L’équivalence des protections des droits fondamentaux de l’Union européenne
Thèse dirigée par Fabrice Picod et Denis Baranger et soutenue à l’Université Paris II Panthéon-Assas le 29 novembre 2019 devant un jury composé de Loïc Azoulai (rapp.), Denis Baranger (dir.), Gaëlle Marti (rapp.), Fabrice Picod (dir.), Romain Tinière et Sébastien Van Drooghenbroeck.
Depuis les années soixante, les juridictions nationales se sont interrogées sur la possibilité de refuser de mettre en œuvre le droit de l’Union européenne afin d’éviter une violation des droits fondamentaux constitutionnels ou conventionnels, alors même que l’application des principes de primauté et d’unité du droit de l’Union européenne interdisent de telles décisions. Elles n’ont accepté de suspendre le contrôle de ces droits fondamentaux qu’en admettant l’existence d’une équivalence des protections des droits fondamentaux entre les ordres juridiques nationaux et européens. Une fois acceptée, cette suspension a pu paraître définitive, l’équivalence étant considérée comme irrévocable. Pourtant, fréquemment, des juridictions nationales refusent ou envisagent de refuser de mettre en œuvre le droit de l’Union européenne en raison d’un risque de violation des droits constitutionnels et conventionnels. De tels refus ont pu être conçus comme des erreurs isolées ou comme une remise en cause exceptionnelle du statu quo établi entre les juridictions nationales et européennes. Mais ces décisions sont trop fréquentes pour être isolées ou exceptionnelles. Dans de nombreux États membres, à tous les niveaux des hiérarchies juridictionnelles, dans la quasi-totalité des champs du droit de l’Union – de la mise en œuvre des mandats d’arrêt européen à l’application de mesures d’austérité ou des libertés de circulation en passant par l’exécution du règlement Dublin III –, des juridictions nationales s’écartent des exigences du droit de l’Union au nom du respect des droits constitutionnels et conventionnels. La répétition et la constance de ces refus appellent à y voir la conséquence de l’architecture même des rapports entre les ordres juridiques nationaux et européens.
Pour rendre compte de cette relation entre équivalence et structure de l’Union européenne, des choix méthodologiques ont été effectués. En particulier, n’ont été étudiées que les décisions dans lesquelles les juridictions nationales acceptent de suspendre ou rétablissent le contrôle des actes étatiques mettant en œuvre le droit de l’Union européenne au regard des droits fondamentaux constitutionnels et conventionnels. En effet, ces décisions sont déterminées par un même problème, celui de la confrontation entre les obligations de mettre en œuvre le droit de l’Union et de respecter les droits fondamentaux. La jurisprudence Bosphorus de la Cour européenne des droits de l’homme est ainsi naturellement incluse dans le champ de cette étude dans la mesure où l’un des enjeux de cette ligne jurisprudentielle est la possibilité pour les juridictions nationales de s’appuyer sur les droits conventionnels pour refuser de mettre en œuvre le droit de l’Union. De même, les raisonnements en termes d’identité constitutionnelle ou d’équivalence horizontale entre États membres ont été intégrés dans cette perspective. En revanche, l’objet de ce travail n’est pas d’identifier un régime de l’équivalence commun à l’ensemble des juridictions ou de cartographier les points de convergence et de divergence entre les ordres juridiques. Il s’agit plutôt d’analyser ce que les raisonnements effectivement menés par les juridictions nationales pour résoudre ce problème commun révèlent de la structure de l’Union européenne et des rapports entre ordres juridiques. En particulier, l’étude de l’équivalence dessine une conception dualiste des rapports entre ordres juridiques. Loin d’être une réalité datée ou dépassée, cette structure détermine la vie concrète du droit de l’Union européenne sans en remettre en cause l’effectivité mais en maintenant une conflictualité latente.
Cela transparaît notamment au stade de l’établissement de l’équivalence des protections des droits fondamentaux. Les raisonnements en termes d’équivalence sont en effet inhérents aux conditions de la protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne (Partie 1). Ils visent répondre à la confrontation d’obligations constitutionnelles distinctes, celles de mettre en œuvre le droit de l’Union européenne et celle de protéger les droits fondamentaux constitutionnels et conventionnels (Titre 1). La séparation entre les ordres juridiques nationaux et européens implique en effet que les organes des États membres mettent en œuvre le droit de l’Union européenne sur le fondement d’une obligation interne et généralement constitutionnelle. Les organes étatiques sont donc soumis au droit de l’Union européenne au travers de l’écran que constitue l’ordre constitutionnel. Toutefois, en raison de ses exigences de primauté et d’unité, ce droit d’origine extérieure peut provoquer une modification profonde de cet ordre et de l’agencement institutionnel des États. Les compétences des organes de l’État peuvent évoluer. Surtout, un partage de la protection des droits fondamentaux est nécessaire. Ou bien les actes étatiques mettent en œuvre le droit de l’Union et ils ne doivent être contrôlés que sur le fondement des droits fondamentaux garantis par l’ordre juridique de l’Union. Ou bien ils sont en dehors du champ d’application du droit de l’Union et les États sont libres de les contrôler.
En effet, le droit de l’Union européenne exige que le contrôle des actes étatiques le mettant en œuvre ne soit plus effectué au regard des droits fondamentaux constitutionnels et conventionnels mais au regard des droits garantis au sein de l’ordre juridique de l’Union européenne. Toutefois, accepter une telle modification du contrôle des actes étatiques soulève un risque au regard de l’obligation de protéger les droits fondamentaux constitutionnels et conventionnels. Si elles acceptent cette évolution, les juridictions nationales ne seront plus en mesure de garantir que les autorités étatiques mettant en œuvre le droit de l’Union continuent de protéger ses droits. L’obligation de protéger ses droits s’oppose ainsi à l’obligation constitutionnelle de mettre en œuvre le droit de l’Union européenne.
Pour concilier ces deux exigences, plusieurs juridictions nationales ainsi que la Cour européenne des droits de l’Homme ont alors eu recours à des raisonnements en termes d’équivalence (Titre 2). Aussi longtemps que le droit de l’Union européenne garantit une protection équivalente des droits fondamentaux – à la fois procédurale et substantielle –, les juridictions nationales acceptent de suspendre le contrôle des actes étatiques mettant en œuvre le droit de l’Union européenne au regard des droits fondamentaux constitutionnels et conventionnels. L’obligation de mettre en œuvre le droit de l’Union est respectée, puisque, dans l’immense majorité des cas, le contrôle n’est pas réactivé. L’obligation de protéger les droits fondamentaux est respectée, puisque si une juridiction venait à établir une défaillance de la protection des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne, elle pourrait rétablir le contrôle des droits fondamentaux constitutionnels et conventionnels.
Ensuite, les contrôles de l’équivalence et notamment des ruptures sont eux aussi déterminés par le dualisme des rapports entre les ordres juridiques nationaux et européens (Partie 2). Les organes mettant en œuvre des raisonnements en termes d’équivalence agissent en tant qu’organes d’un État ouvert et non seulement comme membres d’un espace européen de protection des droits fondamentaux. L’horizon de leur action est en grande partie étatique. Le contrôle de l’équivalence est guidé par des logiques internes aux États. En particulier, il est possible de montrer que les modalités du contrôle ou les phénomènes à l’origine de l’homogénéisation des appréciations de l’équivalence sont le produit de l’appartenance des juridictions à un État et à son cadre constitutionnel (Titre 1). Cela ne signifie évidemment pas que les juridictions soient hostiles au droit de l’Union. Les organes d’un État ouvert sont tenus d’adopter une attitude bienveillante vis-à-vis du droit de l’Union. Cette ouverture prend notamment la forme d’une indétermination des discours relatifs à l’équivalence, de renvoi à une appréciation concrète des ruptures de l’équivalence ou d’une hiérarchisation des droits fondamentaux, pour protéger le plus souvent la mise en œuvre du droit de l’Union européenne.
Par ailleurs, l’étude de l’équivalence en démontre la précarité (Titre 2). Le contrôle des actes étatiques mettant en œuvre le droit de l’Union européenne au regard des droits fondamentaux constitutionnels et conventionnels peut toujours être réactivé lorsque le présupposé en ayant permis la suspension est renversé. Cette situation résulte de deux phénomènes. D’une part, les organes étatiques sont tenus de protéger l’intégrité de leur ordre constitutionnel. Les juridictions nationales ne peuvent être privées de la possibilité d’écarter la mise en œuvre du droit de l’Union européenne lorsqu’elle menace les structures fondamentales de l’ordre constitutionnel. D’autre part, cette précarité résulte du fait qu’il n’existe pas une conception englobante des droits fondamentaux qui pourrait garantir le maintien d’une homogénéité des conceptions des droits fondamentaux en Europe et éviter ou résoudre systématiquement les conflits. L’interprétation et l’application des droits fondamentaux dépend de logiques propres à chaque ordre juridique. Malgré l’existence de clauses organisant leur convergence, rien ne permet de garantir que les arbitrages internes à chaque ordre juridique ne s’écarteront pas les uns des autres.
Cette conclusion doit cependant être bien comprise. Parce que les États membres sont des États ouverts, liés par le droit de l’Union européenne, la mise en œuvre du droit de l’Union est dans l’ensemble effective. Les ruptures de l’équivalence sont rares et les convergences fréquentes. Cependant, les ordres juridiques demeurent autonomes, hétérogènes et par conséquent, peuvent potentiellement se déployer dans des directions contraires. L’équivalence révèle non l’anarchie d’un conflit permanent entre États souverains mais la présence latente de ces conflits potentiels, qu’en sa forme actuelle, l’Union européenne ne peut ni résoudre ni éviter.