L’institution de l’humain. Réflexion critique sur la summa divisio personne/chose au XXIe siècle
Thèse soutenue le 11 décembre 2023 à l’Université Jean Moulin Lyon 3 devant un jury composé des professeur(e)s Pascale Deumier (Université Jean Moulin Lyon 3), Xavier Labbée (Université de Lille), Blandine Mallet-Bricout (Université Jean Moulin, directrice), Judith Rochfeld (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Frédéric Rouvière (Université d’Aix-Marseille).
Par Marie Potus
Résumé
Décrite par les uns comme « l’armature de la conception du droit » [1], par les autres comme « la plus importante de toutes les distinctions juridiques » [2], voire comme « la vérité première » [3], la summa divisio des personnes et des choses s’impose aujourd’hui comme une des pierres angulaires de l’ordre qu’institue le droit civil. Pourtant, la question de son maintien ou de son dépassement constituerait, selon le Professeur Malaurie, tout l’enjeu du troisième millénaire[4]. Avec lui, il faut en effet reconnaître que la distinction est frappée de plein fouet par les bouleversements qui affectent nos sociétés. Les dernières années ont été marquées, entre autres, par un développement fulgurant du numérique et des technologies biomédicales lesquelles font vaciller les frontières du naturel et de l’artificiel, de la vie et de la mort, du virtuel et du réel ou encore du corps et de l’esprit. Début mai 2023, on apprenait, par exemple, le lancement des « tout premiers » essais sur des humains d’un implant cérébral qui offre la possibilité de contrôler un ordinateur par la seule pensée[5]. Parallèlement, l’homme témoigne d’une bienveillance nouvelle à l’endroit des animaux et de la nature à mesure qu’il prend conscience de sa part de responsabilité sur l’ensemble des phénomènes globaux que sont, par exemple, la raréfaction des ressources terrestres, le réchauffement climatique ou encore l’extinction massive de nombreuses espèces vivantes. En définitive, toutes ces évolutions se conjuguent pour ébranler les certitudes des juristes sur le statut du corps, de la chair, de l’identité, de la nature et de nombreuses entités désormais situées aux frontières de ces deux colonnes élémentaires de l’ordre juridique que sont les personnes et les choses.
Voilà où réside le cœur de notre étude : il s’agit de déterminer si la summa divisio des personnes et des choses doit, à l’aube du XXIe siècle, être conservée ou bien être dépassée.
Première Partie – La première partie s’attache à critiquer l’utilisation éthique de la distinction des personnes et des choses pour montrer qu’elle ne doit avoir qu’une utilité technique.
Titre 1. Au commencement de notre recherche, il a logiquement fallu lever le voile de ce que les juristes dissimulent derrière l’expression « summa divisio des personnes et des choses ». Or une étude historique, tant du contenant summa divisio que des notions de personne et de chose, a révélé la diversité des acceptions qu’ont pu recevoir la distinction et ses notions à travers les âges. Dans son acception contemporaine, la distinction a, de prime abord, le mérite de la simplicité puisque, si toutes les personnes ne sont pas des hommes, tous les hommes sont en revanche des personnes de sorte que personne juridique et personne humaine sont souvent assimilées. Quant aux choses, elles sont tout ce qui n’est pas une personne. Cependant, cette présentation est loin de correspondre à ce qu’elle a pu être au cours de l’histoire. Si la summa divisio existait bien en droit romain, ce n’est qu’à compter du subjectivisme, lorsque le renouveau kantien de la métaphysique a emporté, en philosophie, un renouvellement du concept de raison que s’est imposée, en droit, la signification contemporaine de la summa divisio, laquelle est construite sur l’idée d’une opposition des personnes et des choses et d’une domination des premières sur les secondes. Quant aux notions, elles ont, elles aussi, subi de profonds bouleversements à mesure que les sociétés se transformaient. À ce stade, il nous est donc apparu que les notions étaient en réalité mouvantes et étroitement liées à l’état de la société qui les appréhende et de la pensée qui domine une époque. En dépit de son enracinement pluriséculaire, de profonds changements philosophiques, sociaux, économiques, scientifiques sont venus enrichir la summa divisio, tant dans son emploi que dans sa substance. D’où notre parti pris méthodologique de l’ouverture à la transdisciplinarité, car pour comprendre les bouleversements qui affectent aujourd’hui la summa divisio, il faut également les mettre en corrélation avec les progrès scientifiques et l’évolution des mœurs et des idéologies (Chapitre 1). Ceci posé, nous nous sommes cependant de nouveau heurtée à une autre difficulté. Au-delà de ce point commun, les désordres qui affectent aujourd’hui les catégories juridiques de personnes et de choses sont nombreux, divers, et justifiés par des considérations elles-mêmes disparates et hétéroclites. Le retour à une certaine orthodoxie juridique nécessitait donc, d’abord, de mettre de l’ordre dans ces différents flottements. En ce sens, il nous a paru pertinent de mettre en lumière deux grands mouvements : un mouvement d’anthropomorphisation des choses et un mouvement de réification de la personne humaine. Deux phénomènes participent de ce qu’il nous a paru pertinent d’appeler l’« anthropomorphisation des choses ». Le premier est extrinsèque à la summa divisio. C’est la personnification, qui consiste à revendiquer la personnalité juridique au profit d’entités qui peinent à se satisfaire de leur condition de chose (les animaux, la nature, les robots), soit pour les protéger, soit pour les rendre responsables, et qui doit être distinguée de l’hominisation, qui procède de l’octroi de qualités humaines à des entités non-humaines. Le second est intrinsèque à la summa divisio. C’est la subjectivisation des choses qui est « le phénomène d’affectation des choses à la protection des éléments substantiels de la personne »[6] et qui se manifeste en suivant deux dynamiques distinctes : la personnalisation et l’humanisation. Suivant une trajectoire radicalement opposée, le second mouvement, le mouvement de réification de la personne, reflète l’attraction vers le marché, d’éléments traditionnellement constitutifs de la personne[7]. Bien que le constat de la réification de la personne ne soit pas récent, les interrogations qu’il soulève prennent, au XXIe siècle, une teinte bien plus sombre. L’avancée des techniques touchant à l’être humain a pour corollaire une artificialisation du corps humain tandis que la progression subreptice de l’anthropotechnie au sein de la société fragilise les armes du droit positif dans sa lutte contre la chosification de l’homme. Quant à la personnalité, elle n’échappe pas non plus au mouvement dès lors que les questions liées à l’identité numérique rejoignent désormais les débats plus anciens sur les droits de la personnalité (Chapitre 2).
Titre 2. La question des insuffisances appelle donc à repenser les contours de la distinction et de ses catégories. C’est sur ce constat qu’il nous a paru pertinent d’étudier les nombreuses solutions proposées par la doctrine et d’interroger, outre leur opportunité (Chapitre 1), les enjeux sous-jacents (Chapitre 2). À l’issue de ce travail, il nous a non seulement semblé que ces propositions n’étaient pas, à elles seules, suffisantes pour résoudre les difficultés, mais surtout, il nous est apparu que malgré la tendance du droit à la scientificité, en matière de personnes et de choses, les valeurs s’immiscent toujours dans les constructions, notamment doctrinales. Cela s’explique, à notre sens, par le fait que toutes ces problématiques soulèvent des questions à portée éthique à laquelle il est difficile d’échapper dès lors que le concept de personne tient lieu de définition de ce qu’est l’humain.
Seconde Partie – D’où notre proposition : instituer juridiquement l’humain afin de décharger la personne juridique de la charge ontologique, éthique, philosophique, morale, qui pèse sur elle aujourd’hui. La seconde partie tente ainsi de reverser les questions éthiques dans une nouvelle catégorie, l’humain, qui est radicalement irréductible à la distinction des personnes et des choses.
Titre 1. Cette proposition nous paraît en effet présenter un double intérêt au regard des difficultés qui affecte la summa divisio. Le premier, c’est qu’elle permet de réaffirmer les valeurs auxquelles le droit est et doit, à notre sens, être attaché et ainsi de lutter contre le phénomène de réification. Rappeler les valeurs auxquelles notre droit est attaché, c’est rappeler qu’il comporte en lui un appel à l’humanisme. Le droit civil français, qui est imprégné dans une culture occidentale profondément humaniste, a l’homme pour fondement et pour fin. Mais s’il est un « fait de culture »[8], ce n’est pas uniquement parce qu’il subit l’influence d’un modèle culturellement orienté, mais aussi parce qu’il y participe. Certes, les catégories juridiques ne prétendent pas fournir une représentation exacte du réel. Elles sont instrumentales. Pourtant, le droit civil a un effet instituant. Il est performatif. Il est donc le lieu des aspirations philosophiques de notre société. Or nous croyons qu’au-delà du droit, l’humain est irréductible. C’est pourquoi nous souscrivons à l’idée selon laquelle le droit a pour fonction d’instituer l’humain ; le but étant de le placer au sommet de la hiérarchie des valeurs et de lui conserver ses attributs propres (Chapitre 1). Mais l’institution de l’humain présente aussi à un second intérêt, tout aussi important, qui est de répondre au besoin de protection du non humain dont témoigne le mouvement d’anthropomorphisation des choses. En effet, il n’est pas question, en instituant l’humain, d’abandonner nos catégories de personnes et de choses, mais plutôt de réfléchir à une nouvelle catégorie qui permette de penser les rapports qu’entretiennent les humains et les non humains sous un prisme différent du rapport de sujétion classique et du droit de propriété dans lequel la modernité a enfermé les personnes et les choses. L’enjeu donc, c’est essentiellement de penser différemment pour ensuite agir autrement. Penser différemment, c’est renouer avec les réalités du monde et l’aspiration de l’homme à communier avec ce qui l’entoure. Dans le babillage de l’époque, l’humanisme est de plus en plus désigné comme une revendication moralisatrice et obsolète. Pourtant, l’humanisme juridique n’est pas incompatible avec la prise en compte de nouvelles sensibilités dès lors qu’il ne vise pas la transcendance et l’impérialisme, mais qu’il promeut davantage une forme de « mise en relation » avec son environnement. Agir autrement, c’est commencer à réfléchir collectivement à des moyens concrets et pratiques de mise en œuvre de cette nouvelle philosophie, que nous avons appelée humanisme de symbiose, pour pouvoir protéger plus efficacement les entités non humaines qui participent de ce qu’est l’humain (Chapitre 2).
Titre 2. Restait enfin une difficulté à affronter, mais non des moindres : comment penser l’humain ? Cette question ne pouvait, à notre sens, se passer d’une réflexion sur le rôle et les méthodes du droit. L’humain est une réponse à un problème global. Pour être effectif, il nous semble donc devoir être pensé en suivant une forme de transversalité, au-delà des frontières internes, et au-delà des frontières disciplinaires (Chapitre 1). Les difficultés recensées étant nombreuses, il nous a toutefois semblé qu’une réflexion au niveau interne pourrait déjà constituer une première étape utile pour amorcer une transformation du droit. Si la personne est une catégorie technique, l’humain est une catégorie symbolique, éthique, à finalité protectrice. Il est porteur de valeurs et s’appuie sur une ontologie. Or dans la mesure où il n’existe pas une ontologie unique de l’humain, le droit peut instituer l’humain en choisissant son ontologie propre. Il n’est pas tenu par l’enseignement des sciences « dures ». L’ontologie de l’humain que nous souhaitons inscrire en droit repose sur la fusion d’une ontologie philosophique (qui saisit la figure de l’humain par les relations qui le fondent) et d’une ontologie anthropologique (qui saisit l’humain par sa dimension incarnée). Elle nous paraît d’une grande praticité, car elle se découvre déjà en partie dans le droit positif lorsqu’il encadre la personne humaine, l’espèce humaine, l’humanité et l’être humain. Poser les contours de l’humain autoriserait cependant une protection plus large, à même de prendre en compte l’humanisme de symbiose et les besoins de protection de certaines entités. Il nous a semblé alors possible d’instituer l’humain en protégeant ses deux dimensions, à savoir sa dimension matérielle (la chair) et sa dimension immatérielle (l’identité humaine composée de l’identité de la personne humaine, mais aussi de l’identité relationnelle). Cela permettrait de susciter un ordre public de l’humain, par la création de nouvelles règles, destinées à protéger l’unité et la fragilité de ses deux composantes (Chapitre 2).
Plan de la thèse
PARTIE I : LA SUMMA DIVISIO PERSONNE/CHOSE EN QUESTION
TITRE 1 : LA FRAGILITÉ DE LA SUMMA DIVISIO
Chapitre 1 : L’instabilité historique de la summa divisio
Chapitre 2 : Les insuffisances contemporaines de la summa divisio
TITRE 2 : LA REMISE EN CAUSE DE LA SUMMA DIVISIO
Chapitre 1 : Les faiblesses des réactions doctrinales
Chapitre 2 : Les enjeux de la remise en cause de la summa divisio
PARTIE II : UNE INCITATION À PENSER L’HUMAIN
TITRE 1 : POURQUOI PENSER L’HUMAIN
Chapitre 1 : Hiérarchiser les valeurs en réponse à la réification
Chapitre 2 : Ouvrir de nouvelles perspectives en réponse à l’anthropomorphisation
TITRE 2 : COMMENT PENSER L’HUMAIN
Chapitre 1 : Penser l’humain par un bouleversement des frontières disciplinaires
Chapitre 2 : Penser l’humain par sa catégorisation
[1] LOISEAU G., Le droit des personnes, 2e éd., Ellipses, 2020, p. 1.
[2] MALAURIE P. et AYNES L., Droit des biens, 9e éd., LGDJ, 2021, p. 1.
[3] JOSSERAND L., « La personne humaine dans le commerce juridique », D., 1932, chron. 1.
[4] MALAURIE P., Les personnes, les incapacités, 3e éd., Defrénois, 2007, p. 4.
[5] FRANCE INFO ET AFP, « La start-up Neuralink d’Elon Musk annonce être autorisée à tester ses implants cérébraux sur des humains », Franceinfo, 26/05/2023, disponible sur https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/la-start-up-neuralink-d-elon-musk-annonce-etre-autorisee-a-tester-ses-implants-cerebraux-sur-des-humains_5848805.html, consulté le 9 septembre 2023.
[6] BARBIER G., La subjectivisation des choses en droit civil, Thèse Bordeaux, 2016, p. 26.
[7] ROCHFELD J., Les grandes notions du droit privé, 3e éd., PUF, 2022, p. 41.
[8] SUPIOT A., « Grandeur et petitesses de professeurs de droit », Les cahiers du Droit, Vol. 42, no 3, 2001, p. 595.