Fichiers de police et de justice et libertés fondamentales
Thèse de doctorat sous la direction de Madame le Professeur Virginie PELTIER, Université de Bordeaux. Thèse soutenue le 12 juin 2023 à l’Université de Bordeaux devant un jury composé de Madame Évelyne BONIS, Professeure à l’Université de Bordeaux (présidente du jury), Monsieur le Professeur Olivier CAHN Professeur à CY Cergy Paris Université (rapporteur), Monsieur Charles GIRARD, Maître de conférences à l’Université Jean Moulin – Lyon III (rapporteur), Madame le Professeur Virginie PELTIER, Professeur à l’Université de Bordeaux (directrice de la thèse) et Monsieur le Professeur Cédric RIBEYRE, Professeur à l’Université Grenoble Alpes (rapporteur).
Par Yoann Nabat
Dans une définition large, les fichiers de police et de justice peuvent être entendus comme les ensembles structurés de données à caractère personnel mis en œuvre par l’institution judiciaire ou les services de police administrative ou judiciaire dans le cadre de leurs missions de prévention, de recherche, de poursuite et du jugement des infractions pénales ainsi que d’exécution des peines et mesures de sûreté. Mis à contribution aussi bien dans le cadre de la procédure pénale que lors des enquêtes administratives, les fichiers de police et de justice sont déployés aujourd’hui très largement sans, pour autant, faire l’objet d’un régime juridique clair et ce particulièrement au regard des atteintes aux libertés fondamentales qu’ils entraînent nécessairement. Plus encore, la pratique du fichage policier et judiciaire est à la fois connue de tous dans son principe, parfois fantasmée par une partie du grand public mais encore relativement méconnue du juriste dans le détail de sa mise en œuvre. En ce sens, la thèse propose de prendre pour point de départ l’étude des principales bases de données policières et judiciaires mais aussi l’apport de l’interdisciplinarité juridique et même de la criminologie, de l’informatique et de la philosophie pour mettre en évidence l’inefficacité partielle des garanties des libertés fondamentales et la disproportion de certaines atteintes concédées.
Ce constat peut être dressé dès la constitution des fichiers (première partie, premier titre), qu’il s’agisse de l’élaboration juridique des normes instituant les traitements de données ou de la construction matérielle de ces derniers par la collecte et l’enregistrement des informations. En effet, là où le droit pénal impose le respect de la légalité criminelle, y compris dans la matière processuelle, les fichiers de police et de justice sont soumis à un régime dérogatoire prévu par la Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 dite Informatique et Libertés qui accorde une place importante au règlement. Le choix du fichage prend alors l’apparence de considérations techniques là où il devrait relever du débat démocratique devant la représentation nationale. Le statut juridique lui-même des fichiers apparaît relativement indéfini, entre mesure seulement administrative, acte de procédure pénale ou mesure de sûreté. Au surplus, les données enregistrées proviennent de sources hétérogènes et la cohérence du choix des données peut être largement remise en question. Certes, l’enregistrement de ces informations devenant ainsi des données informatiques se fait initialement toujours dans un fichier clairement identifié. Toutefois, la pratique contemporaine conduit à la multiplication des interconnexions entre bases de données ou, a minima, de l’interopérabilité assurant des échanges automatisés ou non possibles entre fichiers. Celles-ci, ainsi que la survenance d’autres enregistrements secondaires, achèvent d’ajouter à la confusion en multipliant les cas et les cadres de conservation des informations. A cette première observation s’ajoute qu’au nom d’une rhétorique sécuritaire et dans un contexte tant européen qu’international largement favorable, des fichiers de plus en plus nombreux sont mis en place ou étendus dans des domaines eux aussi considérablement élargis. Non respectueux des exigences d’intelligibilité ou d’accessibilité, les textes à l’origine des principales bases de données sont également peu explicites quant à la nature policière ou judiciaire du fichage. Ce dépassement, visible à la fois dans le flou de la nature juridique comme dans la massivité de la collecte des données, constitue une brèche importante dans la protection des libertés fondamentales, tant la distinction apparaît comme un mécanisme de garantie du modèle libéral.
De plus, les fichiers policiers procèdent d’une confusion assumée entre police administrative et police judiciaire, favorisant l’exploitation de renseignements collectés de manière massive tant pour des finalités préventives que répressives. Les mêmes informations sont en effet le plus souvent présentes dans les deux types des fichiers qui peinent, plus fondamentalement encore, à être distingués sur ce critère tant les critères posés entretiennent, volontairement, la porosité de la frontière. Le brouillage des distinctions se poursuit dans la qualification des informations enregistrées qui a tendance à nier la dichotomie essentielle reposant sur l’existence d’une condamnation pénale ou sur les statuts procéduraux inhérents à l’existence de poursuites judiciaires. Les qualifications classiques policières ou judiciaires, administratives ou pénales se voient ainsi abandonnées au profit d’identifications numériques utilitaires visant avant tout à opérer une gestion des individus et des données. Il s’ensuit la possibilité d’atteintes importantes à la présomption d’innocence puisque les qualifications retenues ne dépendent pas, le plus souvent, d’une condamnation pénale alors même qu’elles imputent directement ou indirectement certains faits infractionnels aux personnes concernées.
Ces écueils se renforcent ensuite dans les modalités de l’usage des fichiers (première partie, second titre). En effet, l’utilisation des bases de données est désormais omniprésente dans toutes les étapes de la procédure pénale lato sensu, de la détection de l’infraction à l’exécution des peines voire au-delà, mais aussi dans les enquêtes administratives dont le domaine ne fait, parallèlement, que s’élargir. Dans le cadre répressif, ce recours systématique favorise l’abandon des principes protecteurs du droit pénal moderne. Pris dans un contexte général d’impératifs de célérité des procédures et de volume des contentieux, le recours aux données enregistrées dans les fichiers assure un gain de temps certain pour les enquêteurs. Plus encore, il autorise parfois le relevé automatisé de certaines contraventions de sécurité routière. Dès lors, il est un outil dont l’usage tend à se renforcer au gré des mouvements de déjudiciarisation. Plus gravement, l’individu fiché peut parfois apparaître, de facto, suspect par principe, tandis que l’idée d’une réhabilitation de la personne condamnée peut sembler annihilée, de jure, par la fin du droit à l’oubli, conséquence de l’allongement des durées de conservation des informations. Partant, les garanties essentielles du droit à la réinsertion, du droit à l’oubli et même, dans certains cas, de non bis in idem sont en partie congédiées.
Néanmoins, ces mutations ne prennent toute leur effectivité qu’en dehors de la sphère pénale, spécialement par le truchement des enquêtes administratives de sécurité. Celles-ci sont mises en œuvre en grande partie par la consultation des fichiers de police et de justice qui est facilitée voire automatisée dans ce cadre. Quantitativement, le recours aux bases de données policières et judiciaires est en effet particulièrement important dans le domaine administratif puisque le recours au fichier a lieu lors des enquêtes administratives de sécurité. Celles-ci sont appelées à se développer très largement alors qu’elles se limitent le plus souvent à un criblage des différents fichiers. Ces derniers sont aussi utilisés dans le cadre des activités de renseignement pour lesquels les services compétents sont particulièrement désireux d’être destinataire de l’ensemble des informations enregistrées dans les bases policières ou judiciaires. Dès lors, les modalités temporelles et fonctionnelles d’accès aux données sont rendues très souples et ce corrélativement à l’extension progressive du domaine des différents accès. Qualitativement, cet usage se différencie assez nettement de celui des différentes phases de la procédure pénale. Les données issues des fichiers fondent quasi-exclusivement les décisions portant un jugement sur la dangerosité criminologique de l’individu. Celui-ci conduit, dans le cadre des enquêtes administratives de sécurité ou par le biais des mesures administratives individuelles, à des décisions au caractère ressenti par l’individu comme afflictif et éliminatoire sans, par principe, qu’aucune des garanties du procès pénal ne puisse être opposée. Les recours contre celles-ci
La volonté de maîtrise des risques portée par un contexte sécuritaire confère aux bases de données le rôle d’un tri catégoriel de la population. Celui-ci se manifeste par le refus, conséquence d’une enquête administrative défavorable, de certains emplois ou habilitations aux citoyens identifiés comme dangereux et ce sans qu’une condamnation pénale ait eu lieu. Cette démarche impose, en amont, la collecte et l’enregistrement d’informations sur les faits et gestes de chacun dans des limites reculant au gré des réformes des services de renseignement. L’atteinte n’est alors portée pas uniquement au droit au respect de la vie privée ou aux droits procéduraux mais également, dans une certaine mesure, à la dignité humaine mise à mal par la généralisation de ces dispositifs de surveillance et de catégorisation des individus, voire au droit à la sûreté, en favorisant des restrictions illégitimes de la liberté d’aller et venir dans les cas les plus graves. Le recours grandissant à des modèles algorithmiques voire à l’intelligence artificielle, particulièrement dans une logique prédictive, amplifie encore ces phénomènes tout en introduisant des risques supplémentaires inhérents à la participation d’acteurs privés propriétaires de ces technologies.
Peut-être davantage encore que d’autres outils à la disposition des enquêteurs ou des magistrats, les bases de données policières et judiciaires apparaissent comme un objet dont les conséquences réelles sur les libertés fondamentales sont peu évidentes à identifier précisément du fait de leur nature particulière et de leur utilisation variée (seconde partie, premier titre). Cependant, prise dans son ensemble, l’évolution permise par l’usage grandissant des fichiers de police et de justice fait ainsi naître des ingérences significatives aux libertés fondamentales que les mécanismes classiques peinent à mesurer et à limiter. S’agissant d’outils autorisant la collecte et l’usage de données à caractère personnel, l’atteinte à la vie privée semble la plus évidente. Une très grande quantité des données est ainsi collectée au sein des fichiers de police et justice, depuis les éléments d’état civil jusqu’à ceux tenant aux relations sociales de l’individu voire, pour certains fichiers, aux opinions politiques ou aux convictions religieuses. Plus profondément encore, la généralisation des fichiers de police et de justice véhicule une transformation de la société qui, peu à peu, semble ériger au nom des enjeux sécuritaires la transparence comme valeur essentielle. Pourtant, la sauvegarde du droit fondamental à la vie privée est essentielle non uniquement à l’échelle de l’individu mais aussi à l’exercice des libertés politiques et du débat démocratique. Exprimer librement ses opinions et manifester sur la voie publique sont, indirectement, entravés par ces pratiques et la menace d’une société « sans vie privée » imposée insidieusement par l’avènement des techniques de surveillance.
L’utilisation systématisée des fichiers de police et de justice s’exerce également à l’encontre des prétentions à l’égalité. Celles-ci sont mises à mal d’une part sur le plan procédural par la rupture dans l’égalité des armes favorisée par l’asymétrie d’accès aux informations propre aux principales bases de données policières dont l’accès est difficile voire impossible pour les personnes concernées. Elles le sont, d’autre part, que dans une dimension substantielle par les risques d’essentialisation et de stigmatisation induits par les effets de catégorisation propres au fichage et à ses conséquences dans la vie quotidienne de l’individu. Ceux-ci provoquent, en outre, un renforcement des inégalités dont sont déjà victimes socialement ou économiquement certaines populations comme les étrangers ou les classes populaires. Or, toutes ces atteintes sont, en l’état, peu ou mal mesurées par le modèle habituellement adopté par les juridictions nationales et européennes de l’équilibre entre protection des libertés fondamentales et impératifs de sécurité publique.
Outil habituel du juriste, le recours à la notion de nécessité de l’atteinte paraît ici particulièrement illusoire (seconde partie, second titre). Certes, malgré son polymorphisme juridique et la diversité de ses incarnations en droit positif, la nécessité peut constituer une exigence générale de la norme et spécialement de la norme pénale. Elle est un principe limitatif propre au modèle libéral fondé sur le double impératif d’une définition précise des fins de tout dispositif induisant directement ou indirectement une ingérence dans les libertés fondamentales et d’une subsidiarité de celui-ci au regard d’autres solutions potentielles moins attentatoires. En ce sens, ce principe aurait vocation à s’appliquer autant à la norme qu’à son exécution par les divers acteurs puisqu’il vise à réduire autant que possible, de fait comme de droit, les atteintes aux droits fondamentaux. Or, cette exigence peine à s’appliquer aux fichiers de police et de justice, marqués, a contrario, par l’absence de limite effective. En effet, l’exigence de nécessité peine à être vérifiée quand l’objectif sécuritaire surgit systématiquement comme une justification omnipotente et, par essence, éternellement insatisfaite. Alors que le libéralisme pénal commanderait une intervention exceptionnelle de l’outil répressif, la nécessité du fichage n’est que peu remise en question. Qualifiés le plus souvent de mesures de sûreté, les fichiers échappent également en grande partie aux exigences légales et constitutionnelles ne pesant que sur la peine. De plus, la multiplicité des acteurs du contrôle induite par la nature juridiquement hybride des bases de données entrave un peu plus la possibilité d’une évaluation réelle de leur caractère nécessaire.
Les particularismes des fichiers de police et de justice paralysent pareillement l’examen de leur proportionnalité. Notion similairement polysémique et très contestée, la proportionnalité n’en traduit pas moins une garantie essentielle du modèle démocratique et libéral puisque son exigence poursuit la quête de la modération, tentant en permanence de ménager un juste équilibre entre atteintes nécessaires et protection des libertés fondamentales. Pourtant, les modalités du contrôle de proportionnalité des bases de données policières et judiciaires sont très insuffisantes. En effet, qu’il s’agisse d’évaluer la proportionnalité des normes constitutives des fichiers ou d’en apprécier les cas d’usage, les acteurs institutionnels et judiciaires de ce contrôle ne peuvent pas l’exercer systématiquement ou au moins de manière pleine et entière. Tant la temporalité que les outils à la disposition de ces acteurs sont ainsi largement inadaptés.
Plus que d’autres outils, les fichiers bénéficient par ailleurs, dans le discours public, d’une forme de présomption d’efficacité alors même que celle-ci peut être très largement remise en cause. Là encore, l’échec des garanties classiques trouve son origine dans l’adoption d’une perspective fondée sur l’utilitarisme et cherchant davantage l’arbitrage entre des intérêts multiples plutôt que le maintien assuré de garde-fous précisément déterminés. En somme, bien qu’ils se poursuivent formellement, les dispositifs propres au cadre libéral sont rendus impuissants. A la question ancienne « quis custodiet ipsos custodes ? » (« qui me gardera de mes gardiens ? »), la réponse semble ainsi se confondre en une mission bien impossible tant les contrôles de proportionnalité et de nécessité des atteintes réelles sont inopérants et tant le juge est, de fait ou de droit, évincé des processus de limitation.
Le propos de la thèse ne se borne pas à ce constat argumenté mais se conclut par la nécessité de réformes importantes, lesquelles sont envisagées concrètement par une proposition de loi rédigée et organisée de manière complète, insérée en annexe. Intitulée « Pour un cahier des charges démocratique et libéral des fichiers de police et de justice », elle formalise précisément les modifications suggérées tout au long de la thèse et visant à encadrer davantage le développement du fichage et des dispositifs de surveillance au regard des impératifs de sauvegarde des libertés fondamentales.
En réponse à l’indigence du cadre juridique actuel et à l’indétermination de la nature juridique du fichage, cette révision devrait permettre de distinguer clairement les fichiers de nature pénale, placés sous le contrôle d’un magistrat judiciaire et respectueux de la présomption d’innocence et du contradictoire, et ceux relevant exclusivement d’activités administratives ou de renseignement, obéissants à un régime plus souple mais dépourvus de tout effet directement ou indirectement coercitif sur les personnes concernées. Plus fondamentalement encore et sans remettre en cause le caractère indispensable de la collecte et de l’utilisation d’informations dans des systèmes centralisés et durables, cette perspective renouvelée devrait mener à restreindre à la seule voie législative la création des fichiers pénaux. Il faudrait également souhaiter le rééquilibrage des pouvoirs en présence. En ce sens, un renforcement des autorités de contrôle pourrait être pertinent, à l’instar de la restauration du droit de véto dont disposait la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL) avant 2004. En définitive, l’exigence de proportionnalité pensée rigoureusement en et prenant en compte l’ensemble des effets même indirects du fichage et de la surveillance qu’il induit devrait permettre de garantir une vision libérale et démocratique de ces outils.
Première partie : Fichiers et garantie des libertés fondamentales
Titre I : Fichiers et remise en cause de la distinction fondamentale police / justice
Chapitre 1 : La remise en cause de la distinction entre police administrative et police judiciaire
Chapitre 2 : La remise en cause de la distinction entre police et justice
Titre II : Fichiers et finalités nouvelles du modèle pénal
Chapitre 1 : Le recours aux fichiers dans le cadre processuel pénal : de la culpabilité à la dangerosité
Chapitre 2 : Le recours aux fichiers hors du cadre processuel pénal : de la dangerosité à la potentialité
Seconde partie : Fichiers et atteintes aux libertés fondamentales
Titre I : Fichiers et mesure des atteintes aux libertés fondamentales
Chapitre 1 : La relativisation des atteintes au respect de la vie privée et familiale
Chapitre 2 : L’accentuation des atteintes aux libertés de la personne physique
Titre II : Fichiers et contrôle des atteintes aux libertés fondamentales
Chapitre 1 : Le contrôle de la nécessité des atteintes
Chapitre 2 : Le contrôle de la proportionnalité des atteintes