Question prioritaire de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité
Thèse soutenue publiquement à l’Université de Saint-Etienne le 4 décembre 2020 devant un jury composé de Baptiste BONNET, Doyen de le Faculté de droit de Saint-Etienne,Professeur à l’Université Jean Monnet Saint-Etienne, Directeur de thèse; Laurence BURGORGUE-LARSEN, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, rapporteur ; Pascale DEUMIER, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3 ; Mattias GUYOMAR, conseiller d’État, élu juge à la Cour européenne des droits de l’homme ; Dominique ROUSSEAU, ancien membre du Conseil Supérieur de la Magistrature; Bernard STIRN, Président de section au Conseil d’Etat et David SZYMCZAK, Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux, rapporteur
Par Thibaut Larrouturou est docteur en droit public de l’Université Jean Monnet Saint-Etienne
L’importance sans cesse accrue des normes constitutionnelles et internationales au sein des ordres juridiques nationaux est l’une des grandes caractéristiques de l’évolution du Droit depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Cette affirmation se vérifie particulièrement en Europe, où les droits de l’Union européenne et de la Convention européenne des droits de l’homme bénéficient d’un rang et d’un statut particuliers, et voient des juridictions internationales veiller à leur respect. Au sein du Vieux continent, l’une des manifestations les plus fréquentes et remarquables de ce poids particulier des règles constitutionnelles et internationales est la compétence des juridictions – du moins de certaines d’entre elles – de contrôler la conformité des lois aux normes qui leur sont supérieures : contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité de la loi sont devenus chose courante dans nombre d’États européens.
Pour autant, en la matière, c’est une étonnante diversité de compétences juridictionnelles qui règne en Europe, ce que la présente thèse a cherché à révéler par une étude comparée fondée sur des questionnaires envoyés à des juristes des 47 États membres du Conseil de l’Europe. Il apparaît toutefois évident que la France s’éloigne de manière notable de presque tous ses voisins sur un point au moins : coexistent dans cet État deux contrôles a posteriori de la loi apparemment très distincts, car confiés à des juridictions différentes. Le triptyque des décisions Interruption volontaire de grossesse du Conseil constitutionnel, Jacques Vabre de la Cour de cassation et Nicolo du Conseil d’État a en effet durablement installé dans le paysage juridictionnel français une nette séparation entre contrôle de constitutionnalité de la loi, qu’assure le Conseil constitutionnel et que refusent de manière constante les juridictions ordinaires, et contrôle de sa conventionnalité, fréquemment exercé par les juridictions administratives et judiciaires mais pour lequel le juge de la rue de Montpensier décline sa compétence – hors rares exceptions.
Un tel état de fait implique bien évidemment que ces deux mécanismes de contrôle de la loi soient articulés de manière aussi harmonieuse que possible. Or, de façon très surprenante eu égard aux enjeux, aux acteurs et aux normes en présence, cette articulation n’est que très sommairement esquissée par la Constitution, la loi organique, la loi ou a fortiori les traités internationaux. C’est dès lors essentiellement vers la jurisprudence des acteurs concernés qu’il convient de se tourner afin de saisir pleinement les multiples relations qui unissent question prioritaire de constitutionalité et contrôle de conventionnalité. Une démarche empirique a donc été retenue dans le cadre de la présente thèse de doctorat, consistant à analyser plusieurs milliers de décisions du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, de la Cour de cassation, de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne, ainsi que des centaines de documents préparatoires (conclusions de rapporteurs publics du Conseil d’État, avis et rapports de conseillers de la Cour de cassation, dossiers documentaires du Conseil constitutionnel), obtenus pour la plupart par le biais de conventions de recherche signées avec les juridictions dont ils émanent. Par ailleurs, la présente étude a été effectuée en tentant de s’extraire autant que possible de tout parti pris pour une norme, une juridiction ou une théorie particulière des rapports entre ordres juridiques, de manière transdisciplinaire entre droit constitutionnel et droits européens notamment.
Ce positionnement a permis d’interroger frontalement les relations qui existent entre question prioritaire de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, et dont rien n’indique a priori qu’elles soient parfaitement ordonnées tant la coexistence des contrôles résulte largement d’une série d’accidents de l’histoire, n’est guère organisée par les textes et constitue une singularité à l’échelle continentale. Partant, l’ambition de la présente étude était d’identifier de manière aussi précise que possible ces relations, d’en analyser les tenants et les aboutissants, sans négliger d’appréhender de manière prospective l’évolution qu’elles pourraient subir dans un futur prévisible, dans le but de déterminer en quoi elles pourraient être parfaites. Les résultats d’une étude menée de la sorte pourront surprendre à plus d’un titre : ainsi, l’influence conventionnelle sur les juges du filtre des QPC n’a sans doute pas l’importance qui peut lui être prêtée ; la prise en compte du droit international et européen par le Conseil constitutionnel est bien plus laissée à sa discrétion que d’aucuns ne le soutiennent ; l’autorité des décisions du juge constitutionnel sur les juges internes de la conventionnalité est sans doute bien plus forte que ce que certains imaginent.
Au terme d’une décennie de coexistence de la question prioritaire de constitutionnalité et du contrôle de conventionnalité, la présente étude a surtout conduit à affirmer avec force que les multiples relations qui existent entre ces deux instruments, pour partie imposées, par les spécificités des normes en jeu, aux juridictions impliquées, ont atteint un véritable point d’équilibre qu’il convient de préserver. Deux grands axes ont été suivis afin d’explorer cet entrelacement de liens existant entre question prioritaire de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, centrés successivement sur chacun des mécanismes. D’une part, il a été soutenu que la force des rapports entre ordres juridiques impose à la question de constitutionnalité et à ses acteurs une véritable prise en considération du droit conventionnel, phénomène qui a été dénommé conventionnalisation. D’autre part, il est possible d’affirmer que la place particulière de la Constitution dans la hiérarchie interne des normes, de même que les spécificités de l’office du Conseil constitutionnel, sont à leur tour à l’origine d’incidences variées sur le contrôle de conventionnalité. En matière d’interconnexion des contrôles de la loi, la conventionnalisation de la question de constitutionnalité (partie I) est ainsi le pendant de la constitutionnalisation du contrôle de conventionnalité (partie II).
Partie I. La conventionnalisation de la question de constitutionnalité
L’incidence conventionnelle sur le contrôle de constitutionnalité, observée depuis longtemps par la doctrine, a pris une forme bicéphale avec l’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité. Non seulement porte-t-elle en effet sur le raisonnement constitutionnel, car l’analyse des questions de constitutionnalité soulevées par les justiciables intègre régulièrement des éléments de droit conventionnel (titre II), mais également sur l’instrument constitutionnel lui‑même, lequel a vu ses caractéristiques principales évoluer au contact du contrôle de conventionnalité (titre I)
Titre I. L’incidence prononcée du contrôle de conventionnalité sur le mécanisme de la question de constitutionnalité
L’incidence qu’a eu le contrôle de conventionnalité sur le mécanisme de la question de constitutionnalité est d’une particulière intensité. L’existence même de la QPC semble être la conséquence du développement du contrôle de la loi par les juridictions ordinaires, sur le fondement du droit international, ainsi que le révèlent les travaux préparatoires de la révision constitutionnelle de 2008 et de la loi organique concrétisant le nouvel article 61-1 de la Constitution. Par ailleurs, la conventionnalisation de la question de constitutionnalité a également pris la forme d’une anticipation des exigences de la Cour européenne des droits de l’homme s’agissant du droit à un procès équitable. Plus fondamentalement encore, c’est largement en considération du contrôle de conventionnalité que le Parlement a donné son visage à la « QPC ». La priorité‑préséance (comprendre la priorité de la question de constitutionnalité sur les moyens de conventionnalité) comme la priorité-célérité (à savoir les délais très contraints auxquels sont tenues les juridictions en matière de QPC) sont en ce sens des outils pensés pour s’assurer que la protection constitutionnelle des droits et libertés ne soit pas phagocytée par le contrôle de conventionnalité et, partant, qu’elle occupe une place centrale dans le contentieux des droits et libertés. Enfin, dans les premières années d’existence de la QPC, deux affaires ont été l’occasion de redéfinir, à la marge, le mécanisme constitutionnel eu égard aux exigences de l’environnement conventionnel dans lequel il s’inscrit. La priorité-préséance, que certains assimilaient à un défi pour la primauté du droit de l’Union européenne, a dû être tempérée pour être compatible avec les exigences de ce dernier (affaire Melki et Abdeli). De même, la priorité-préséance a été aménagée par le Conseil constitutionnel, pour permettre à la QPC de constituer le socle d’une question préjudicielle à la CJUE (affaire Jeremy F.). Nombre de traits distinctifs de la question de constitutionnalité sont ainsi directement liés à l’existence et aux exigences du contrôle de conventionnalité.
Titre II. L’influence inégale du droit conventionnel sur le traitement des questions de constitutionnalité
L’influence du droit conventionnel sur le traitement des QPC est indéniable, quoique l’étude empirique des décisions relatives aux questions de constitutionnalité et de leurs travaux préparatoires démontre qu’elle n’est ni omniprésente ni systématiquement décisive. La question de l’application du droit international par les juges français de la constitutionnalité français trouve par ailleurs des réponses très variées en fonction de son origine. Le droit de la Convention européenne des droits de l’homme, droit d’harmonisation dont la réception en droit interne a été très peu théorisée par la Cour de Strasbourg, est de loin le plus à l’œuvre dans le phénomène de conventionnalisation du traitement des QPC : du fait d’un champ d’application très proche de celui des droits et libertés constitutionnels, d’une aura particulière dans son domaine et d’un contrôle de conventionnalité régulièrement exercé par les juges ordinaires et la Cour européenne des droits de l’homme, la Convention est sans conteste l’élément de droit conventionnel le plus mobilisé par les acteurs de la QPC, et il est loisible à ce titre d’évoquer une jurisprudence constitutionnelle « européanisée ». Pour autant, son utilisation par les juges de la QPC reste somme toute minoritaire au sein du contentieux, ainsi qu’en témoignent notamment les documents préparatoires des décisions. Le droit de l’Union européenne, droit d’intégration caractérisé par une forte prétention à la primauté, est bien plus rarement impliqué dans le traitement des QPC, mais est susceptible d’avoir une incidence autrement plus décisive que la Convention, dont l’influence est avant tout consentie par le Conseil constitutionnel. Il n’y a donc pas de surprise à constater que la plupart des hypothèses dans lesquelles le droit conventionnel est explicitement intégré aux décisions QPC sont rattachées au droit de l’Union européenne (ainsi des cas dans lesquels une question préjudicielle doit être posée à la CJUE avant de pouvoir se prononcer sur le caractère sérieux d’une QPC, ou encore de l’élévation d’écrans conventionnels dans le champ des lois de transposition des directives de l’Union). En effet, le droit de l’Union européenne ne peut parfois tout simplement pas être ignoré par les juges de la QPC, et constitue donc la facette inéluctable de la conventionnalisation du traitement des questions de constitutionnalité. Par contraste, le droit international général, qui ne dispose pas d’un système juridictionnel de protection aussi abouti que les droits européens, et qui reste bien moins utilisé par les juridictions ordinaires que ces derniers, demeure presque invisible au sein des décisions comme de leurs travaux préparatoires, démontrant ainsi l’intensité variable de la conventionnalisation.
Partie II. La constitutionnalisation du contrôle de conventionnalité
La constitutionnalisation du contrôle de conventionnalité est elle aussi susceptible de s’exprimer de deux façons très distinctes. Si elle se limite largement à l’heure actuelle à une interprétation du droit international à la lumière du droit constitutionnel (titre I), rien n’empêche de penser qu’elle puisse également prendre à l’avenir la forme d’une modification radicale du mécanisme du contrôle de conventionnalité interne tel qu’il existe à ce jour (titre II).
Titre I. L’imprégnation manifeste du contrôle de conventionnalité par le droit constitutionnel
La constitutionnalisation du contrôle de conventionnalité adopte des manifestations bien moins variées que la conventionnalisation de la question de constitutionnalité. En effet, elle se concrétise essentiellement par une incidence des solutions adoptées par les juges de la QPC sur les juridictions chargées du contrôle de conventionnalité. L’intensité du phénomène n’en est cependant pas moins forte, dans certaines configurations, puisqu’elle peut prendre dans sa forme la plus poussée les traits d’une véritable autorité (qualifiée de « directive » dans la présente thèse), ce que révèle l’étude des travaux préparatoires des décisions des juridictions internes se prononçant sur des moyens de conventionnalité équivalents à une QPC examinée par le Conseil constitutionnel. Ainsi, l’interconnexion des contrôles de la loi ne constitue pas un phénomène unidirectionnel, qui verrait seulement la question de constitutionnalité être affectée par le contrôle de conventionnalité, sans que la réciproque ne soit vraie. La constitutionnalisation de ce dernier est en outre susceptible d’être renforcée par l’inscription de la QPC dans des mécanismes conventionnels, quoique les perspectives en la matière nécessitent d’être confirmées par la pratique des acteurs juridictionnels concernés. Peuvent à ce titre être envisagées la reconnaissance par la Cour européenne des droits de l’homme du fait que la QPC constitue un recours à épuiser avant de la saisir d’une requête (bien qu’une telle reconnaissance paraisse peu probable en l’état de la jurisprudence et peu souhaitable eu égard à de nombreuses difficultés juridiques et diplomatiques qu’elle pourrait générer) et l’utilisation par le Conseil constitutionnel du Protocole no 16 à la Convention européenne des droits de l’homme (qui soulève de nombreuses questions, notamment en matière de rapports inter-juridictionnels).
Titre II. L’altération potentielle du contrôle de conventionnalité par la question de constitutionnalité
L’éventuelle altération du contrôle de conventionnalité par la question de constitutionnalité, qui constituerait un approfondissement majeur de la constitutionnalisation de ce contrôle, est un objet de réflexion particulièrement délicat. Si l’affirmation du professeur Sébastien Platon, selon laquelle « la coexistence des droits fondamentaux constitutionnels et européens dans notre ordre juridique, et partant la diversité des sources de droits fondamentaux peut, sous certaines conditions, être bénéfique aux titulaires de droits fondamentaux », fait certainement consensus, toute la question repose sur le point de savoir si l’unification des contentieux des droits fondamentaux est l’une de ces conditions. Il semble possible de répondre par la négative à cette interrogation. La distinction actuelle des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité ne conduit pas nécessairement à l’anarchie ou au cloisonnement des ordres juridiques, de sorte que leur réunion dans les mains d’un unique acteur juridictionnel ne semble nullement s’imposer. Bien au contraire, le possible renforcement du Conseil constitutionnel face au contrôle de conventionnalité, qui pourrait prendre la forme d’un revirement ou d’un contournement de la jurisprudence Interruption volontaire de grossesse, paraît devoir être évité au regard des spécificités d’une architecture juridictionnelle française structurée depuis des décennies autour de la division des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité. Le juge de la rue de Montpensier n’est pas pour autant affaibli par ce refus de la réunion des contrôles qui lui permet de rester maître de sa jurisprudence, et ne remet nullement en cause sa place éminente dans le système français de protection des droits et libertés. Si le Conseil constitutionnel devrait ainsi résister à la tentation de s’emparer de la compétence du contrôle de conventionnalité des lois, l’altération de ce dernier pourrait être réalisée par un renoncement du juge ordinaire à l’exercer. À ce titre, il paraît pertinent d’entamer une réflexion sur la manière dont le juge ordinaire pratique ce contrôle, et s’il pourrait l’adapter eu égard à l’installation de la question prioritaire de constitutionnalité dans le paysage juridictionnel français. Si, de ce point de vue, l’instauration d’une équivalence des protections ne paraît pas nécessairement devoir être favorisée, l’adoption d’un nouveau mode d’exercice du contrôle de conventionnalité, qui serait exclusivement centré sur les mesures d’application de la loi, pourrait faire l’objet de débats afin que soit jugée son opportunité par l’ensemble des acteurs de la communauté juridique.
Conclusion générale de la thèse. L’un des traits saillants de l’ordre juridique français réside indubitablement dans la coexistence, depuis 2010, de la question prioritaire de constitutionnalité et du contrôle de conventionnalité. Ces deux instruments sont loin d’être hermétiques l’un à l’autre, malgré leur dissociation apparente. Bien au contraire, les interactions entre question prioritaire de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité sont placées sous le triple sceau de la richesse, de la mutabilité et de l’interdépendance. Ce modèle de « disjonction connectée » des deux contrôles, loin de constituer une complexité inutile du système français de protection des droits et libertés, permet d’assurer une saine émulation entre les acteurs juridictionnels concernés, de favoriser la réception des solutions dégagées par les juridictions internationales, de préserver l’autonomie du juge constitutionnel en matière d’interprétation de la Constitution. Les mérites de cet équilibre, qui sont mis en avant en filigrane de l’ensemble de l’étude, plaident pour sa préservation, bien que certaines réformes jurisprudentielles et législatives pourraient être envisagées pour fluidifier les relations entre les deux instruments.