Espaces publics et libertés. Contribution à l’étude de la spatialisation du droit
Thèse soutenue le 14 décembre 2022 à l’Université Toulouse 1 Capitole devant un jury composé de Xavier Bioy, Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole (co-directeur), Olivia Bui-Xuan, Professeure à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne (rapporteure), Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (examinateur), Marie-Christine Jaillet, Professeure à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès (co-directrice), Stéphanie Hennette-Vauchez, Professeure à l’Université Paris Nanterre (rapporteure) et Jean-François Giacuzzo, Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole (examinateur).
L’espace public n’est pas un objet juridique qu’il faudrait construire, il est déjà là. Si les occurrences de l’expression « espace public » en droit positif sont rares avant 1990, l’adoption de la Loi du 11 octobre 2010 relative à l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public va promouvoir le vocable dans le langage juridique. Jugé trop flou par la doctrine, superflu ou illibéral, l’intérêt pour le concept va rapidement se tarir. Néanmoins, les périodes d’urgence sécuritaire (2015-2017) et sanitaire (2020-2022) ont contribué à raviver, dans le champ juridique, l’intérêt pour l’espace public.
Encore faut-il s’entendre sur le sujet de la controverse. En langue française, l’expression « espace public » est en effet polysémique, désignant tour à tour deux ensembles conceptuels distincts. En philosophie, deux théories de la démocratie se sont réclamées de ce vocable à partir des années 1960 : la théorie phénoménologique d’Hannah Arendt (qui se réfère également au « domaine public ») et la théorie procédurale de Jürgen Habermas (qui évoque, plus exactement, l’« Öffentlichkeit »). Or, l’espace public dont il est question dans notre travail, s’il n’est pas dénué de tout lien avec ces théories, ne se réfère pas (même métaphoriquement) à ce premier ensemble conceptuel.
Plus prosaïquement, l’espace public désigne l’ensemble des espaces concrets ouverts où les actions des destinataires des normes juridiques sont publiques. Il y a « espace public » chaque fois qu’une rue, un chemin, une place, un parking, un jardin, un local ou un bâtiment est considéré comme étant ouvert et peut par conséquent être emprunté librement. C’est donc la migration dans le champ juridique d’un concept étudié par la géographie sociale qui sert de point de départ à cette étude. Toutefois, admettre que l’espace public est un objet digne d’attention pour la science du droit est loin d’être une évidence.
À partir de la définition donnée par l’article 2 de la Loi du 11 octobre 2010, qui affirme que « l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public », trois formes de critiques ont été opposées à la reconnaissance de la pertinence d’un tel concept en droit. Sur le plan scientifique, les incertitudes entourant le champ d’application du concept – quels lieux peuvent être considérés comme des espaces publics ? – ont pu faire douter de la maniabilité du concept. Sur le plan politique, le rejet du recours au concept d’espace public a pu être justifié par son utilisation au soutien de l’édiction de normes d’interdiction au champ d’application géographique vaste. Cette dimension, particulièrement préoccupante, serait renforcée par les possibles extensions autorisées par le flou entourant les frontières de l’espace public, et en ferait par conséquent un concept particulièrement illibéral. Enfin, sur le plan pratique, l’espace public a pu paraître superflu dans un champ du droit où il est concurrencé par de nombreuses catégories juridiques bien installées : lieux ouverts publics, voie ouverte au public, domaine public ouvert au public, établissement recevant du public.
Ces critiques ne sont pas fatales. L’« espace public » de la Loi du 11 octobre 2010 constitue une catégorie juridique sectorielle à laquelle le concept d’espace public ne se réduit pas. Celui-ci est, en effet, un concept infraqualificateur, il joue le rôle d’un véritable élément contextuel dans l’interprétation d’autres notions juridiques et guide l’application de certaines catégories juridiques (le domaine public ou l’établissement recevant du public). La présente étude démontre qu’il est possible de baliser le sens de ce concept, que celui-ci possède une autonome en droit dont l’importance a été sous-estimée et dont les effets de son usage par les autorités normatives ont été négligé. En particulier, l’attention portée à la concrétisation des libertés fondamentales dans notre système juridique révèle les enjeux, tant pour les praticiens, que pour la doctrine, d’une meilleure compréhension du concept. L’espace public entretient depuis longtemps dans le discours juridique une relation complexe avec notre système de protection des libertés.
Pour mettre à jour ces aspects de l’espace public, deux choix méthodologiques ont été faits. Premièrement, nous avons choisi d’emprunter la voie d’une analyse pragmatique du langage juridique : la clarification du sens de ce concept ne suppose pas simplement d’établir une convention sémantique (comme une définition), elle est également tributaire de la description de la pratique des autorités normatives. Cette démarche suppose de rendre compte de la richesse de ses usages juridiques, guidés par les caractéristiques associées à celui-ci, plutôt que d’en établir la correction ou la taxinomie.
Secondement, il a été fait le choix de prendre au sérieux les implications de l’appartenance de l’espace public à la catégorie des concepts relatifs à l’espace. Une telle perspective invite à mettre au cœur de la recherche ce que nous avons nommé la spatialisation des normes juridiques : les caractéristiques physiques et sociales des espaces publics façonnent et sont façonnées par l’usage du concept dans la pratique juridique. En mobilisant ce type de concepts spatiaux, les autorités imputent des conséquences juridiques ayant des incidences sur les libertés. Plus précisément, l’endroit où se situe le titulaire de droits fondamentaux détermine (pour partie) l’étendue des libertés qui lui sont attribuées par nos systèmes juridiques.
La démonstration des incidences structurelles sur les libertés fondamentales de l’usage en droit de l’espace public s’est effectuée en deux temps. Dans un premier temps, nous avons cherché à identifier le sens du concept d’espace public (Partie I), en distinguant les différents répertoires d’usages dans lesquels il est traditionnellement inscrit et en isolant le critère qui guide l’application du concept : l’ouverture. Ce travail a été le préalable nécessaire pour, dans un second temps, comprendre le régime d’accessibilité des espaces publics (Partie II), autrement dit les règles juridiques par lesquelles est concrétisée la liberté et l’égalité de déplacement propre à cette catégorie d’espace.
Partie première : L’identification du concept juridique d’espace public
La première partie de la thèse a vocation à démontrer l’originalité du concept d’espace public en droit. En étudiant les différents répertoires de son utilisation, il a été possible de montrer que si le droit administratif de la police et du domaine public a eu tendance à réduire la portée de l’espace public, le droit des libertés a mis en évidence son autonomie (Titre I). Cette étape était nécessaire, pour permettre de comprendre la signification du concept en droit positif. Partant, elle ouvre la voie à une meilleure compréhension de son fonctionnement en droit positif (Titre II), en formulant tant les fonctions qu’il y remplit que les caractéristiques qui permettent de l’identifier.
Titre I – L’autonomie du concept juridique d’espace public
L’étude de l’espace public nécessite d’abandonner l’idée de trouver une voie d’accès direct au concept. Les concepts sont constitués de « l’ensemble des hypothèses et des idées de fond partagées par un groupe de théories »[1]. Par conséquent, un concept peut faire l’objet de diverses conceptions qui accordent une force ou un relief particulier à certains de ses aspects en fonction des présupposés et des problèmes qui les structurent. À cet effet, notre travail identifie trois conceptions : la conception policière selon laquelle l’espace public est la circonscription de la compétence de police ; la conception domaniale pour laquelle le concept renvoi aux biens affectés à l’usage direct du public ; la conception libérale qui, quant à elle, désigne des espaces d’exercice des libertés.
Ces trois conceptions s’appuient sur les mêmes espaces jugés typiques de l’espace public : la place publique et surtout la rue. Ce constat est loin d’être anodin, il souligne , au contraire, que l’espace public joue un rôle ancien dans notre expérience juridique en tant que guide de la qualification juridique des lieux publics ou du domaine ouvert au public. De plus, ces trois manières d’aborder le concept mobilisent en creux le concept de propriété : l’accessibilité de l’espace public est le négatif de l’exclusivité de la propriété privée. Toutefois, lorsque le concept est analysé dans la perspective du domaine public ou de la police administrative (voire judiciaire) la priorité est donnée à la garantie d’une des dimensions de l’intérêt général (ordre public ou affectation du domaine).
L’intérêt de l’analyse à partir du droit des libertés est de renverser la perspective et de prioriser la question de l’effectivité des libertés fondamentales dans les espaces publics. Ce renversement a été vecteur d’un renouvellement de l’étude du concept en s’interrogeant sur son critère d’application, son régime juridique ou son articulation avec l’espace privé. Il a fait apparaître la valeur attribuée à l’espace public dans notre système juridico-politique libéral et républicain en tant qu’espace où les citoyens sont protégés contre les ingérences arbitraires et bénéficient d’une égale considération publique. Enfin, cette perspective libérale a mis en évidence que la question des corps et des comportements perçus, et à quelles conditions, revêt une importance particulière. Nécessaire à certains aspects importants de nos libertés fondamentales, elle fournit des justifications à l’appui des restrictions de certaines libertés (liberté d’aller et venir, liberté d’expression, liberté religieuse, etc.).
Ce travail de reconstruction des arrière-plans, sur lesquels le concept s’est déployé, de longue date, dans notre expérience juridique, était indispensable pour acquérir les coordonnées fondamentales d’utilisation du concept et discerner son noyau dur. Toutefois, seule une analyse approfondie de l’espace public en tant que concept spatial du langage juridique ordinaire était à même de nous éclairer sur son sens.
Titre II – La formulation du concept juridique d’espace public
Le langage juridique n’est plus ici celui de la doctrine ou de la dogmatique, mais celui du jurislateur. C’est l’espace public des dispositions des normes législatives et règlementaires, des décisions jurisprudentielles. Une telle étude nécessite de prendre au sérieux l’espace des espaces publics qui, jusqu’à présent, n’a pas fait l’objet de réelle théorisation par la doctrine juridique[2].
Il est manifeste que la recherche juridique n’a pas épuisé le potentiel que soulève l’étude des concepts relatifs à l’espace, jusqu’à présent plutôt limité à certains objets (le territoire) ou certains phénomènes normatifs particuliers (la « territorialisation du droit »). Notre analyse a montré que les concepts spatiaux comme l’espace public s’inscrivent dans un répertoire d’usages riche allant de la condition d’application de la norme à la justification de l’interprétation retenue par les interprètes en passant par la localisation et l’interprétation des faits (pour apprécier si une voie est ouverte à la circulation publique ou si une parcelle est à l’usage direct du public par exemple).
L’usage du concept d’espace public est tributaire de certaines règles dont dépend l’attribution à un espace de la qualité d’« être public ». Le travail d’appréciation des faits des autorités d’édiction, d’interprétation et d’application du droit est guidé par un prototype (la rue essentiellement) ayant certains traits (physiques, sociaux et normatifs) appréciés différemment selon les espèces.
La première conséquence de cette analyse est de montrer que le concept ne fait pas l’objet d’une utilisation catégorielle, selon laquelle il est nécessaire de déterminer a priori si un espace appartient, ou non, à cette catégorie d’espace. L’étude des usages juridiques révèle que ce sont les traits physiques (creux, artificiels et utiles au déplacement), sociaux (fréquentés, dont les utilisations et les exclusions possibles sont limitées) et normatifs (fonction prêtée aux espaces par le droit et exercice du pouvoir juridique d’en réguler l’accès) des espaces publics qui guident l’appréciation des faits.
La seconde conséquence, c’est la minimisation de la propriété (comme critère) du concept au profit de la notion d’ouverture. L’ouverture désigne la capacité de facto que possède un espace de communiquer avec un autre. Dit autrement, un espace peut être dit « ouvert » lorsqu’il permet d’entrer et de sortir d’un espace public, mais également de passer d’un espace public à un autre. La notion d’ouverture nécessite de penser en termes d’ « interface d’accès »[3], c’est-à-dire à la fois de surface de contact entre deux espaces et de la procédure qui règle les échanges entre les deux. Le régime d’accessibilité désigne alors le régime de la liberté d’aller et venir par lequel notre système juridique organise l’ouverture des espaces. Ce dernier implique d’interroger l’étendue de la liberté d’aller et venir qui résulte de la configuration des relations juridiques lors de l’entrée et la circulation d’un espace.
Ce travail, ouvre en conséquence, la voie à l’analyse des conditions normatives d’ouverture de l’espace (publicisation) à laquelle la propriété (comme régime) peut constituer un frein important.
Partie seconde : La portée du concept juridique d’espace public
Dans la seconde partie de ce travail, c’est la faculté du concept à produire un effet par et sur le droit – sa portée – qui a attiré notre attention. L’étude fait apparaître l’ambivalence de ces effets dans notre système de protection des libertés fondamentales. En effet, comme l’étendue des déplacements juridiquement permis dans un espace est déterminante pour juger de l’accessibilité d’un espace (Titre I), celle-ci fait l’objet d’une relative protection. Toutefois, force est de constater que l’espace public peut également être mobilisé au détriment de l’accessibilité des espaces lorsqu’il sert de justification à l’aménagement des libertés (Titre II).
Titre I – Garantir l’accessibilité de l’espace public
La liberté d’aller et venir joue un rôle central dans l’analyse. Lorsque les individus souhaitent parcourir les espaces publics c’est un aspect « interne » de la liberté d’aller et venir qui est mis en œuvre : plutôt qu’être libre d’entrer et sortir du territoire, ce sont les déplacements sur le territoire qui sont soumis à l’analyse. Les états d’urgences sécuritaire et sanitaire, pourvus d’un arsenal de mesures restreignant particulièrement la liberté d’aller et venir (assignation à résidence, confinements, etc.) ont illustré le poids que l’exercice de la liberté d’aller et venir dans les espaces publics pouvait revêtir. En particulier, ils ont mis en évidence l’importance de l’encadrement juridique du pouvoir de régulation de l’accès à ces espaces par les autorités publiques et privées.
Notre travail vise à mettre en évidence que ce pouvoir est bien soumis à des exigences juridiques tournées vers la protection de l’ouverture des espaces, dont le noyau dur est assuré par le droit de sortir dans les espaces publics. Celui-ci suppose de limiter les hypothèses où la possibilité de sortir échappe à la volonté des personnes (incarcération, assignation à résidence et hospitalisation d’office), de réprimer les entraves aux déplacements dans les espaces publics et de prohiber la mise en place d’une autorisation préalable d’accès à ces espaces. De plus, les limitations à l’accès aux espaces publics ne sauraient reposer sur des critères discriminatoires. Ce noyau dur de protection s’applique indépendamment du régime de propriété et peut être enrichi lorsque notre système juridique exige d’aménager l’espace pour en assurer un accès universel afin d’éviter une rupture d’égalité au détriment des personnes à mobilité réduite.
Néanmoins, notre étude a également fait apparaître la vulnérabilité de ces principes. Le libre accès connaît de nombreuses exceptions : pour les biens protégés sur le domaine public ouvert au public il ne confère un droit aux espaces publics qu’aux usagers qui souhaitent y exercer certaines libertés fondamentales dans la rue (le droit de propriété du riverain, la liberté d’expression collective et de réunion du manifestant). Plus mince dans les espaces publics de propriété privée, l’accès peut être soumis à de nombreuses conditions (horaires ou paiement d’un prix par exemple) et formera un « droit d’accès » qu’en contrepartie d’une relation contractuelle entre le gérant et le client. Il est ainsi plus juste de conclure qu’il n’existe pas un droit général d’accès aux espaces publics, mais une simple liberté d’y accéder.
De manière similaire, notre système juridique est marqué par une vision essentiellement formelle de l’égalité qui suppose que l’exercice du pouvoir d’accès n’exprime pas de différence de traitement entre les citoyens. Deux limites importantes marquent ce principe appliqué aux espaces publics. D’une part, l’égalité n’interdit pas aux autorités publiques d’organiser un accès différentiel aux espaces publics dès lors que la différence de situation, ou l’intérêt général, l’exige (comme en témoigne le traitement des « gens du voyage » ou les couvre-feux qui visent les mineurs). D’autre part, le principe d’égalité est essentiellement applicable aux personnes publiques, par conséquent son extension à des personnes privées propriétaires d’espaces publics n’est pas acquise.
L’investigation sur le libre et l’égal accès aux espaces publics met en évidence la fluidité du régime d’accessibilité à cette catégorie d’espace. Cette caractéristique résulte de la nature instrumentale de la liberté d’aller et venir, dont la configuration dépend des buts poursuivis par l’autorité régulant l’accès aux espaces publics. Un tel constat invite à une étude approfondie des modalités (Qui configure l’accès aux espaces publics ? Comment procèdent-ils ?) et des justifications de l’aménagement de la liberté d’aller et venir dans les espaces publics.
Titre II — Limiter l’accessibilité de l’espace public
Jeremy Waldron rappelle que la préoccupation pour l’effectivité des libertés « devrait nous amener à prêter une certaine attention au nombre de choix qu’il reste à une personne après que chaque contrainte a été exercée »[4]. Ainsi, l’utilisation dans la pratique juridique de l’espace public détermine les conditions matérielles et juridiques d’exercice de la liberté d’aller et venir : l’accessibilité des espaces publics est dépendante des dispositifs spatiaux régulant l’accès et nos comportements dans ces espaces. Ainsi, le choix de la normativité de ces dispositifs est pour partie tributaire des valeurs dont est porteur le concept.
Notre travail parvient à mettre en lumière plusieurs aspects importants tenant à l’exercice du pouvoir de réglementation de l’accès et des comportements des espaces publics. Tout d’abord, malgré la complexité de la répartition de ces deux pouvoirs dans un même espace (ils peuvent être exercés par la même autorité ou être partagés entre plusieurs d’entre elles), il apparaît que les communes possèdent une compétence « naturelle » de régulation de l’accès et des comportements sur tous les espaces pouvant être assimilés à des voies publiques (rue, voie privée ouverte au public, galerie marchande, etc.). Ensuite, nous montrons que le propriétaire dispose d’un important pouvoir de régulation de l’accès et des comportements sur sa parcelle même ouverte au public. Il garde notamment en toute situation un pouvoir d’exclusion lui permettant de fermer au public l’espace lui appartenant. Plus intéressant encore, la recherche montre que l’exercice de ces pouvoirs dans les espaces publics prend la forme de dispositifs aujourd’hui encore peu encadrés par le droit (tel est le cas du règlement intérieur d’un centre commercial par exemple). Cette question démontre par ailleurs, l’intérêt pour les sciences juridiques en général et le droit des libertés en particulier, de s’intéresser aux normes juridiques incarnées par l’architecture, le mobilier urbain et les nouvelles technologies qui peuvent modifier substantiellement la morphologie des espaces publics.
Enfin, ces dispositifs témoignent de l’homogénéisation et de la normalisation en cours des usages des espaces publics. Des logiques de gestion des espaces autrefois réservées à certains d’entre eux se diffusent : les parcs d’attractions, les stades, les aéroports et les gares, les centres commerciaux ou encore les grands magasins. Cohabitent aujourd’hui des normes destinées tant à garantir la sécurité des espaces publics qu’à promouvoir leur marchandisation ou leur moralisation. À ce dernier titre, le mouvement de fond d’extension géographique d’une version axiologique de la laïcité (des écoles aux locaux des entreprises, en passant par les locaux des services publics) est exemplaire.
En effet, si l’ordre public « matériel et extérieur » est une limite classique à la liberté d’aller et venir dans les espaces publics, notre système juridique libéral admet certains arguments moralistes, tenant à la prévention de comportements jugés impudiques (comme le montre le contentieux administratif visant la prostitution). En ce sens, le régime d’accessibilité d’un espace est une modalité importante de la configuration du régime de visibilité des libertés qui peuvent s’y manifester.
La controverse juridique sur l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public a conduit à faire passer en force de droit une vision extensive de ces arguments en s’appuyant sur l’atteinte portée à l’ordre social public exprimé par des termes comme « exigences minimales de vie en société » ou « vivre ensemble ». Ce que nous nommons l’« ordre social public » implique que la préservation de l’intégrité de la société passe par la lutte contre certains comportements publics qui nuiraient au lien social, justifiant une interdiction générale et absolue. Cette évolution, certes limitée, est néanmoins préoccupante.
Conclusion
Les croyances et les connaissances que nous avons sur les espaces publics (leur caractère dangereux, démocratique, etc.) et les projets que nous avons à leur égard (jouissance des libertés, protection des biens et des personnes, exploitation économique, harmonie sociale, etc.) dirigent le travail de production et d’interprétation des normes. C’est sur celui-ci que repose le traitement institutionnel de ces espaces qui se traduit matériellement dans l’expérience incarnée que les citoyennes et citoyens en ont : certains espaces publics invitent à s’arrêter, d’autres à circuler, d’autre encore à consommer.
La multiplication des dispositifs régulant l’accès et les comportements dans les espaces publics, l’institutionnalisation d’une vision extensive de l’ordre public pour des raisons moralistes et la pérennisation des états d’urgences dans le droit commun soulèvent par conséquent la question de l’encadrement des autorités exerçant le pouvoir d’accessibilité et de réglementation des espaces publics. La nécessité d’une plus grande transparence dans les dispositifs utilisés ainsi que d’un meilleur contrôle institutionnel (Parlement, administration) et juridictionnel de ces pouvoirs dans les espaces publics est impérative pour notre système de protection des libertés.
Pour clore la présentation de ce travail, revenons sur une des critiques évoquées à titre préliminaire : l’espace public est-il illibéral ? On ne peut nier ni son usage sécuritaire et moraliste dans le discours politique et administratif ni les conséquences lourdes que cet usage a pour les citoyens et l’intégrité de nos démocraties libérales. La focalisation contemporaine autour de la sécurité et la neutralité religieuse dans les espaces publics doit cependant nous inviter à réinvestir l’usage libéral qui est fait, depuis longtemps, du concept d’espace public plutôt que de l’abandonner.
Les espaces publics modernes ont été pensés dans les contextes historiques des violences interconfessionnelles des XVIème et XVIIème siècles en Europe et consacrés au XXème siècle en réaction aux deux conflits armés mondiaux, au totalitarisme et aux persécutions et éliminations de masse. S’assurer que les personnes ne soient pas traitées comme des « citoyens de seconde zone », ou des indésirables, à l’extérieur de leur domicile est une des promesses de nos systèmes de protection des libertés contemporains. Notre réflexion sur l’espace public et notre expérience dans les espaces publics devraient être source de trouble et d’indignation pour les formes d’injustices structurelles qu’elles révèlent. Elles devraient également cultiver notre tolérance qui, loin d’être un mal nécessaire dans une société libérale, est un préalable à la constitution d’une communauté politique plus juste.
[1] Vittorio Villa, Una teoria pragmaticamente orientata dell’interpretazione giuridica, Turin, G. Giappichelli, 2012, p. 43.
[2] Patrick Janin, L’espace en droit public interne, thèse Université Lyon 2, 1996, p. 31
[3] Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Paris, Flammarion, 2009, pp. 212-215.
[4] Jeremy Waldron, « Homeless and the issue of freedom », The University of Toronto Law Journal, vol. 295, 1991-1992, p. 45.