Le juge administratif et les libertés économiques – Contribution à la définition des libertés économiques au sein de la jurisprudence administrative [Résumé de thèse]
Le juge administratif et les libertés économiques – Contribution à la définition des libertés économiques au sein de la jurisprudence administrative
Par Gregory Marson
Thèse soutenue à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense le 25 janvier 2012.
Composition du jury: Michel Bazex, Directeur de thèse, Professeur émérite à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense ; Gabriel Eckert, Rapporteur, Professeur à l’Université de Strasbourg, Institut d’études politiques de Strasbourg ; Bertrand du Marais, Conseiller d’Etat, Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense ; Sophie Nicinski, Rapporteur, Professeur à l’Université Paris I-Panthéon-Sorbonne ; Frédéric Rolin, Président, Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense ; Bernard Stirn, Président de la Section du contentieux du Conseil d’Etat, Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris.
L’idée d’une thèse consacrée à la définition des libertés économiques est née de deux constats sur l’état de la réflexion doctrinale en ce domaine : d’une part, alors que l’expression « libertés économiques » est couramment employée, elle n’est en général pas définie ; d’autre part, les rapports qu’entretiennent les libertés qui sont habituellement classées dans cette catégorie (liberté d’entreprendre, liberté du commerce et de l’industrie, libre concurrence) font l’objet d’interprétations divergentes voire contradictoires. En outre, une réflexion relative à la définition et à la portée des libertés économiques au sein de l’ordre juridique français devait permettre une prise de position quant à la nature de la constitution économique française et ce au moment où cette notion, issue de la pensée ordo-libérale allemande, fait l’objet d’utilisations de plus en plus fréquentes de la part de la doctrine. Dans cette optique, si l’étude est principalement consacrée à l’étude de la jurisprudence administrative, elle prend également appui sur les enseignements de la jurisprudence constitutionnelle et de la jurisprudence européenne.
Compte tenu du flou sémantique entourant les concepts que l’étude se propose d’employer, il était nécessaire – à titre liminaire – de construire des notions juridiques claires et précises. L’étude propose donc dans un premier temps une définition des libertés économiques : elles sont constituées « des faisceaux de prérogatives ou d’intérêts attribués par le droit positif qui permettent l’accès ou l’exercice de toute activité consistant à offrir des biens ou des services sur un marché donné ». Le problème était ensuite de distinguer au sein de cette catégorie un certain nombre d’intérêts ou de prérogatives qui, tout en concourant à la même finalité générale, sont néanmoins suffisamment distincts pour mériter une qualification autonome. Il ressort de cette recherche qu’il est possible de distinguer deux libertés économiques (et uniquement deux) : d’une part, la liberté d’entreprendre, et, d’autre part, la libre concurrence. La première tend principalement à protéger les prérogatives ou intérêts subjectifs dont peuvent se prévaloir les opérateurs économiques (personnes physiques ou morales de droit privé) à l’encontre des interventions de la puissance publique. La seconde est d’une nature différente. Son objet est en effet de protéger le fonctionnement du mécanisme de marché, institution sociale concourant à la réalisation d’un objectif d’intérêt général dans le cadre d’un Etat libéral. A cet égard, l’étude soutient qu’il est d’ailleurs possible de discuter sa qualification de « liberté » au sens classique du terme, c’est-à-dire dans le cadre du droit des libertés publiques. Distinctes, la liberté d’entreprendre et la libre concurrence n’en sont toutefois pas moins complémentaires. L’étude successive de ces deux libertés forme l’architecture de la thèse.
S’agissant de la liberté d’entreprendre, l’étude soutient qu’elle constitue la liberté « matricielle » des libertés économiques au motif qu’elle est bâtie autour de deux prérogatives juridiques principales, l’accès et l’exercice d’une activité économique, qui constituent l’essence même de la catégorie juridique « libertés économiques ». Si d’autres libertés sont régulièrement citées (liberté du commerce et de l’industrie, liberté professionnelle, libre gestion des entreprises, liberté du travail), elles ne constituent en réalité que des déclinaisons formelles de la liberté d’entreprendre, lesquelles varient en fonction du contexte dans lequel elles sont invoquées et qui n’ont de ce fait aucune existence autonome. Par ailleurs, une présentation de la liberté d’entreprendre nepeut aujourd’hui faire l’économie d’une étude relative aux libertés de circulation car celles-ci en constituent le prolongement naturel dans la sphère européenne. Malgré de profondes similitudes matérielles, il n’est toutefois pas possible de les assimiler complètement car elles prennent leur source dans un ordre juridique distinct, fût-il « intégré » à l’ordre juridique français.
Exclusivement attribuée aux personnes privées – qu’il s’agisse de personnes physiques ou de personnes morales – pour la défense de leurs intérêts subjectifs, l’existence de la liberté d’entreprendre n’a jamais été remise en cause par le juge administratif, y compris aux plus forts moments de l’économie administrée. La protection qui lui a été accordée démontre l’attachement du juge administratif à une vision libérale de l’action publique dans le champ des activités économiques. Si la liberté d’entreprendre ne lui oppose certainement pas une très grande résistance, elle demeure néanmoins le standard principal à l’aune duquel cette action doit être contrôlée. Dans le prolongement de la jurisprudence constitutionnelle, l’étude de la liberté d’entreprendre au sein de la jurisprudence administrative fournit un premier indice sérieux du caractère libéral de la constitution économique française.
S’agissant de la libre concurrence, l’étude soutient que cette expression, si elle a pour objet principal la protection du mécanisme de marché, est employée pour désigner deux réalités distinctes.
D’une part, la libre concurrence peut correspondre, en premier lieu et avant tout, au principe d’égale concurrence, c’est-à-dire une règle opposable à la puissance publique dans le cadre de laquelle celle-ci ne doit pas avantager un ou plusieurs opérateurs. Cette règle profondément ancrée au sein de la jurisprudence administrative, qui suppose bien évidemment la démonstration préalable d’un rapport de concurrence, est d’application transversale. Elle s’applique par exemple aussi bien en droit de la commande publique qu’en droit fiscal. Le respect de cette exigence d’égalité est aujourd’hui renforcé par la réception d’instruments issus du droit européen tels que la discipline des aides d’Etat, la prohibition des impositions discriminatoires ou une conception rénovée du principe d’égalité.
D’autre part, la libre concurrence peut revêtir un aspect différent, celui d’un ordre concurrentiel à construire et à maintenir dont les autorités de concurrence sont les premières responsables. Dans ce cadre, la libre concurrence constitue essentiellement un but d’intérêt général qui peut le cas échéant motiver une restriction de la liberté d’entreprendre. L’aspect ordre concurrentiel de la libre concurrence est le produit d’une branche spécifique du droit : le droit de la concurrence, ce dernier s’entendant principalement du droit des pratiques anticoncurrentielles et de la police des concentrations. Dans cette optique, la libre concurrence – qui ne peut être considérée comme une véritable liberté publique – correspond donc au maintien d’une situation de concurrence effective entre opérateurs économiques étant entendu que la garantie de cette situation repose principalement sur l’action d’une autorité de police. Les droits ou prérogatives qui sont susceptibles d’être protégés au titre de cet objectif le sont ainsi de manière secondaire et médiate.
Lorsque le juge administratif oppose l’aspect ordre concurrentiel de la libre concurrence à l’action de puissance publique, l’objet de la norme de concurrence demeure en principe identique : il s’agit toujours de protéger le fonctionnement du marché au moyen des outils conceptuels issus du droit de la concurrence (abus de position dominante, entente anticoncurrentielle). Si certaines décisions permettent d’envisager une rénovation du contrôle des effets anticoncurrentiels des actes administratifs, il convient de rester prudent quant à leur portée véritable. A cet égard, l’observation démontre que lorsque le juge administratif emploie les expressions « libre concurrence » ou « règles de concurrence », celui-ci fait en réalité très souvent appel au principe d’égale concurrence, et non à l’aspect ordre concurrentiel de la libre concurrence. Il importe donc de ne pas se laisser abuser par l’emploi d’expressions qui peuvent désigner des réalités distinctes.
Pour finir, on soulignera que deux décisions juridictionnelles récentes accréditent la systématisation et l’articulation des libertés proposées par l’étude. D’une part, s’agissant de la liberté d’entreprendre, le Conseil constitutionnel a récemment indiqué qu’elle « comprend non seulement la liberté d’accéder à une profession ou à une activité économique mais également la liberté dans l’exercice de cette profession ou de cette activité » (Décision n° 2012-285 QPC du 30 novembre 2012 – postérieure à la soutenance de la thèse). D’autre part, s’agissant de la libre concurrence, le Conseil d’Etat a précisé que si elle peut être « une exigence, notamment pour garantir le respect du principe d’égalité ou de la liberté d’entreprendre, elle n’est pas, en elle-même, au nombre des droits et libertés garantis par la Constitution au sens des dispositions précitées » (CE, 2 mars 2011, Société Manirys, n° 345288). Il est permis de discuter l’affirmation de la Haute juridiction administrative. Dans la mesure où l’exigence d’égale concurrence rejoint très souvent le respect du principe d’égalité, cette exigence peut être regardée comme ayant valeur constitutionnelle. En revanche, et la formulation utilisée par le juge semble indiquer que ce dernier entendait désigner l’aspect ordre concurrentiel de la libre concurrence, il est parfaitement exact qu’une « exigence » ne saurait correspondre à une liberté publique protégée par la Constitution. Par ailleurs, la protection accordée à la libre concurrence, quel que soit l’aspect envisagé, confirme la thèse que la constitution économique française est une constitution libérale, étant entendu que cette nature libérale n’a évidemment pas pour objet ou pour effet d’empêcher les interventions nécessaires de la puissance publique en matière économique.
Je cherche à m’instruire
Très instructif
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