L’ordre public et les droits fondamentaux. Contribution à l’étude de la fondamentalisation du droit privé interne
Thèse soutenue publiquement le 15 octobre 2018 à l’Université de Pau devant un jury composé de : Madame Pascale Deumier (Professeur à l’Université Lyon 3 – Jean Moulin, Rapporteur), Monsieur Bertrand de Lamy (Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole, Président du jury), Madame Virginie Larribau-Terneyre (Professeur à l’Université de Pau, Examinateur), Monsieur Jean-Jacques Lemouland (Professeur à l’Université de Pau, Examinateur), Monsieur Mustapha Mekki (Professeur à l’Université Paris 13 – Paris Sorbonne Cité, Rapporteur) et Monsieur Sébastien Pellé (Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole, Directeur de la recherche).
Par Camille Drouiller, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, Université de Pau
Les droits fondamentaux puisent leurs origines à la fois dans les droits de l’homme et les libertés publiques. Ils ont émergé en tant que tels dans les années 1980 et se sont considérablement développés depuis lors, notamment sous l’impulsion de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Ce mouvement, connu aujourd’hui sous le nom de fondamentalisation, a concerné tous les domaines du droit et bouleversé les mécanismes classiques et les équilibres alors à l’œuvre.
Le droit privé n’y a pas échappé, et en particulier l’ordre public. En effet, la fondamentalisation devait conduire à des situations potentiellement conflictuelles entre les droits fondamentaux et l’ordre public, alors même qu’ils sont tous les deux marqués par l’idée de prévalence et d’éviction de la norme concurrente. De plus, les notions paraissent en tous points antagonistes : alors que l’ordre public regrouperait un ensemble de valeurs holistes, représentatives de l’intérêt général et de nature législative, les droits fondamentaux seraient marqués par leur caractère ontologique, abriteraient des intérêts avant tout individuels et consacrés dans les plus hautes strates de la hiérarchie des normes.
Pourtant, la fondamentalisation du droit, comprise comme le mouvement d’expansion du contenu et de la normativité des droits fondamentaux dans toutes les branches du droit, s’est accompagnée d’un mouvement de fondamentalisation de l’ordre public, impliquant l’intégration des droits fondamentaux à l’ordre public. Ainsi, les droits fondamentaux constituent le renouveau de l’ordre public.
L’objet de cette recherche est alors de s’intéresser à la rencontre de l’ordre public et des droits fondamentaux afin de pouvoir qualifier la relation qui les unit et les conséquences qu’elle emporte. Reposant sur une étude notionnelle et une analyse de la jurisprudence confrontant les dispositions d’ordre public aux droits fondamentaux, elle envisage sous un prisme nouveau les perturbations causées par la fondamentalisation de l’ordre public et les perspectives à venir dans un contexte pluraliste.
Dans une première partie, l’étude s’attache à envisager le phénomène d’intégration des droits fondamentaux à l’ordre public et ses conséquences sur la notion telle qu’elle est entendue classiquement.
D’un côté, l’ordre public doit se comprendre dans une dimension axiologique comme l’ensemble des valeurs sociales essentielles qu’une communauté se donne. Cette approche nécessite alors de pouvoir identifier quelles sont les valeurs qui recevront cette qualité, en dégageant un processus rationnel permettant de mettre en lumière l’échelle des valeurs. Ces dernières décennies ont par exemple été marquées par la découverte d’un droit de l’environnement, et aujourd’hui de la transition écologique. Des manifestations isolées émanant de personnes averties ont tout d’abord dénoncé l’urgence dans ce domaine, avant d’être relayées et de se multiplier dans l’ensemble du corps social. Le consensus aujourd’hui obtenu sur ces questions, matérialisé par l’absence d’oppositions sérieuses, a conduit le législateur et le juge à intervenir pour conférer une protection particulière aux valeurs dégagées. Ainsi, dans une décision du 31 janvier 2020, le Conseil constitutionnel a mis en lumière un nouvel objectif à valeur constitutionnelle consistant en la protection de l’environnement. Cette consécration juridique n’est que le reflet de l’échelle des valeurs et de la place prise par les considérations environnementales aujourd’hui.
D’un autre côté, les droits fondamentaux reçoivent cette appellation car ils recèlent des valeurs sociales au fondement du droit. En effet, ils se caractérisent par cette essence, cette fondamentalité qui a d’ailleurs permis d’affirmer l’autonomie de la notion par rapport à celles de droits de l’homme et de libertés fondamentales. Cela s’accompagnera le plus souvent, mais pas nécessairement, d’une consécration dans les strates supérieures de la hiérarchie des normes.
Par conséquent, les droits fondamentaux s’analysent comme des valeurs sociales essentielles, tandis que l’ordre public est le mécanisme propre à assurer la protection de ces mêmes valeurs sociales essentielles. Ainsi, l’ordre public intègre les droits fondamentaux. Au-delà de cette correspondance axiologique, l’ordre public bénéficie d’un régime juridique exorbitant du droit commun propre à assurer sa prévalence et qui pourra venir au secours d’un droit fondamental ne bénéficiant pas de la protection accordée par la hiérarchie des normes. Enfin, l’examen de la jurisprudence atteste qu’il n’y a pas d’obstacle à cette intégration, et la réforme du droit des contrats a, en 2016, consacré cette lecture à l’article 1102 du Code civil.
Par la suite, l’étude se consacre aux conséquences de l’intrusion des droits fondamentaux sur la notion d’ordre public telle qu’elle est très souvent présentée. Le lien classiquement établi entre l’ordre public et l’intérêt général, l’impérativité et l’indérogeabilité devait être sondé afin de s’assurer de la compatibilité des droits fondamentaux avec l’ordre public. Or, il apparaît que ces caractéristiques, bien souvent prêtées à l’ordre public, sont le reflet d’une époque. Si l’ordre public du 19e siècle était législatif, holiste et sanctionné par la nullité, l’évolution du 20e siècle avait déjà conduit la doctrine à devoir nuancer ce panorama. Ainsi avait émergé la distinction bien connue entre l’ordre public économique et politique, le premier étant lui-même subdivisé en un ordre public économique de direction et de protection. L’étude du contenu de l’ordre public conduit aujourd’hui à remettre en cause le lien systématique qui lui est prêté avec l’intérêt général ou le régime juridique exorbitant du droit commun qui lui est associé. Par conséquent, les droits fondamentaux ont participé d’une évolution déjà amorcée.
Toutefois, il apparaît nécessaire de segmenter l’ordre public et de dégager des sous-ensembles présentant des caractéristiques propres afin de rendre mieux compte de la réalité contemporaine de la notion. Ainsi, au sein de l’ordre public il sera possible de distinguer l’ordre public classique, holiste et législatif, de l’ordre public des droits fondamentaux, humaniste, regroupant l’ordre public constitutionnel et conventionnel des droits fondamentaux.
Cette présentation renouvelée rend mieux compte de ce qu’est l’ordre public aujourd’hui, et permet de comprendre les conflits normatifs impliquant l’ordre public. C’est l’objet de la seconde partie de l’étude.
Les droits fondamentaux, consacrés le plus souvent dans des textes de nature conventionnelle ou constitutionnelle, bénéficient de ce fait de la protection hiérarchique. En effet, en cas de conflit normatif impliquant une norme de nature législative et une norme constitutionnelle ou conventionnelle, l’ordre public classique sera évincé ou conforté par les contrôles de constitutionnalité ou de conventionnalité. Cela est d’ailleurs aujourd’hui accentué par le phénomène relatif au contrôle concret de conventionnalité. Ainsi en est-il des dispositions concernant les empêchements à mariage, ou des règles relatives à la filiation qui, bien que d’ordre public classique, ont pu être écartées car considérées comme contraires à un droit fondamental. De la même manière, un certain nombre de dispositions intéressant la matière pénale ont été jugées incompatibles avec l’ordre public humaniste. Une première hiérarchie apparaît entre les sous-ensembles, l’ordre public des droits fondamentaux devant primer sur l’ordre public classique par l’application du principe hiérarchique. L’impérativité de l’ordre public en pâtit alors, la jurisprudence constitutionnelle ou conventionnelle étant susceptible à tout moment de remettre en cause une disposition d’ordre public classique.
En outre, une seconde hiérarchie est le fruit des relations systémiques entre les différents acteurs dans un contexte pluraliste. Doivent en effet cohabiter l’ordre juridique interne, mais également l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, chacun disposant de droits fondamentaux qui leur sont propres et d’un juge chargé de les appliquer. Les relations entre le Conseil constitutionnel, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne, complexifiées par le rôle tenu par les juges du fond, ne doivent plus être appréhendées sous le prisme de la hiérarchie des normes. En effet, chacun revendique une forme de souveraineté qui s’oppose à pouvoir les hiérarchiser. Au contraire, se développent des modes de communication et de prises en considération réciproques complexes, qui conduisent in fine à la prévalence de la norme conventionnelle. Se met en place entre les juridictions supérieures un dialogue à double vitesse, le Conseil constitutionnel scrutant avec attention la position du juge conventionnel. Ainsi, les exemples relatifs à la garde à vue ou bien encore la gestation pour autrui illustrent la place résiduelle laissée aux juges et au législateur français. Une échelle de normativité de l’ordre public se dessine, alors que celui-ci semblait marqué par son impérativité. L’ordre public classique est ainsi soumis au résultat du contrôle des juges supérieurs, et en ressort affermi ou amoindri, voire évincé. De même, la position des juges conventionnels semble prévaloir, et place les acteurs internes dans une situation désavantageuse. Les situations conflictuelles demeurent peu nombreuses, mais elles sont retentissantes et les possibilités de résistance des juges français limitées.
Toutefois, le but poursuivi par le phénomène de fondamentalisation du droit est atteint. Il s’agissait d’assurer la normativité des droits fondamentaux. Ces derniers bénéficient d’une protection importante, accentuée par le principe de protection équivalente actuellement à l’œuvre conduisant globalement à une harmonisation vertueuse des droits fondamentaux.
Les droits fondamentaux ont ainsi tout à la fois renouvelé et pérennisé l’ordre public. Les équilibres aujourd’hui à l’œuvre demeurent perfectibles, mais la force normative de ces droits est assurée.
intéressé par cette thèse
Thèse très intéressante et instructive.
Une thèse qui retrace avec précision l’intrusion des droits fondamentaux sur la notion d’ordre public de même que la possible conciliation des deux notions.
Une thèse qui retrace avec précision l’intrusion des droits fondamentaux sur la notion d’ordre public de même que la possible conciliation des deux notions.