Le parcours contentieux de l’aide sociale
Thèse soutenue le 12 mai 2015 à Lyon, à l’Université Jean Monnet de Saint Etienne, devant un jury composé de M. Michel BORGETTO, Professeur à l’Université Panthéon-Assas, Paris 2 (rapporteur), M. Loïc CADIET, Professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1, M. Xavier DUPRÉ DE BOULOIS, Professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1, M. Antoine JEAMMAUD, Professeur émérite à l’Université Lumière Lyon 2, directeur de thèse, Mme Diane ROMAN, Professeur à l’Université François Rabelais de Tour (rapporteure), Mme Isabelle SAYN, Directrice de recherche CNRS au CERCRID, directrice de thèse.
Le droit de l’aide sociale est une discipline peu investie par les juristes ; le dispositif contentieux correspondant est également peu étudié et apparaît particulièrement délaissé par les pouvoirs publics eux-mêmes. A l’inverse, l’accès au(x) droit(s) constitue depuis les années quatre-vingt dix une préoccupation constante pour l’ensemble des acteurs de la sphère sociale. Or la complexité de l’accès au juge de l’aide sociale ainsi que le manque de moyens alloués au dispositif contentieux sont susceptibles de produire des effets sur l’accès au droit de l’aide sociale mais également au droit à l’aide sociale. L’observation du parcours contentieux de l’aide sociale, c’est-à-dire le cheminement d’une contestation engagée par un usager contre l’administration afin d’obtenir d’une juridiction l’émolument d’un droit à l’aide sociale, permet de révéler les liens et articulations entre un « droit au juge » et un droit à l’aide sociale. Ainsi, l’accès juridictionnel au droit à l’aide sociale (II) dépend évidemment des possibilités d’accéder au juge de l’aide sociale (I).
I- L’accès au juge de l’aide sociale
Le dispositif contentieux de l’aide sociale se caractérise par sa spécialité (A). Les institutions et les procédures dérogent au droit commun du contentieux administratif. Cette spécialité s’explique pour certains par la singularité de l’objet des contestations en matière d’aide sociale. Or le manque généralisé de moyens destinés au fonctionnement du dispositif et à l’accompagnement des usagers dans leur démarche (B) conduit au constat de l’échec de cette spécialisation.
A- Un dispositif contentieux singulier
Parmi la multitude de juridictions compétentes pour trancher des litiges en matière d’aide sociale, les commissions départementales et centrale sont chargées du contentieux de l’aide sociale « traditionnelle ». Historiquement, elles furent créées pour traiter les recours administratifs des demandeurs ou bénéficiaires de l’aide sociale. Les différentes prestations servies présentaient alors une sorte d’homogénéité. Leur singularité justifiait que les contestations dont elles faisaient l’objet soient traitées dans un cadre adapté par des organes spéciaux. Les juridictions spécialisées de l’aide sociale sont les vestiges de ces anciennes commissions administratives. Alors que les prestations prennent aujourd’hui de multiples formes, que leur octroi est soumis à des règles et des conditions variées, que des grands principes du procès ont été érigés jusqu’au rang de normes internationales et que les profils des justiciables ont considérablement évolué, aucune réforme d’ampleur n’a permis l’adaptation des juridictions de l’aide sociale à ces transformations considérables.
L’identification des commissions départementales et centrale d’aide sociale dans le paysage institutionnel et en tant que juridictions est complexe. Le repérage de l’organe apte à trancher un litige en particulier nécessite une solide connaissance du dispositif juridictionnel français et une ténacité certaine pour démêler les enchevêtrements de compétences engendrés par des règles éparses et leurs interprétations.
En droit de l’aide sociale, la spécialité du dispositif contentieux se prolonge dans les procédures juridictionnelles qui dérogent elles aussi au droit commun du contentieux administratif. La compréhension du parcours contentieux conduit à l’observation de l’ensemble des procédures de contestation des décisions d’aide sociale, c’est-à-dire non seulement celles juridictionnelles qui règlent le traitement des litiges devant les commissions départementales et centrale de l’aide sociale et devant le Conseil d’État, mais également celles non juridictionnelles qui encadrent les recours administratifs. Les conditions dans lesquelles se déroulent ces recours, si ces derniers sont engagés avant la saisine d’une juridiction, sont en effet susceptibles d’avoir une incidence sur l’accès au juge. Ces recours administratifs apparaissent même déterminants pour accéder aux juridictions, qu’ils constituent ou non des préalables obligatoires.
Les règles d’accès aux juges de l’aide sociale, celles qui définissent le déroulement du procès et celles qui ont trait à leur fonctionnement et à leurs pouvoirs se singularisent au regard de la complexité qu’elles engendrent. La saisine de la juridiction et le déroulement du procès se caractérisent par des tentatives plus ou moins heureuses d’adaptation des règles aux spécificités du contentieux, entraînant souvent des situations paradoxales au regard des objectifs, sinon affirmés clairement par les pouvoirs publics, au moins supposés. Enfin, les pouvoirs dont disposent les juges pour garantir le droit de l’aide sociale et les droits à l’aide sociale, s’ils s’avèrent d’un certain point de vue correspondre aux particularités des litiges traités, se révèlent largement insuffisants au stade de l’exécution de leurs décisions.
La présentation du dispositif contentieux de l’aide sociale sous l’angle de l’accès au juge permet la mise en lumière de l’échec de sa spécialisation. Qu’il s’agisse des institutions juridictionnelles ou des règles qui déterminent leur accès et leur fonctionnement, un constat doit être fait : celui de leur indigence généralisée. Certains éléments semblent pourtant particulièrement adaptés aux spécificités du profil des justiciables et de l’objet des litiges. Mais ils ne permettent pas la réalisation d’impératifs aussi essentiels, s’agissant d’un dispositif contentieux, que ceux de l’accès à un recours juridictionnel effectif et la garantie des droits à l’aide sociale. Le justiciable est en position de faiblesse et ce à double titre : face à l’administration à laquelle il s’oppose dans le cadre de la contestation dans laquelle il est engagé d’une part, face à l’institution juridictionnelle elle-même dont l’accès et le fonctionnement sont opaques d’autre part.
Aux insuffisances proprement juridiques du dispositif contentieux en question s’additionne un manque d’investissement matériel généralisé de la part des pouvoirs publics et des différents acteurs qui concourent à son fonctionnement. Ce manque de moyens accentue les atteintes aux droits des justiciables tout au long de leur parcours contentieux.
B- L’insuffisance généralisée des moyens
Pour favoriser l’accès au juge de l’aide sociale des justiciables, un certain nombre de dispositifs visent d’une part à pallier leur situation de faiblesse d’action et d’autre part leur pauvreté économique. Ces dispositifs peuvent être destinés spécialement aux usagers de l’aide sociale comme ils peuvent s’adresser à l’ensemble des justiciables, quel que soit l’objet du litige. Au regard de la spécificité du contentieux de l’aide sociale, ces dispositifs s’avèrent souvent insuffisants, parfois inexistants et même contre-productifs au regard des objectifs visés.
La spécialité du contentieux de l’aide sociale, si elle vise à l’adapter à son objet, ne permet pas de garantir l’accès au(x) droit(s) aux usagers-justiciables de l’aide sociale. Les différents étais à l’accès au juge, en amont de sa saisine ou devant lui, font l’objet d’un délaissement par les pouvoirs publics ou sont en tout cas en inadéquation avec les besoins des usagers du service public de l’aide sociale en tant que justiciables. Cet état d’abandon généralisé peut être présenté en parallèle de la charge financière que représentent l’aide sociale et son contentieux pour les finances publiques locales.
L’aide sociale représente le poste de dépenses le plus important dans le budget des départements depuis les deux premiers mouvements de décentralisation. Malgré le transfert de financement accompagnant celui des compétences, les dépenses liées à l’aide sociale ne cessent d’augmenter et pèsent de plus en plus lourd sur les budgets locaux. La conjoncture économique a un double impact sur le financement de l’aide sociale. La crise augmente considérablement le nombre de personnes qui peuvent prétendre au bénéfice de prestations et requiert un effort supplémentaire de la part des collectivités. Dans le même temps, celles-ci voient leurs ressources et leur marge de manœuvre diminuer. L’aide sociale souffre ainsi d’un manque aggravé de moyens rendu visible dans le contentieux. Cette situation s’accompagne d’un abandon financier global et ancien du dispositif contentieux lui-même par les pouvoirs publics.
Les justiciables, caractérisés par leur situation de vulnérabilité en tant que demandeurs d’aide sociale dans leur face-à-face avec une administration, ne bénéficient pas d’un accompagnement qui rééquilibrerait sensiblement les forces en présence. Les dispositifs d’aide à l’accès au(x) droit(s) sont peu adaptés et parfois inaccessibles. Le contentieux de l’aide sociale souffre alors d’une carence généralisée de moyens notamment financiers au point que les décisions de la juridiction d’appel et du Conseil d’État en sont des révélateurs. Dans un tel contexte, l’accès juridictionnel aux droits de l’aide sociale semble bien compromis.
II- L’accès juridictionnel aux droits à l’aide sociale
L’observation des normes de l’aide sociale auxquelles les juges se réfèrent dans le cadre de leur office conduit au constat de la signification, pour certaines d’entre elles, de droits à l’aide sociale (A). Les juges sont alors les garants de ces droits et participent à les réaliser (B).
A- Des normes aux droits
Les droits à l’aide sociale trouvent leur fondement dans un ensemble d’énoncés à valeur constitutionnelle se regroupant de façon homogène sous le principe de solidarité. Le Conseil constitutionnel s’y réfère lorsqu’il contrôle la constitutionnalité des dispositifs d’aide sociale tels qu’ils sont créés et mis en œuvre dans les lois. Historiquement, l’assistance puis l’aide sociale font l’objet de débats politiques et idéologiques forts qui débordent la sphère politique. Le droit objectif porte encore et depuis longtemps les marques de l’absence de consensus qui caractérise la matière. Les droits sociaux, et particulièrement les droits à l’aide sociale sont toujours affublés de qualificatifs visant à modérer leur légitimité à appartenir à la catégorie des droits de l’homme, notamment dans les discours politiques. Ils seraient de « faux droits », des droits « virtuels », des « quasi-droits », voire parfois de « simples bénéfices ».
Une analyse du droit positif montre pourtant que le droit à l’aide sociale est un droit de l’homme et qu’il présente les caractères d’un droit public subjectif. Dans le cadre de l’exercice de la mission de service public de l’aide sociale, il incombe à l’État et aux départements de garantir à toute personne qui ne peut y subvenir par ses propres ressources, des « moyens convenables d’existence ». Les prestations, en nature ou en espèces, incarnent la matérialité de cette mission de service public. Leur service est la réponse à l’obligation de faire qui pèse sur l’administration du fait de l’énonciation dans la loi d’une règle ayant cette signification. Le titulaire d’un droit à prestation d’aide sociale détient donc un pouvoir de revendiquer contre la puissance publique le bénéfice de ce droit par la réalisation de l’obligation de faire. Ce pouvoir apparaît dans le droit positif lorsque le législateur d’une part, reconnaît le droit de toute personne aux prestations d’aide sociale dès lors qu’elle remplit les conditions fixées par la loi, et d’autre part, lorsqu’il crée les dispositifs et procédures d’octroi, de service et de réclamation du droit. La prestation censée répondre au besoin de son bénéficiaire constitue l’émolument du droit à l’aide sociale.
L’ensemble des dispositions juridiques en vigueur en droit français, qu’elles servent de fondements aux politiques sociales ou qu’elles organisent la mise en œuvre du service public correspondant, portent autant de règles au regard desquelles les juges opèrent leur contrôle. Les droits à l’aide sociale sont des éléments du droit positif dont la garantie est assurée notamment par l’existence d’un recours juridictionnel. Les conditions dans lesquelles se déroule ce recours participent à la réalisation des droits.
B- Des droits à leur réalisation
Le bénéfice de l’émolument des droits à l’aide sociale est l’objet des requêtes dont sont saisis les juges de l’aide sociale. Le droit à l’aide sociale à l’hébergement des personnes âgées, le droit à la prestation de compensation du handicap, le droit au volet complémentaire de la couverture maladie universelle sont bien de « vrais » droits, qui peuvent être qualifiés de droits publics subjectifs. En tant que tels, ils sont justiciables, par les normes qui les signifient, devant les juridictions compétentes. D’un point de vue théorique, l’office des juges apparaît d’ailleurs particulièrement adapté à leur spécificité en vue d’assurer leur garantie. Mais leur justiciabilité ne suffit pas à permettre qu’ils se réalisent dans des conditions satisfaisantes. L’observation des opérations engagées par les différents acteurs d’un parcours contentieux montre que la réalisation du droit à l’aide sociale est marquée par les défaillances du dispositif qui est son siège.
La particularité du parcours contentieux de l’aide sociale tient au fait qu’il est très largement alimenté par des pratiques institutionnelles, en réponse aux lacunes du droit positif. Pour chaque service départemental d’aide sociale, service préfectoral, agent administratif, pour chaque juridiction de première instance, secrétaire de greffe ou magistrat, des choix sont élaborés et pratiqués pour colmater les failles existantes dans le déroulement de la procédure et des modalités de mise en œuvre de certaines phases. Ces choix sont autant de facteurs qui rendent incertain le déroulement de la contestation et exacerbent la particularité des parcours contentieux.
La réalisation est entendue comme l’ensemble des opérations de différentes natures – démarches, argumentations, actes juridiques, etc. – d’un ou plusieurs acteurs, engagées à la suite d’une démarche visant à obtenir la reconnaissance et, surtout, l’émolument d’un droit au bénéfice duquel l’un ou plusieurs d’entre eux prétendent. Son observation au cours d’un parcours contentieux montre à quel point les carences du dispositif contentieux peuvent entraîner un décalage, d’une part, d’un point de vue subjectif, entre les attentes du requérant et la réponse de la juridiction ; d’autre part, d’un point de vue objectif, entre les particularités des éléments caractérisant l’auteur et l’objet de la contestation et ceux qui composent le dispositif contentieux. Le parcours contentieux comme support à l’observation de la réalisation d’un droit révèle alors l’inadaptation des règles de droit du contentieux de l’aide sociale aux spécificités du droit à l’aide sociale objet de la requête.
Chaque parcours contentieux de l’aide sociale, entendu comme le cheminement d’une contestation engagée par un usager contre l’administration afin d’obtenir d’une juridiction l’émolument d’un droit à l’aide sociale, est unique. Le recours à cette notion a permis de comprendre que la réalisation des droits dépendait largement des conditions dans lesquelles les justiciables pouvaient accéder aux juges compétents.
Alors qu’elle aurait dû permettre d’accueillir les demandes contentieuses dans un cadre adapté aux spécificités de celles-ci, la spécialisation institutionnelle et procédurale du dispositif contentieux de l’aide sociale a été réalisée avec des moyens juridiques et financiers tout à fait insuffisants, au point de compromettre l’accès aux droits. Dans sa forme actuelle, elle est donc un échec. D’une façon générale, le droit de l’aide sociale et le dispositif contentieux qui l’accompagne souffrent de carences, privés qu’ils sont des divers moyens indispensables à leur fonctionnement.
Les prestations d’aide sociale sont bien, en droit positif, l’objet de droits subjectifs et l’office des juges de l’aide sociale permet d’assurer leur garantie. Malgré cela, la réalisation contentieuse des droits à l’aide sociale demeure imprévisible, non pas seulement au regard de l’issue de la contestation – cette imprévisibilité étant commune à l’ensemble des demandes en justice -, mais surtout au regard des conditions dans lesquelles la contestation va prospérer et se résoudre. Les nombreuses failles du droit de l’aide sociale sont autant d’espaces dans lesquels les différents acteurs agissent sans modèles auxquels se référer. La diversité des pratiques génèrent des parcours contentieux singuliers et uniques dessinés par les acteurs qui les empruntent. Les moyens dont ils disposent étant très insuffisants, une telle situation appelle une réforme urgente et globale du contentieux de l’aide sociale afin que, selon la formule du Conseil d’État, une « justiciabilité digne de ce nom » soit assurée en la matière.