L’office des juges constitutionnels français des droits fondamentaux
Thèse de doctorat soutenue le 2 septembre 2020 à l’Université de Rouen Normandie, sous la direction du professeur Jean-Philippe Derosier devant un jury composé de Jean-Philippe DEROSIER, Professeur à l’Université de Lille, Membre de l’Institut Universitaire de France, directeur de recherches, Mme Dominique LOTTIN, Membre du Conseil constitutionnel, suffragante, Bertrand MATHIEU, Professeur à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne, Conseiller d’État en service extraordinaire, Président du jury, Charles-Édouard SÉNAC, Professeur à l’Université de Bordeaux, rapporteur, Vincent TCHEN, Professeur à l’Université de Rouen Normandie, suffragant et Mme Ariane VIDAL-NAQUET, Professeure à Aix-Marseille Université, rapporteure.
Sommaire de la thèse
PREMIERE PARTIE : DES COMPETENCES POUR IDENTIFIER LES DROITS FONDAMENTAUX
TITRE 1ER : LE CONCEPT IDENTIFIE DE DROITS FONDAMENTAUX
Chapitre 1er : L’opacité des critères d’identification des droits fondamentaux
Chapitre 2 : L’identification d’un concept spécifique de droits fondamentaux
TITRE 2 : LE REGIME APPLIQUE AUX DROITS FONDAMENTAUX
Chapitre 1er : Le fondement des droits fondamentaux : des normes de référence particulières
Chapitre 2 : La fonction des droits fondamentaux : justifier le recours à un office spécifique
SECONDE PARTIE : DES COMPETENCES POUR CLASSER LES DROITS FONDAMENTAUX
TITRE 1ER : UNE CLASSIFICATION NON FORMELLE BASEE SUR LA CONCILIATION
Chapitre 1er : Le rejet d’une classification formelle
Chapitre 2 : La recherche d’une conciliation non formelle
TITRE 2 : UNE CLASSIFICATION MATERIELLE BASEE SUR UN CRITERE DE PREVALENCE
Chapitre 1er : La prévalence subjective : un critère assurant l’équilibre concret des protections
Chapitre 2 : L’objectivation de la prévalence : un critère menaçant l’équilibre abstrait des protections
Résumé de la thèse
par Arnaud Ménard, Docteur en droit, Enseignant contractuel de droit public à l’Université de Rouen Normandie, CUREJ, EA 4703.
L’œuvre de Géricault, la Main gauche de l’artiste[1], nous rappelle de ne pas oublier que derrière tout ouvrage se trouve une création humaine, complexe, imparfaite et éphémère. Il en est ainsi de la construction des droits fondamentaux. L’identification et la classification de ces derniers résultent d’une entreprise des juges qui les appliquent et de la doctrine qui les conceptualisent et les répertorient. Même si l’œuvre n’est pas achevée, elle laisse apparaitre les traits esquissés d’une ossature qui prend corps. L’œuvre est encore nébuleuse, désordonnée, mais captivante. Pour le percevoir, la thèse soutenue propose de saisir la main de l’artiste afin de comprendre son art. Ainsi, comprendre les droits fondamentaux, c’est avant tout étudier l’office des juges qui les dessinent.
Les droits fondamentaux sont des objets juridiques singuliers qu’il est difficile d’observer, de comprendre et d’expliquer, surtout parce que la Constitution de la Ve République ne les reconnaît pas explicitement. Ce paradoxe n’empêche pas de proposer une définition originale, à l’aune du contentieux et à travers le prisme d’une méthodologie normativiste. C’est en étudiant les compétences du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État et de la Cour de cassation, destinées au contrôle de constitutionnalité, qu’il a été possible d’identifier les critères de la fondamentalité de certaines normes de référence. Un régime et une fonction particuliers sont appliqués à ces normes, avant d’être classées les unes par rapport aux autres. Conçue comme l’étalon de référence des normes juridiques, à la fois comme le modèle de mesure ultime de leur régularité, mais aussi comme le (re)producteur suprême du droit, la Constitution est le socle des normes de référence à partir desquelles les juges opèrent leurs contrôles selon des normes de compétence préétablies. L’identification des droits fondamentaux résultent de ces contrôles. L’évaluation de la manière d’appliquer ces normes de référence nous informe sur l’office des juges des droits fondamentaux.
La méthode. Le cadre méthodologique de la thèse soutenue est basé sur la théorie normativiste de l’École de Vienne. Cela signifie que l’analyse n’a porté que sur des normes juridiques, soit des énoncés prescrivant ce que devrait être le comportement humain. Ces prescriptions ne sont des normes juridiques que si celles-ci sont produites au regard d’une procédure prescrite par l’ordre juridique dans lequel elles s’insèrent, un système normatif hiérarchisé, complet et sanctionné[2]. Si la coercition fait la norme, c’est la validité formelle de ce qu’elle prescrit qui fait la norme juridique. Ainsi, la méthode a conduit à appréhender le juge comme un ensemble de compétences déterminées par des normes juridiques. Attachée non pas à ce que les juges font mais à ce que les juges peuvent faire, l’analyse normativiste du contentieux définit le juge par les normes qui encadrent ses compétences contentieuses. Lorsqu’une autorité juridictionnelle a recours à une compétence dont elle ne dispose juridiquement pas, elle cesse d’exister aux yeux du droit. La définition du concept d’office du juge, selon la méthodologie retenue, se confond avec le concept normativiste de juge qui renvoie à une compétence normative « spécifique et variable »[3].
Pour mener cette étude des compétences des juges constitutionnels destinées à appliquer les droits fondamentaux, la recherche est partie de l’analyse des bases normatives encadrant les compétences juridictionnelles, pour ensuite mener un examen de près de sept‑cent décisions de justice. Ne pouvant accorder une place substantielle à toute ces décisions dans les développements, seules des décisions qui forgent les jurisprudences structurantes du contentieux ont été retenues. Il ne s’agit donc pas d’opérer une analyse complète et minutieuse de l’ensemble des décisions rendues par les juges constitutionnels pour l’application des droits fondamentaux, parce que cette méthode a déjà été utilisée, mais plutôt de partir des normes de compétence, et de les éprouver à l’aune des principales jurisprudences destinées à la protection des droits fondamentaux. L’idée théorique défendue est de montrer que l’analyse normativiste du contentieux constitutionnel peut être menée d’une autre façon que celle qui est défendue par les tenants de l’École du doyen Louis Favoreu, visant à opérer l’étude du droit constitutionnel à travers le prisme d’une analyse exhaustive du contentieux constitutionnel. Afin de montrer qu’il est possible d’analyser les droits fondamentaux d’une autre manière, tout en adhérant à la théorie normativiste, le choix retenu dans la thèse soutenue s’est porté sur la position défendue par le professeur Pfersmann[4]. Ce dernier appréhende cet objet dans un système abstrait et global de normes en interaction, en distinguant très nettement entre les bases normatives de l’application des droits fondamentaux et la protection juridictionnelle de ces droits. Il a ainsi été possible de détacher l’analyse de l’application des droits fondamentaux de la jurisprudence constitutionnelle. Ce choix est une manière de montrer qu’il est possible d’opérer une étude originale du contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, en se focalisant sur les bases normatives qui encadrent à la fois la compétence des juges et le fondement des normes de référence que ces derniers utilisent pour motiver leur contrôle.
Alors que le rythme du contentieux est contraint par des exigences de célérité héritées des canons européens, le temps scientifique est plus souple et permet d’identifier plus facilement les caractéristiques propres à définir les objets jurisprudentiels dépourvus d’ancrage textuel clair. C’est le cas des droits fondamentaux, objets controversés dont la définition n’apparait pas clairement à la lecture des textes et de la jurisprudence. En prenant le temps d’opérer une analyse de décisions structurantes sélectionnées sur un laps de temps long, on se rend compte qu’une construction abstraite des droits et libertés fondamentaux s’opère. Leur définition résulte par conséquent d’un effort de systématisation. En l’absence d’une définition constitutionnelle et législative, celle-ci aurait pu être l’œuvre des juges chargés de les appliquer. Il est pourtant rare que les juges élaborent avec précision les critères des notions jurisprudentielles qu’ils appliquent. L’analyse de contentieux isolés, menée au gré d’une cadence soutenue de la pratique, permet plus difficilement de percevoir des critères généraux de définition. Il revient donc à la doctrine de les identifier. Cette position a été particulièrement défendue par le professeur Rivero qui déplore l’absence d’effort théorique systémique dans la construction des objets jurisprudentiels. Détachée de la théorie, l’application du droit est motivée par la volonté de ne pas être influencée par les constructions de la doctrine, afin d’être libre dans la manière de concrétiser les normes. Mais parce que tout système est fait de notions, tout juriste est « condamné à l’abstraction »[5]. Appréhendée dans un système conçu comme un tout, la définition des objets jurisprudentiels peut être systématisée malgré l’élasticité du contentieux.
Cette méthode d’analyse a permis de sonder les grandes tendances du contentieux des droits fondamentaux, afin de percevoir plus finement les traits saillants de l’office des juges. Cette démarche théorique a justifié le recours à une méthode de démonstration systémique, partant de l’idée que l’objet analysé est un système organisé, global et complexe de normes juridiques dont les interactions répondent à une logique propre qui découle d’un système plus vaste et complet de normes. Dans cette perspective, les compétences des juges pour appliquer les droits fondamentaux s’inscrivent dans un système hiérarchisé de normes juridiques qui répondent au critère formel de validité. Cette méthode a permis de percevoir plus facilement les paramètres juridiques caractéristiques de l’office des juges des droits fondamentaux, dans le but d’identifier, dans un premier temps, les critères de sélection des droits fondamentaux, puis, dans un second temps, la construction d’une classification des droits fondamentaux par les juges.
La première partie : identifier les critères des droits fondamentaux à l’aune de l’étude des compétences des juges chargés de les appliquer. Dans un premier temps, l’observation de l’application des normes de référence par les juges constitutionnels nous apprend que les droits fondamentaux sont des normes juridiques utilisées comme normes de référence au contrôle de constitutionnalité, sélectionnées par les juges de manière prévalente en cas de conflit et auxquelles est appliqué un régime de protection renforcé et spécifique. Il a ainsi été possible de déterminer l’existence de trois critères cumulatifs pour définir les droits fondamentaux, un critère formel, un critère procédural et un critère matériel.
Le critère formel. Les droits fondamentaux sont, d’abord, des normes de référence supportées par des normes juridiques de valeur normative supra-législative. Ils servent de normes de référence aux contrôles de constitutionnalité. Ils ont pour objet de participer à la délimitation de la compétence normative du législateur, de l’autorité exécutive, de son administration, et des juridictions. Ils permettent de limiter les risques d’atteinte aux normes juridiques servant de support aux droits fondamentaux, tout en obligeant ces autorités à prendre les mesures destinées à garantir la jouissance de ces droits. Les droits fondamentaux sont donc générateurs d’obligations positives et négatives à l’égard des autorités chargées de les concrétiser dans les normes législatives et infra-législatives.
Le critère procédural. Les droits fondamentaux sont, ensuite, des normes de référence aux contrôles de constitutionnalité les plus sélectifs. Cette sélection est visible par l’analyse des normes encadrant les procédures contentieuses filtrées. C’est le cas de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité qui ne permet pas à tout justiciable de bénéficier d’un droit à contester la constitutionnalité d’une disposition législative. La recevabilité de la question est conditionnée par son caractère sérieux, notamment déterminé par le degré de l’atteinte revendiquée aux normes de référence garanties. La sélection des normes pouvant servir de référence au contrôle se réalise de manière sélective : toute norme constitutionnelle ne peut pas être une référence d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori. Le critère procédural est également visible dans le cadre du référé-liberté. L’accès au juge est limité par une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, catégorie déterminée par le juge des référés. Le critère procédural est enfin visible devant le juge de cassation, où tous les moyens ne peuvent être soulevés. Dès lors qu’une norme de référence passe le filtre dans le cadre de ces procédures sélectives, le critère procédural est rempli. Il n’est cependant pas suffisant, il faut encore évaluer, d’un point de vue matériel, la capacité pour une norme de référence à prévaloir en cas de conflit avec d’autres normes de référence, dans le cadre de ces contentieux sélectifs.
Le critère matériel. Les droits fondamentaux sont, enfin, des normes de référence prévalentes. Cette prévalence est visible lorsqu’un conflit survient entre plusieurs normes de référence devant le contrôleur. La prévalence sera accordée à l’une des normes en conflit, ou à l’ensemble de ces normes, lorsque le juge recherchera leur conciliation. Cette sélection prévalente est le signe distinctif des droits fondamentaux, parmi les normes de référence dans le cadre des contentieux sélectifs. La prévalence des droits et libertés de l’ordre juridique français ne renvoie pas totalement aux droits indérogeables de la Convention européenne des droits de l’homme, même si les juges opèrent des efforts d’harmonisation entre les systèmes juridiques distincts. Parmi ces droits prévalents, il a été possible d’identifier plusieurs rangs de prévalence, en opérant une analyse de la manière de trancher les conflits de normes de référence. L’étude de la classification des droits fondamentaux, dans la seconde partie de la thèse, a permis de dresser la typologie des droits et libertés fondamentaux, classés selon leur rang de prévalence.
La seconde partie : identifier la classification des droits fondamentaux à l’aune des décisions des juges constitutionnels chargés de trancher les conflits de normes de référence. Dans un second temps, l’étude de l’application des droits fondamentaux comme normes de référence par les contrôleurs montre que l’identification et la classification de ces droits reposent sur un critère de prévalence appliqué à des supports normatifs supra-législatifs. À partir de ce critère, les droits fondamentaux s’insèrent dans une hiérarchie matérielle par ordre de priorité d’application lors d’un litige constitutionnel dans lequel deux ou plusieurs normes de référence antagonistes sont susceptibles de s’appliquer. Laissée à la discrétion des contrôleurs lors de la résolution des conflits de norme de référence, la construction d’une classification matérielle des droits prévalents se dessine : les droits fondamentaux relatifs à la protection de la personne humaine bénéficient d’un rang de prévalence supérieur par rapport aux droits fondamentaux régissant le vivre-ensemble en société, comme la plupart des droits sociaux, politiques et environnementaux. Ainsi, en période ordinaire[6], la définition des droits fondamentaux s’apprécie à l’aune du degré de protection que leur reconnaissent les juges qui les appliquent. Afin de connaître la position d’un droit dans cette classification, il suffit de voir s’il s’applique en priorité lorsqu’il entre en conflit avec d’autres normes de référence. En cas de conflit, les droits qui s’appliquent en priorité de manière systématique sont classés parmi les droits prévalents de premier rang. De cette façon, une typologie des droits fondamentaux par degré de prévalence se construit.
La prévalence, résultat de la résolution des conflits de normes de référence aux contrôles de constitutionnalité, est un concept juridique présentant des caractères qui nous informent sur l’office des juges. La prévalence est, tout d’abord, concrète, dans la mesure où elle est déterminée dans le cadre concret de la résolution des conflits de normes de référence. Contrairement à d’autres ordres juridiques, elle n’est pas déterminée a priori dans les textes de l’ordre juridique français, lesquels restent silencieux sur les outils du contrôle, c’est-à-dire sur la manière de les opérer. La prévalence est, ensuite, subjective, dans la mesure où elle laisse libres les contrôleurs dans la détermination des armes de leur contrôle. En effet, en l’absence d’une base normative encadrant les contrôles opérés, en particulier la manière de résoudre les conflits de normes de référence, les juges peuvent identifier et sélectionner les normes de référence de leur contrôle. C’est pourquoi la thèse soutenue présente, dans ses conclusions, les limites du système de protection des droits fondamentaux dans l’ordre juridique étudié.
Les conclusions soutenues et apports de la thèse. En associant l’application des droits fondamentaux à l’office des juges, cette thèse présente trois conclusions. Premièrement, les critères d’identification des droits fondamentaux sont décelables à partir de l’analyse de l’office des juges chargés de les appliquer dans le cadre des contrôles de constitutionnalité. Deuxièmement, il existe un office spécifique à la protection juridictionnelle de ces droits, valant au moment de les identifier et de les classer. Troisièmement, le droit positif présente très peu de garanties formelles visant à limiter les risques d’excès des contrôleurs. Tout cela permet d’identifier un trait saillant et paradoxal de l’office des juges constitutionnels français : pour mieux protéger les droits fondamentaux, les juges réinventent leur office. L’office des juges constitutionnels des droits fondamentaux peut, par conséquent, se définir comme l’ensemble de normes juridiques qui délimitent des compétences contentieuses destinées à appliquer les droits fondamentaux, lors d’un contrôle de constitutionnalité. Pour les appliquer, les juges ont recours à un office normatif et un office descriptif. L’office normatif vise à identifier les droits fondamentaux et à leur appliquer un régime juridique spécifique, tout en les classant les uns par rapport aux autres, en cas de conflit. L’office descriptif renvoie aux méthodes pour identifier et pour classer les droits fondamentaux. Ces normes de compétence sont très peu encadrées, et dépendent en grande partie de la volonté des juges. Ces derniers réinventent leur office afin de dévoiler les dysfonctionnements du système juridique, au risque perdre la qualité de juge constitutionnel.
Cette thèse a été l’occasion de proposer une définition originale des droits fondamentaux et de l’office du juge, à l’aide d’une méthodologie peu commune pour opérer une analyse systémique du contentieux. Elle offre également une méthode pour analyser la jurisprudence, dans le but de déterminer le degré de prévalence des normes de référence utilisées par les contrôleurs. Cette thèse s’insère enfin dans un mouvement destiné à montrer l’utilité mais aussi la grande fragilité des droits fondamentaux[7]. Vouloir les protéger, c’est déjà reconnaître qu’ils ont besoin de l’être, parce qu’ils ne sont pas éternels dans un système évoluant au gré des changements politiques.
Loin de n’être qu’un effet de mode, le recours à la catégorie de droits fondamentaux a des conséquences sur la manière de percevoir le rôle des juges dans le système de protection des droits et libertés. Le juge est incontestablement la figure de l’autorité la plus encline à adapter la norme abstraite aux cas concrets. Mais la trop grande marge de liberté qui lui est accordée tend à faire disparaître le lien entre le contentieux et la norme élaborée par l’autorité souveraine. Maîtrisée par les juges, l’application des droits fondamentaux n’est pas garantie contre les risques d’excès des contrôleurs. Même vertueux, l’exercice de ces compétences sans encadrement clair et précis par une base normative abstraite est un risque de défaillance du système juridique. Cela a été implicitement permis par le législateur constitutionnel qui a décidé de ne plus s’occuper d’encadrer le contentieux des droits et libertés. Cela a été en partie accepté par la doctrine qui, malgré de nombreux efforts, a fini par renoncer à comprendre et expliquer la spécificité de la fondamentalité en droit, préférant bien souvent s’en tenir à des examens techniques de la pratique.
Accueillant largement cette maîtrise, les juges commencent toutefois à en percevoir les limites, dont le dépassement provoquerait la rupture entre les supports normatifs et les droits fondamentaux, voire entre la norme et le contentieux. Sans doute faudrait-il se ranger derrière le doyen Vedel lorsque celui-ci écrit que, « fussent-elles débordantes de bonnes intentions »[8], les règles mobilisées par les juges, destinées à la protection des droits fondamentaux, ne devraient pas être issues de leur propre création.
[1] Voy. l’illustration ci-contre : T. Géricault, Main gauche de l’artiste, 1824, aquarelle et mine de plomb sur papier, Paris, musée du Louvre, Département des Arts graphiques.
[2] H. Kelsen, Théorie pure du droit, C. Eisenmann (trad. de la 2e éd.), Paris, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », n° 7, 1962, rééd., Paris, Bruxelles, LGDJ, Bruylant, coll. « La pensée juridique », 1999, p. 281 ; H. Kelsen, Théorie générale des normes, O. Beaud et F. Malkani (trad.), Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1996, p. 184-185 ; H. Kelsen, Théorie générale du droit et de l’État, B. Laroche et V. Faure (trad.), Bruxelles, Paris, Bruylant, LGDJ, coll. « La pensée juridique », 1997, p. 175-176.
[3] O. Pfersmann, « A quoi bon un “ pouvoir judiciaire ” ? », in O. Cayla et M.-F. Renoux-Zagamé (dir.), L’office du juge : part de souveraineté ou puissance nulle ?, Bruxelles, Paris, Bruylant, LGDJ, coll. « La pensée juridique », 2002, p. 184.
[4] O. Pfersmann, « Esquisse d’une théorie des droits fondamentaux en tant qu’objets juridiques », in L. Favoreu et al., Droit des libertés fondamentales, Paris, Dalloz, coll. « Précis », 7e éd., 2015, p. 75.
[5] J. Rivero, « Apologie pour les “ faiseurs de système ” », D., 1951, chr. XXIII, rééd. Pages de doctrine, t. 1, Paris, LGDJ, 1980, p. 9.
[6] En période anormale, c’est-à-dire lorsqu’un état d’exception est activé, la définition des droits fondamentaux ne répond pas aux mêmes caractères qu’en période normale. Cela n’a pas été l’objet de la thèse soutenue, mais d’un article portant sur « La garantie des droits fondamentaux dans les états d’exception sous la Ve République », à paraître à la Revue française de droit constitutionnel.
[7] R. Cassin, « Les droits de l’homme », RCADI, 1974, vol. 140, p. 331.
[8] G. Vedel, « La place de la Déclaration de 1789 dans le “ bloc de constitutionnalité ” », in La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et la jurisprudence, Paris, PUF, coll. « Recherches politiques », 1989, p. 63.