Les droits et libertés du numérique : des droits fondamentaux en voie d’élaboration. Étude comparée en droits français et américain
Thèse soutenue le 3 décembre 2021 à l’Université de Bordeaux, devant un jury composé de Mme Pauline GERVIER, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux, co-directeur de la recherche, de M. Ferdinand MÉLIN-SOUCRAMANIEN, Professeur à l’Université de Bordeaux, directeur de la recherche, de M. Henri OBERDORFF, Professeur à l’Université de Grenoble, rapporteur, de M. André ROUX, Professeur à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence, président du jury et de Mme Pauline TÜRK, Professeur à l’Université Côte d’Azur, rapporteur.
Par Rym Fassi-Fihri
À l’origine de multiples transformations culturelles, juridiques, économiques et sociales, le phénomène numérique est désormais identifié comme une véritable « révolution numérique ». Ses utilisateurs ne sont en effet plus soumis à la loi du temps, de l’espace ou de la gravité mais imprégnés d’une nouvelle idéologie, celle des réseaux. En matière juridique, le numérique est à la fois un accélérateur de transformations et un révélateur de logiques inédites. La révolution numérique atteint inévitablement les paradigmes et catégories juridiques, en particulier ceux des droits et libertés fondamentaux.
La recherche porte sur les droits et libertés du numérique en tant que droits fondamentaux en voie d’élaboration. Il s’agit d’une comparaison entre les droits français et américain. Dans ces deux espaces juridiques, ont été consacrés, parmi d’autres, le droit à la protection des données personnelles, le droit d’accès au numérique, le droit à l’oubli et le droit à l’autodétermination informationnelle. Trois raisons expliquent la sélection de ces droits. La première est qu’ils sont les seuls, parmi tous les droits qu’on pourrait qualifier de « numériques », à faire l’objet d’une consécration de niveau constitutionnel ou conventionnel en France et aux États-Unis. La deuxième est qu’ils prennent la forme de droits tuteurs, tandis que d’autres, tels que le droit à la portabilité des données ou encore le droit de décider du sort de ses données post-mortem, constituent plutôt des démembrements des droits précités. Enfin, la troisième raison est pragmatique : pour pouvoir comparer les droits français et américain, il était nécessaire de délimiter l’objet de la recherche. Le flux des droits et libertés du numérique, qui font l’objet d’une intense actualité, paraît en effet rétif à toute entreprise de systématisation.
Spontanément, le choix d’une étude comparative s’est imposé en raison du caractère dématérialisé du phénomène numérique. L’émergence des droits et libertés du numérique ne saurait être une réalité exclusivement nationale et leur étude supposait de prendre en considération l’approche d’un, ou de plusieurs ordres juridiques. Si le droit américain comme unité de comparaison a été privilégié, c’est en raison de ses positions antinomiques avec le droit français ou européen en la matière. À titre d’illustration, la donnée personnelle n’est pas conçue aux États-Unis comme un élément à protéger, mais comme un objet de commerce. C’est pourquoi les deux ordres juridiques français et américain sont a priori des idéaux-types en opposition sur la question des droits et libertés du numérique.
Il est donc intéressant d’analyser la manière dont deux ordres juridiques différents traitent un même défi juridique, à savoir l’incidence du numérique sur les droits fondamentaux. Mais l’objectif est moins d’étudier les incidences du numérique sur l’ensemble des droits et libertés fondamentaux que de repérer une incidence particulière, à savoir la naissance d’une nouvelle catégorie de droits fondamentaux, distincte des catégories existantes. Les droits et libertés du numérique sont-ils constitutifs de droits fondamentaux à part entière jusqu’à donner naissance à une catégorie de droits autonomes ?
La question du degré d’autonomie des droits et libertés du numérique constitue le point de départ de l’étude ainsi que son fil directeur. Elle ne présente de prime abord qu’un intérêt relatif dans la mesure où, d’un point de vue formel, ces nouveaux droits sont de simples prolongements des droits existants. Ils sont en effet systématiquement rattachés par le législateur, le constituant ou les juges à une disposition constitutionnelle ou à une jurisprudence antérieure consacrant le droit au respect de la vie privée ou la liberté d’expression.
Pourtant, les droits et libertés du numérique révèlent des spécificités qui les distinguent des autres droits fondamentaux. D’abord, ils ont la particularité d’être exclusivement dédiés à la sphère numérique, tandis que les autres droits bénéficient d’une sphère d’application indéterminée. Ensuite, les droits et libertés du numérique présentent une logique conceptuelle différente de celle des droits fondamentaux classiques. À titre d’illustration, on ne peut se satisfaire d’une assimilation du droit à la protection des données au droit au respect de la vie privée. En effet, la donnée personnelle ne constitue pas nécessairement une information de nature « privée ». De la même manière, la logique au fondement du droit d’accès au numérique ne peut se réduire exclusivement à celle de la liberté d’expression. L’accès au numérique englobe notamment la possibilité d’accéder à des contenus sans discrimination et le droit d’accès au réseau physique sur le plan matériel.
Enfin, les droits et libertés du numérique font l’objet d’un régime juridique original. Leur caractère déterritorialisé et leurs effets horizontaux étendus permettent de les distinguer des droits classiques. La déterritorialisation de leur régime juridique est la conséquence de la dimension ubiquitaire du numérique qui bouleverse la logique territoriale traditionnellement applicable aux droits et libertés fondamentaux. L’éclatement du concept de frontière conduit alors les autorités normatives à accorder au droit à la protection des données à caractère personnel ou encore au droit à l’oubli une portée transnationale. Quant aux effets horizontaux, ils sont inhérents à la multiplication des ingérences d’origine privée. Si, classiquement, les droits de première génération ont été pensés de façon à lutter contre les ingérences publiques, les nouvelles générations permettent d’envisager un éventuel effet horizontal des droits et libertés fondamentaux. Mais plus que les droits sociaux et environnementaux, les effets horizontaux des droits et libertés du numérique sont une condition sine qua non de leur effectivité dans la mesure où ils sont le plus souvent dirigés contre des personnes privées désignées comme responsables de traitement.
Ainsi, le défaut apparent d’autonomie des droits et libertés du numérique ne saurait conduire trop hâtivement à sous-estimer leur intérêt juridique. Leur seule consécration pose la question de leur émancipation par rapport aux droits qui leur servent de fondements. À défaut d’autonomie, même partielle, les droits et libertés du numérique n’auraient tout simplement jamais été consacrés et la protection des utilisateurs du numérique aurait pu se contenter d’une simple référence au droit au respect de la vie privée ou à la liberté d’expression. Surtout, les spécificités susmentionnées soulèvent des interrogations sur le degré d’autonomie qu’il convient de leur reconnaître et sur la pertinence de l’arrimage aux droits classiques dont ils font l’objet dans les droits français et américain.
En la matière, les évolutions sont multiples et impliquent de tirer des conséquences de nature systémique. L’autonomisation des droits et libertés du numérique s’accélère et se généralise dans les deux espaces comparés. En France comme aux États-Unis, le constituant, le législateur et les juges œuvrent à en faire des droits fondamentaux à part entière. Par exemple, la Cour suprême américaine a, dès 1977, contribué au développement d’un droit du numérique distinct du droit au respect de la vie privée[1], que l’on pourrait rapprocher du « droit à l’autodétermination informationnelle » développé par la Cour constitutionnelle allemande[2]. La logique est la même dans le droit de l’Union européenne, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacrant distinctement le droit à la vie privée et le droit à la protection des données à caractère personnel[3].
Au-delà de ces évolutions dans la doctrine et dans le droit positif, l’autonomisation des droits et libertés du numérique apparaît comme une nécessité pour la protection effective des droits et libertés fondamentaux. Leur absence d’autonomie actuelle est en effet préjudiciable à la protection des individus qui doivent systématiquement rattacher leurs prétentions aux droits classiques, quand bien même ces derniers sont, sur de nombreux points, inadaptés aux spécificités du numérique. En raisonnant par analogie, les juges réduisent le champ d’application des droits et libertés du numérique au domaine des droits qui constituent leurs fondements, alors même que leur signification est parfois plus large. À titre d’illustration, aux États-Unis, la protection des droits et libertés du numérique est conditionnée à la preuve d’une attente raisonnable en matière de privacy, ce qui traduit en réalité une conception étroite de la vie privée.
En définitive, l’étude du degré d’autonomie des droits et libertés du numérique confirme qu’ils pourraient constituer une catégorie de droits fondamentaux distincte des autres catégories de droits. Il convenait pour cela de procéder à une généralisation suffisante des catégories et classifications de droits fondamentaux en droit comparé, en tentant d’éviter le piège de l’ethnocentrisme afin que la nouvelle catégorie proposée soit opérationnelle. Les classifications de droits fondamentaux existantes ont ainsi fait l’objet d’une déconstruction afin qu’une nouvelle classification, susceptible d’accueillir les droits et libertés du numérique comme une nouvelle catégorie de droits fondamentaux, soit proposée. Une telle systématisation présente plusieurs avantages, dont celui d’améliorer leur connaissance par le grand public ou encore de pallier le déficit de protection des utilisateurs du numérique. Par ailleurs, la systématisation des droits et libertés du numérique en une catégorie de droits fondamentaux (presque) autonomes a fait naître l’idée d’une proposition concrète destinée à renforcer leur degré d’autonomie dans le droit positif. L’adoption d’une Charte constitutionnelle des droits et libertés du numérique est possiblement l’une des solutions à la perte, pour les individus, de maîtrise de leurs données personnelles. Cette proposition ne vaut que pour l’espace juridique français dans la mesure où la Constitution américaine de 1787 est rarement amendée et fait l’objet d’une interprétation évolutive par la Cour suprême américaine. Partant, dans les années à venir, l’autonomisation définitive des droits et libertés du numérique pourrait tantôt emprunter la voie textuelle (dans le cas français) tantôt la voie jurisprudentielle (dans le cas américain).
[1] U.S. Supreme Court, Whalen v. Roe, 429 U.S. 589 (1977).
[2] Cour constitutionnelle fédérale allemande, BVerfGE 65, 1, Volkszählung, 15 décembre 1983.
[3] Voir les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.