait à son titulaire de tirer profit de sa vie privée, tout en bénéficiant d’un véritable droit contractuel spécialement conçu pour protéger ses intérêts. Toutefois, le droit de divulgation et le monopole ne seraient pas sans limite. Ils s’effaceraient devant un intérêt supérieur : l’information légitime. Ainsi la vie privée serait-elle l’objet d’un droit lui offrant la protection qu’elle attend, sans qu’il affecte l’équilibre des droits fondamentaux. La possible protection de la vie privée par le droit d’auteur peut servir de base à une réflexion élargie, englobant d’autres attributs de la personnalité. L’inachèvement de la construction des droits de la personnalité – surtout dans leur volet patrimonial – le permet, et davantage même, le requiert. C’est en direction du droit d’auteur qu’une partie de la doctrine se tourne pour le parfaire. Cette démarche, qui demeure timide, est pleinement légitime. L’image, la voix et le nom disposent de formes pouvant être saisies par la matière, laquelle offre de lege lata des règles techniques qui varient selon la nature des objets qu’elle prétend saisir. En définitive, le droit d’auteur deviendrait le pôle de rattachement de l’ensemble des biens originaux de la personnalité.
En conclusion, il existe un droit de nature patrimoniale portant sur la vie privée, lequel vient s’ajouter à l’actuel droit extrapatrimonial. Mais faute de reconnaissance par les tribunaux, il demeure encore inavoué en droit positif. À travers le droit d’auteur, qui offre à son titulaire un régime de type dualiste où un droit moral cohabite avec un monopole d’exploitation, il serait possible, et même souhaitable, de mettre en lumière ce droit. Contrairement à l’affirmation classiquement admise, la vie privée est une chose incorporelle. Plus encore, en raison de sa valeur marchande et des liens qui l’unissent à son titulaire, elle peut appartenir à la catégorie des biens incorporels. Par ailleurs, à rebours de la vision doctrinale et jurisprudentielle bien assise, il apparaît que la vie privée dispose d’une forme sensible, forme qui porte en elle l’empreinte de la personnalité de son titulaire. Ce dernier peut maîtriser et enrichir les formes de sa vie privée dans la direction qu’il a choisie : à défaut, il ne serait pas libre. C’est pourquoi, la vie privée peut trouver une place dans la catégorie des biens intellectuels donnant prise au droit d’auteur.