Le droit disciplinaire pénitentiaire : une approche européenne. Analyse des systèmes anglo-gallois, espagnol et français à la lumière du droit européen des droits de l’homme
Thèse soutenue le 7 novembre 2014 à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour devant un jury composé de Monsieur Jean-Paul CÉRÉ – Directeur de recherche, Maître de conférences à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, Madame Valérie MALABAT – Rapporteur, Professeur à l’Université de Bordeaux, Madame Nicola PADFIELD – Rapporteur, Master au Fitzwilliam College, Cambridge, Reader in Criminal and Penal justice à l’Université de Cambridge, Monsieur Sébastien PELLÉ – Président du jury, Professeur à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour et Madame Laura ZÚÑIGA RODRÍGUEZ – Directeur de recherche, Profesora titular de derecho penal, Catedrática acreditada à l’Université de Salamanque. Mention : très honorable avec les félicitations du jury, autorisation de publication en l’état et à concourir à des prix de thèse.
La discipline, élément essentiel de la vie pénitentiaire, fut longtemps ignorée du droit. Au cours des dernières décennies, le mouvement massif d’entrée du droit – droit entendu ici comme la conjonction de l’aspect normatif et de la nécessaire idée de justice devant caractériser la norme juridique – dans le monde pénitentiaire s’est néanmoins traduit par la prise en compte croissante des droits des détenus dans la gestion de la discipline en détention. Il semblait donc opportun de mener une recherche permettant de proposer un renouvellement de l’étude de la discipline en détention, en y intégrant diverses dimensions (droits internes, droit européen, aspects pratiques).
La discipline pénitentiaire peut être envisagée sous deux angles distincts, l’un relatif au pouvoir de l’administration d’édicter les normes en vigueur au sein de chaque établissement et de sanctionner tout écart commis par les personnes détenues, l’autre renvoyant à une réalité plus vaste relative à des considérations plus pragmatiques et synonyme de « maintien du bon ordre ». La recherche entreprise vise à proposer, à l’issue d’un cheminement comparatiste entre trois systèmes pénitentiaires, un modèle de gestion de la discipline pénitentiaire inspiré par l’équité. Le modèle proposé intègre non seulement l’idée du renforcement du droit disciplinaire pénitentiaire mais également la présence de mécanismes juridiques non-spécifiques ou de mécanismes non-juridiques venant nécessairement compléter et encadrer le recours au droit disciplinaire.
L’intérêt croissant des instances du Conseil de l’Europe pour les questions pénitentiaires et plus généralement l’incidence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur les droits internes fait émerger certains standards communs applicables à l’ensemble de la population détenue en Europe. L’apparition de ces standards interroge avec une particulière acuité les modes de gestion de la discipline dans les différents systèmes pénitentiaires européens et leur conformité aux attentes des instances européennes. Aussi, dans le cadre de l’étude présentée, le choix d’une approche comparée de la discipline pénitentiaire s’est rapidement imposé.
La comparaison prend toutefois ici une forme particulière et se manifeste sous trois dimensions distinctes : la première est celle de la comparaison horizontale, classique, entre trois systèmes pénitentiaires distincts. Il s’agit des systèmes français, espagnol et anglo-gallois.
Des éléments précis, relatifs à la spécificité des systèmes, à l’évolution contemporaine des législations concernées et à l’intérêt de la jurisprudence interne et européenne dans ce domaine, militent en faveur de l’étude de ces trois systèmes.
La deuxième dimension de la comparaison est verticale : elle cherche à déterminer la position des instances du Conseil de l’Europe, et en particulier de la Cour européenne des droits de l’homme, sur les questions relatives aux garanties processuelles applicables en matière disciplinaire pénitentiaire afin de proposer ensuite une analyse des droits internes à l’aune des standards dégagés.
La dernière dimension comparative consiste à la mise en perspective du droit disciplinaire pénitentiaire dans le cadre de la pratique pénitentiaire prise de manière globale. Elle conduit à envisager la discipline pénitentiaire non pas comme un simple objet juridique, un droit disciplinaire isolé, mais comme un ensemble de moyens qui s’articulent entre eux et qui structurent l’activité pénitentiaire autour de l’objectif de maintien de l’ordre.
Le but de cette recherche est d’extraire cette première analyse la matière permettant de proposer un canevas pour assembler les fils de cet écheveau disciplinaire dans un ensemble cohérent et présentant les traits d’un système équitable.
Aussi, pour prétendre parvenir à l’objectif fixé, la réflexion menée s’est construite en deux temps : le premier est consacré à l’analyse du façonnement et du contenu du droit disciplinaire pénitentiaire comme système « normativisé » et normatif dans les différents systèmes pénitentiaires étudiés, permettant le développement du statut de « détenu-justiciable » (Partie I). Le second, quant à lui, est dédié à l’étude critique de la réception de ce droit par la pratique et aux limites de la juridicisation de la discipline en milieu pénitentiaire (Partie II).
L’examen comparé des systèmes disciplinaires anglo-gallois, espagnol et français contemporains met en exergue l’apparition de ce qu’il est permis de qualifier de véritable droit disciplinaire pénitentiaire, qui constitue l’un des instruments dédiés au maintien de l’ordre en détention. Ce droit s’inspire notamment des principes traditionnels du droit pénal de fond et de forme ainsi que des principes constitutifs de l’« idéologie pénitentiaire » européenne, issue du droit européen des droits de l’homme.
Résultant de l’évolution du pouvoir disciplinaire pénitentiaire de l’administration vers un droit disciplinaire pénitentiaire, cette normativisation s’accompagne de l’accroissement des garanties processuelles accordées au détenu, qui accède ainsi au statut de détenu-justiciable. Ce mouvement traduit une certaine recherche d’équité dans la procédure disciplinaire, qui est à mettre en relation avec le renforcement progressif des droits de l’homme en milieu fermé.
Ainsi, les garanties du procès équitable prévues à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme font leur apparition dans la procédure disciplinaire, de manière néanmoins peu homogène puisque, suivant le système observé, elles se traduiront soit par le renforcement de l’impartialité de l’instance disciplinaire (en Angleterre et au Pays de Galles en particulier), soit par le renforcement des droits de la défense (en France, avec l’assistance de l’avocat), soit par l’amélioration de l’accès aux modes de preuve (en Espagne), mais jamais par l’instauration d’un véritable procès disciplinaire équitable.
S’agissant du droit à un recours effectif tel que défini par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, il s’impose avec plus ou moins de force dans les divers systèmes pénitentiaires observés, les exigences de célérité et d’effectivité n’étant que rarement satisfaites en pratique.
Malgré une véritable tendance au renforcement des garanties processuelles dans la procédure disciplinaire pénitentiaire, il convient de relativiser cette évolution au regard notamment des difficultés rencontrées par l’entrée du droit dans le monde pénitentiaire.
Il faut d’une part relever l’« acquiescement » des textes et des juges aux restrictions appliquées aux droits des personnes détenues, acquiescement qui découle de la reconnaissance d’un pouvoir spécifique à l’institution carcérale. Celui-ci se reflète dans la singulière relation entre personne détenue et administration, et dans le droit qui s’y rattache, en lui conférant par là-même l’apparence d’un droit d’exception.
À ces restrictions avalisées par le droit s’ajoutent, d’autre part, les limites inhérentes à l’institution carcérale. Les barrières tant culturelles que structurelles sont nombreuses et se traduisent souvent par une remise en cause de l’effectivité des améliorations processuelles prévues par les textes. Les freins à l’exercice des droits de la défense, les résistances internes, l’imprécision du statut juridique du détenu, les entraves bureaucratiques et le recours à des procédures « alternatives » plus ou moins officielles sont autant de facteurs qui s’opposent au développement d’une véritable justice disciplinaire.
Il est donc nécessaire d’envisager le droit disciplinaire pénitentiaire comme un instrument parmi d’autres pour la gestion du maintien de l’ordre en détention et de développer des réponses globales reflétant cette recherche d’équité dans l’ensemble du système disciplinaire pénitentiaire.
La recherche entreprise débouche sur de multiples pistes de réflexion concernant la discipline en milieu pénitentiaire, voire parfois le droit pénitentiaire de manière plus générale. Les arpenter toutes relèverait de la gageure, c’est pourquoi la position ici adoptée est celle d’une proposition de trame, de canevas, inspirée des aspects les plus saillants des droits internes, du droit européen des droits de l’homme et de la pratique pénitentiaire observés. Les défauts et lacunes mais également les vertus des droits disciplinaires internes et des voies de recours existantes à l’aune des standards processuels européens permettent de proposer des correctifs visant à améliorer la garantie des droits des détenus. L’observation de la pratique invite ensuite à penser la discipline de manière plus globale, en cherchant à éviter la recherche de « l’ordre pour l’ordre » et à réinscrire la discipline dans un cadre plus large, participant également à l’objectif de réinsertion assigné à l’institution pénitentiaire.