L’intérêt général comme limite aux droits fondamentaux – Approche judiciaire
Thèse préparée sous la direction Madame la Professeure Dominique Fenouillet et soutenue le 27 octobre 2023 à l’Université Paris Panthéon-Assas devant un jury composé de Madame la Professeure Cécile Chainais (présidente du jury), de Monsieur le Professeur Hugues Fulchiron (rapporteur), de Monsieur le Professeur François Chénedé (rapporteur), de Madame la Professeure Anne-Marie Leroyer et de Monsieur le Professeur Thomas Genicon.
Par Jeanne de Dinechin, docteure en droit
Balzac écrivait en 1842 : « La société ne peut exister que par les sacrifices individuels qu’exigent les lois »[1]. Le droit obéit à cette logique qui veut que seule la volonté collective puisse limiter la liberté individuelle ; reste pour le législateur à trouver le subtil équilibre entre le bénéfice de tous et le respect des droits de chacun. C’est l’intérêt général qui doit donc justifier toute loi qui restreint une liberté.
L’intérêt général est d’abord le soutien des droits fondamentaux, en ce que ces derniers doivent être respectés pour le bien-être de l’ensemble de la société, ce qui résulte directement de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il peut également devenir leur adversaire lorsqu’il s’incarne dans la règle générale qui les restreint. C’est sous ce dernier angle que sera abordée la notion dans la thèse.
Vaste et mystérieuse notion que l’intérêt général : même en droit public, son milieu naturel, on peine à la définir. On retiendra la conception du doyen Vedel[2] : l’intérêt général est une notion fonctionnelle, qui se définit donc davantage par son rôle que par son contenu, ce dernier étant aussi fuyant que contingent[3]. Il dépend des époques, des lieux et des circonstances ; il est donc vain d’en systématiser la substance. En droit privé, on le rencontre occasionnellement, que ce soit à travers la compétence du juge judiciaire en matière administrative, la mise en œuvre de la théorie des nullités ou le contrôle du contrat au moyen de l’ordre public.
La première partie du travail consiste en l’analyse positive de la limite d’intérêt général devant le juge judiciaire (partie I).
L’étude commence par un constat : dans les textes relatifs aux droits fondamentaux, l’intérêt général est partout. On le rencontre tantôt sous forme substantielle, lorsque sont énumérés les objectifs que la règle peut poursuivre pour limiter les droits et libertés fondamentaux, tantôt sous des atours formels, lorsque le texte énonce simplement que le droit ou la liberté peut être limité par l’intérêt général. L’omniprésence ne se limite pas aux textes : l’intérêt général apparaît aussi dans le contrôle de proportionnalité. En effet, toutes les étapes de ce raisonnement impliquent de contrôler le but poursuivi par la mesure qui limite les droits et libertés ou d’évaluer la mesure au regard de ce but. Ainsi, à première vue, la limite d’intérêt général aux droits fondamentaux devrait relever de l’évidence.
Pourtant, on peine à la trouver, que ce soit dans les arrêts ou dans leurs travaux préalables. La Cour de cassation est discrète sur cet élément pourtant indispensable du raisonnement et explicitement prévu par les textes. Non seulement la notion est peu présente, mais lorsqu’elle l’est, il est délicat de déceler la manière dont elle est identifiée et maniée par le juge.
L’approche devient alors comparative et s’attache à étudier ce que font tous les juges de droits fondamentaux. Le Conseil d’État ne se montre pas beaucoup plus éloquent dans sa pratique : il a l’habitude de manier l’intérêt général mais ne justifie pas toujours son origine ; tout se passe comme s’il avait simplement « l’intuition » de la notion.
Le Conseil constitutionnel a lui aussi une grande habitude du maniement de l’intérêt général, particulièrement en lien avec la loi : il a construit une jurisprudence spécifique sur cette notion et recourt à des classifications en fonction de l’importance de l’enjeu – simple intérêt général, motif impérieux d’intérêt général, principe ou objectif de valeur constitutionnelle – dont certains éléments sont partiellement repris par la Cour de cassation.
La Cour européenne des droits de l’homme procède à un véritable contrôle, voire à un remplacement et à une requalification des enjeux invoqués par les États pour se défendre contre les recours des ressortissants qui invoquent des violations de leurs droits fondamentaux. Son approche, à la fois abstraite et concrète, tend à défavoriser l’intérêt général dans la balance des intérêts. En effet, en comparant un intérêt général abstrait, puisque rattaché à l’objectif de la règle générale, avec un intérêt particulier concret vécu par l’une des parties, on en vient à créer une « interférence de niveaux »[4] entre l’abstrait et le concret défavorable à l’intérêt général. Or, la Cour de cassation, qui semble considérer comme équivalents le contrôle de proportionnalité au sens strict et le contrôle de proportionnalité in concreto, pratique également cette comparaison entre des enjeux d’intérêt général abstrait et des intérêts particuliers concrets.
La première proposition de la thèse consiste ainsi à redonner sa place à l’intérêt général dans le contrôle de proportionnalité en le mettant en œuvre de deux manières : tout d’abord de manière abstraite, en tant qu’objectif de la loi et en le mettant en balance avec les intérêts particuliers entendus abstraitement, c’est-à-dire comme ceux de toutes les personnes placées dans la même situation ; ensuite, de manière concrète, en mettant en œuvre l’objectif d’intérêt général en fonction des faits du litige.
Ainsi par exemple, dans un arrêt du 4 décembre 2013[5] dans lequel était en cause un mariage entre un homme et son ex-bru, la Cour de cassation avait refusé l’annulation demandée dans les délais sur le fondement de l’article 161 du code civil prohibant le mariage entre alliés, en raison de l’atteinte disproportionnée portée in concreto au droit à la vie privée et familiale de l’épouse. L’intérêt général n’avait joué qu’un faible rôle dans la décision. Il aurait été envisageable de se référer tout d’abord aux enjeux d’intérêt général abstrait, qui avaient été énoncé par la cour d’appel : d’une part les « finalités légitimes de sauvegarde de l’homogénéité de la famille en maintenant des relations saines et stables à l’intérieur du cercle familial » ; d’autre part, le souci de « préserver les enfants, qui peuvent être affectés, voire perturbés, par le changement de statut et des liens entre les adultes autour d’eux » afin de les mettre en œuvre dans le contrôle de proportionnalité. Ensuite, on aurait pu « concrétiser » ces enjeux d’intérêt général au moyen des données du litige, c’est-à-dire les mettre en œuvre en fonction du cas particulier en jeu. En raison de la présence d’un enfant du premier mariage et de la survie du premier époux, les objectifs abstraits poursuivis par la loi ont toute raison de s’incarner en l’espèce. L’intérêt général concret réside ainsi dans l’intérêt de l’enfant né du premier mariage, dans celui du premier époux et dans la stabilité de l’ensemble de la famille.
Le constat de la faible place de l’intérêt général dans le raisonnement du juge conduit à s’interroger sur les enjeux prospectifs d’un tel phénomène (partie II).
Il est tout d’abord possible de s’interroger sur les effets de la faible place de l’intérêt général, à la fois sur les sources du droit et sur les solutions.
Les sources du droit sont concernées en ce que le contrôle de la loi et de l’intérêt général par le juge dans le cadre du contentieux des droits fondamentaux le conduit à s’avancer toujours plus loin dans la compétence du législateur. Sans aller jusqu’à dire que le juge « gouverne », on peut presque parler d’un juge « co-législateur », tant il s’aventure loin sur le terrain de la compétence législative.
Par ailleurs, l’irruption théorique de l’intérêt général dans l’office du juge conduit à repenser ses méthodes. La thèse propose ainsi d’imaginer les moyens d’intégrer le contrôle de l’intérêt général dans la technique de cassation afin que la Cour de cassation soit en mesure de guider les juges du fond dans ce raisonnement.
Les effets de la faible place de l’intérêt général comme limite aux droits fondamentaux concernent aussi les solutions : si elles sont globalement stables en droit civil, en particulier dans certains domaines tels que le droit des contrats, on observe la déstabilisation de quelques interdits, en particulier en matière familiale, ce qui résulte notamment de l’arrêt du 4 décembre 2013 évoqué précédemment[6]. La remise en cause systématique des délais de prescription en matière de filiation pourrait également entraîner des évolutions, même si jusqu’à présent les règles n’ont jamais été déclarées contraires aux droits fondamentaux.
En outre, l’analyse de la jurisprudence du point de vue de la substance des enjeux d’intérêt général semble montrer que certains enjeux rencontrent plus de succès devant les juridictions que d’autres : ainsi les enjeux « incarnables », ceux qui ont à la fois une composante collective et un aspect individuel, comme la santé ou encore la sécurité, semblent avoir davantage la faveur des juges que ceux qui sont purement publics, tels que les enjeux financiers des institutions de l’État.
Face à ces constats, la thèse formule des propositions, qui concernent d’une part le raisonnement et d’autre part les solutions.
En ce qui concerne la méthode du juge, il s’agirait de redonner toute sa place à l’intérêt général dans le raisonnement, à travers des outils tels que la motivation enrichie. Les juges pourraient en outre avoir recours aux méthodes classiques d’interprétation de la règle pour en dégager les objectifs. La thèse propose en outre des modèles de rédaction d’arrêts pour intégrer davantage l’intérêt général dans le raisonnement de proportionnalité.
En ce qui concerne les solutions, la recherche s’inspire partiellement de l’état d’esprit des arrêts du Conseil d’État La Fleurette de 1938[7], ou encore Gardedieu[8] ; il s’agirait de réparer les atteintes inacceptables aux droits fondamentaux tout en maintenant l’application de la loi. La thèse prend en effet le parti de constater que l’effet le plus néfaste du contrôle de proportionnalité in concreto est la déstabilisation de la loi.
La proposition consiste donc dans l’ajout, dans le titre préliminaire du code civil, d’un texte qui permettrait au juge, en cas d’atteinte in concreto aux droits fondamentaux par une loi, de maintenir son application tout en réparant l’atteinte aux droits fondamentaux, non pas nécessairement pour la faire disparaître, mais pour en atténuer la disproportion. Cela permettrait ainsi, à l’image de l’arrêt La Fleurette, de ne réparer que les atteintes « graves », « spéciales » et « anormales » aux droits fondamentaux, sur le fondement de l’intérêt général qui interdit de faire peser sur quelques personnes les conséquences. La réparation ne se ferait pas nécessairement en argent, mais pourrait aussi prendre la forme, le cas échéant, de mesures en nature.
Ainsi dans l’arrêt du 4 décembre 2013[9], le mariage serait annulé conformément à la loi, mais on accepterait d’indemniser l’épouse qui se verrait écartée de la succession et de réparer son préjudice moral lié à l’annulation de son mariage.
[1] H. de Balzac, La femme de trente ans, Folio classique, p. 110. La publication de l’histoire sous forme de roman date de 1842 ; il rassemble en réalité plusieurs nouvelles publiées dans des revues entre 1829 et 1842 : H. de Balzac, La femme de trente ans, Folio classique, « Notice », p. 326 et s.
[2] G. Vedel, « De l’arrêt Septfonds à l’arrêt Barinstein (La légalité des actes administratifs devant les tribunaux judiciaires) », JCP G 1948.I.682 ; G. Vedel, « La juridiction compétente pour prévenir, faire cesser ou réparer la voie de fait administrative », JCP G 1950.I.851, n° 4.
[3] B. Plessix, Droit administratif général, LexisNexis, coll. « Manuels », 4e éd., 2022, n° 461, p. 629.
[4] S. Van Drooghenbroeck, La proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme – Prendre l’idée simple au sérieux, préf. F. Ost et F. Tulkens, Bruylant, Bruxelles, 2001 n° 338, p. 250 et 251.
[5] Civ. 1re, 4 déc. 2013, n° 12-26.066.
[6] Civ. 1re, 4 déc. 2013, n° 12-26.066.
[7] CE, 14 janv. 1938, Société anonyme des produits laitiers « La Fleurette ».
[8] CE, 8 févr. 2008, Gardedieu, n° 279522.
[9] Civ. 1re, 4 déc. 2013, n° 12-26.066.