Les valeurs de l’Union européenne
Thèse présentée par Monsieur Simon Labayle. Sous la direction du Professeur Rostane Mehdi (AMU) et du Professeur Olivier Delas (Université Laval). Soutenue publiquement le 12 décembre 2016 à Aix-en-Provence (AMU). En présence de l’Avocat Général à la CJUE Yves Bot, du Professeur Vlad Constantinesco (Université de Strasbourg), du Professeur François Crépeau (Université Mc Gill), du Professeur Valérie Michel (AMU), et du Professeur Richard Ouellet (Université Laval).
L’Union européenne est, selon l’article 2 TUE, « fondée » sur des « valeurs » précisément identifiées. Le préambule de la Charte des droits fondamentaux dresse un constat similaire dans des termes quasiment identiques. Ces « valeurs » sont donc constitutionnellement indissociables de l’Union.
L’affirmation juridique de cette dimension fondatrice est d’autant moins neutre qu’elle est systématiquement revendiquée. Elle renvoie à une recherche d’essentialité qui laisse supposer que l’Union accorde volontairement une place centrale à ses valeurs, ce que confirme l’analyse des grandes étapes de son histoire. Ce choix s’exprime concrètement dans différentes dispositions issues des traités constitutifs. Les valeurs exercent notamment une influence décisive sur des questions aussi fondamentales que celles de la définition des objectifs de l’Union (article 3 TUE), du prononcé d’éventuelles sanctions à l’encontre d’États membres qui menaceraient leur intégrité (article 7 TUE), de l’orientation des relations qu’elle tisse avec son voisinage (article 8 TUE), ou encore des modalités de l’éventuelle adhésion d’un État tiers à l’Union européenne (article 49 TUE). Au-delà de la portée symbolique, juridique et politique de ces différents thèmes, les valeurs participent en réalité à déterminer l’identité spécifique de l’Union européenne.
Il convient alors de s’interroger quant à la traduction concrète de la dimension fondatrice des valeurs dans le projet d’intégration et, donc, d’éprouver la force des convictions communautaires. L’objet de la recherche visait ainsi à déterminer si la revendication d’une Union fondée sur des valeurs résiste à la rigueur de l’analyse scientifique ainsi qu’à la pression des faits. Face à ces interrogations, il était nécessaire de revenir sur la nature du lien qu’entretiennent l’Union et ses valeurs dès l’introduction de la thèse. Celles-ci ont en effet accompagné et irrigué son évolution depuis l’origine du projet d’intégration européenne, démentant d’ailleurs l’idée pourtant répandue selon laquelle ce projet ne reposait initialement que sur une assise exclusivement technique, économique et mercantile.
Si la création et la réussite du marché intérieur constituaient un préalable objectivement incontournable à l’affirmation plus claire des valeurs dans l’ordre juridique communautaire, elles représentaient cependant l’instrument d’un dessein plus vaste dont la nature politique ne saurait être ignorée. La pensée de Jean Monnet selon laquelle « c’est au fur et à mesure que l’action des communautés s’affirmera que les liens entre les hommes et la solidarité qui se dessinent déjà se renforceront et s’étendront. Alors, les réalités elles-mêmes permettront de dégager l’union politique qui est l’objectif de notre communauté, c’est-à-dire d’établir les États-Unis d’Europe » 1 en témoigne. Le processus ne pouvait à cet égard reposer que sur un système de valeurs commun à ses différentes composantes. Cette profession de foi fut d’ailleurs fidèlement retranscrite dans les préambules des traités CECA et de Rome.
La mise en avant des principes et des valeurs fondant l’Union européenne s’est donc peu à peu agrégée à la sémantique et aux différents textes qui ont jalonné l’évolution des Communautés puis de l’Union. Ce n’est qu’au terme de ce véritable « phénomène d’accrétion » 2 que leur proclamation a acquis le rang constitutif et la valeur constitutionnelle que leur confère l’article 2 TUE.
Mener cette recherche à bien imposait cependant de tenir compte du contexte pour le moins particulier au sein duquel elle s’inscrivait. Si les valeurs siègent au cœur du projet d’intégration européenne depuis son origine, elles ne sont pas épargnées par la crise qui le frappe depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Des foyers aux natures différentes se sont successivement déclarés, et parfois même conjugués, non sans conséquence sur l’appréhension des valeurs dans l’Union européenne. L’incapacité de ses institutions comme celle de ses dirigeants à en prendre la mesure laisse aujourd’hui l’Union aux prises avec une crise globale, dont la généralisation touche à de multiples aspects de l’intégration. Elle atteint jusqu’à certaines de ses réalisations matérielles les plus concrètes, et met en cause la légitimité comme l’efficacité de son action. La situation évoquée par le président de la Commission Jean-Claude Juncker, qui estimait que « de la migration au terrorisme, de l’Union économique et monétaire au Royaume-Uni, en passant par les relations extérieures […] elles sont le parfait reflet d’une Europe en polycrise » 3 correspond donc à une réalité qui a considérablement impacté le sujet de l’étude.
Différents aspects de cette « polycrise » renvoient en effet étroitement et sous des jours divers à l’appréhension des valeurs au sein de l’Union. Ils mettent en relief l’actualité brûlante du sujet autant que son caractère décisif pour l’avenir de l’intégration européenne. Leur conjugaison laisse, et peut-être pour la première fois, planer des doutes sérieux quant à la pérennité de l’Union européenne telle que l’ont façonnée ses textes fondateurs successifs. La remise en question, plus ou moins frontale et régulière de ce socle inhérent au projet même d’intégration est indéniable. A un degré tel qu’il ne semble pas exagéré de craindre le « suicide de l’Europe » qu’évoquait Zweig dans Le monde d’hier.
Dans cette optique, la thèse soutenue se proposait donc de démontrer la consubstantialité et l’irréversibilité du lien que partagent l’Union européenne et ses valeurs. L’analyse, s’inscrivant dans la perspective d’un « temps long », consiste en réalité en une réflexion globale consacrée au destin de l’intégration européenne. Elle est menée à l’aune de la place que l’Union garantit aux valeurs dans l’ordre politique et juridique qu’elle a peu à peu façonné, et de l’effectivité qu’il est à même de leur conférer. Des arguments de deux ordres complémentaires autorisent en effet à conclure à la consubstantialité et à l’irréversibilité qui viennent d’être évoquées. Ils correspondent logiquement aux deux parties qui composent le plan classique adopté pour soutenir cette démonstration. Le premier temps de la réflexion propose d’étudier la dimension constitutive dont jouissent les valeurs au sein de l’Union européenne (Partie 1.). Ces valeurs doivent, par ailleurs, être perçues comme un élément décisif de la préservation de l’Union en tant que projet politique tel qu’il a été défini dès l’origine de l’intégration européenne. En se dotant d’un véritable système de préservation de ses valeurs, c’est donc sa propre substance dont l’Union européenne doit en réalité assurer la garantie (Partie 2.).
La Première partie de la thèse est consacrée à La structuration ontologique de l’Union autour de ses valeurs. Elle s’attache à étudier la dimension constitutive des valeurs, et repose elle-même sur deux axes forts.
L’analyse vise d’abord à éclairer la nature politique du projet d’intégration européenne. Fonder juridiquement l’Union sur un certain nombre de valeurs expressément reconnues témoigne en effet de son originalité et lui prête un sens particulier sur lequel il convenait de s’attarder. En ce sens, le Premier titre de cette thèse propose de reconstituer l’arrière-plan axiologique sans lequel l’ensemble de l’étude ne saurait se comprendre. Il revient sur le choix du constituant de placer la problématique identitaire au cœur du projet communautaire, en recherchant la trace des valeurs dans les principaux textes et discours juridiques et politiques qui composent la charte constitutionnelle de l’Union. Le constat prend alors tout son sens, puisque les valeurs imprègnent incontestablement cette charte et composent ainsi une forme d’esprit de l’intégration sans lequel pareille entreprise semble fatalement vouée à l’échec (Titre 1).
Le titre suivant revêt une dimension plus dynamique. Il représente un élément décisif de la démonstration, dans la mesure où il démontre la portée décisive des valeurs dans l’organisation et le fonctionnement de l’Union. Son objet est de démontrer que l’appréhension de la place et du rôle des valeurs ne saurait y être circonscrite à leur influence ontologique, déjà majeure, qu’elles exercent sur la charte constitutionnelle communautaire. Au-delà, elles participent en effet également à « constituer » l’Union, au sens premier du terme et sous un jour plus concret. Elles représentent ainsi un agent indispensable du fonctionnement de l’Union. Clé de voûte incontournable de la gestion de la spécificité qui caractérise le projet communautaire, les valeurs sont les garantes de la cohérence de son organisation et ordonnent un véritable pluralisme communautaire (Titre 2).
La Seconde partie de la thèse traite ensuite de La préservation existentielle de l’Union par ses valeurs. Elle vise à démontrer que la protection de l’intégrité des valeurs représente un élément décisif de la préservation de l’Union en tant que projet politique, tel que correspondant aux fondements définis puis régulièrement réaffirmés depuis l’origine de l’intégration européenne. Il convient dans cette optique d’analyser le véritable système de préservation des valeurs qui a été peu à peu bâti dans le cadre de l’Union européenne.
Le premier volet de ce système vise à assurer, en amont, la protection des valeurs. Le processus d’adhésion à l’Union européenne est en effet conditionné par l’exigence de respect des valeurs fondatrices de l’Union qui pèse sur l’État candidat. Celles-ci s’apparentent en ce sens à un véritable passeport censé représenter une première garantie en matière de protection des valeurs et de l’identité de l’Union (Titre 1).
Parallèlement, la complexification constante de l’Union alliée à la multiplication des crises qu’elle a été amenée à affronter, ont commandé au renforcement progressif du système de protection censé garantir l’intégrité de ses valeurs. Un dispositif complexe, reposant à la fois sur la création d’un mécanisme institutionnalisé et sur l’action du juge communautaire, a donc peu à peu émergé pour tenter d’assurer une protection efficace des valeurs de l’Union (Titre 2).
La thèse engage en définitive à réfléchir, à la lumière des enseignements du passé européen, au futur de l’Union et même plus généralement à celui de l’intégration européenne. Aujourd’hui à la croisée des chemins, l’Union et ses États membres doivent en effet opérer un choix. Celui de la poursuite ou de l’abandon d’un processus et d’un projet dont les principaux textes sur lesquels ils reposent revendiquent la nature politique et axiologique.
Notes:
- J. Monnet, Mémoires, Fayard, Paris, 1976, p. 427. ↩
- J.P. Jacqué, Droit institutionnel de l’Union européenne, Dalloz, 8ème éd., Paris, 2015, p. 54 ; Pour l’analyse détaillée de ce « processus d’accrétion », voir infra Première Partie, Chapitre II, Section 1. ↩
- J.C. Juncker, Discours lors de la session plénière du Parlement européen. Conclusions du Conseil européen des 17 et 18 décembre 2015, Bruxelles, 19 janvier 2016, SPEECH/16/112. ↩