Relecture du droit des présomptions à la lumière du droit européen des droits de l’Homme [Résumé de thèse]
Relecture du droit des présomptions à la lumière du droit européen des droits de l’Homme
Par Anne-Blandine CAIRE, Maître de conférences à l’Université de Bretagne Occidentale
Thèse Limoges, 2010, dir. J.P Marguénaud
Prix de Thèse René CASSIN 2011
A paraître aux Editions Pédone en 2012
Malgré sa transversalité et sa pérennité, le droit des présomptions fait l’objet d’une certaine méconnaissance, voire d’une forme de dévalorisation. De prime abord, le terme de présomption semble en effet recouvrir des notions si diverses qu’elles n’auraient en partage que leur appellation. En outre, si la figure présomptive est, en pratique, couramment utilisée, utile et aisément repérable, elle devient fuyante et insaisissable dès qu’on tente de l’aborder d’un point de vue plus théorique. Ces difficultés classiques débouchent sur une analyse définitionnelle et fonctionnelle des présomptions souvent lacunaire et parfois véritablement déficiente. Or, méconnue, la présomption est mésestimée. Reléguée au rang des notions génériques et floues, on a même pu estimer qu’elle recouvre des réalités trop hétérogènes pour être autre chose qu’une généralité vide de sens. Mais le droit européen des droits de l’Homme, dont le potentiel comparatiste est hors du commun, permet de relire cette branche du droit.
D’une part, relire le droit des présomptions à la lumière du droit européen des droits de l’Homme consiste à définir son objet : les présomptions. Dans cette optique, on s’aperçoit que, s’il existe bien des présomptions de diverses natures, elles correspondent toutes à un même mouvement de pensée. Plus précisément, trois catégories de présomptions, les présomptions-preuves, les présomptions-postulats et les présomptions-concepts jouent un rôle juridique précis : les premières allègent la charge de la preuve en déplaçant son objet, les deuxièmes attribuent la charge de la preuve et les troisièmes constituent les raisons d’être d’une jurislation. Mais toutes trois correspondent à des principes d’orientation cognitifs, c’est-à-dire des sources de connaissance préorientée par les buts de celui qui les met en œuvre (Partie I).
D’autre part, relire le droit des présomptions à la lumière du droit européen des droits de l’Homme permet de revaloriser le rôle des présomptions. Celles-ci occupent en effet une place importante au sein du système juridique. Non seulement elles participent à sa cohésion car ce sont des techniques de réalisation et de régulation, mais encore elles participent à son évolution, entendue dans un sens progressiste (Partie II).
Partie I- Révélation de la nature unitaire des présomptions
La révélation de la nature unitaire des présomptions se déroule en deux temps : le premier consiste à tenter d’élaborer une théorie générale des présomptions (Titre 1), le second vise à la finaliser en la confrontant au droit européen des droits de l’Homme (Titre 2).
Titre 1- Essai de théorie générale des présomptions
Trois catégories de présomptions irriguent le droit positif.
La première catégorie, celle des présomptions-preuves, correspond à la définition juridique courante de la présomption entendue comme le passage opéré par le juge ou la loi d’un ou de plusieurs faits connus à un fait inconnu. Autrement dit, pareille définition ne correspond pas à l’ensemble de la matière présomptive mais seulement aux présomptions-preuves, formes de connaissance anticipée d’une réalité incertaine fondée sur un passage du connu à l’inconnu. Choisir l’appellation présomption-preuve pour désigner ce mode de raisonnement aboutissant à une vérité conjecturale, revient à mettre en valeur son objectif primordial : faciliter une preuve difficile, remédier à l’absence de preuve directe ; bref, pallier les difficultés probatoires en cas de doute sur les faits. On reproche fréquemment à la présomption-preuve son caractère artificiel : elle ne serait qu’un pis-aller, le dernier recours d’un juriste impuissant face à une réalité fuyante. Confusément, elle recèle donc quelque chose de peu glorieux, de quasi inavouable, comme le signe de la relation laborieuse du droit au monde sensible. Pourtant, le simple énoncé de sa finalité probatoire met en évidence son importance dans le champ juridique : voie d’accès au réel, elle contribue à la réalisation du Droit car elle lui permet de remplir son office, à savoir régir la société, malgré ses doutes et incertitudes. Concrètement, la présomption-preuve déplace l’objet de la preuve d’un fait impossible à prouver directement vers d’autres faits, plus aisés à prouver, et qui rendront le premier vraisemblable. Pour ce faire, elle construit la vérité en alliant modes d’appréciation subjectifs et objectifs : d’une part, mi-inductive la présomption-preuve infère d’indices un fait inconnu qu’ils rendent probable, d’autre part, mi-déductive elle valide l’induction première en faisant un détour par le principe, c’est-à-dire par l’ordre normal ou habituel des choses. De même, pour passer du connu à l’inconnu, elle s’appuie avant tout sur la probabilité et l’expérience, mais également sur la volonté de celui qui la met en œuvre puisqu’il s’agit de choisir entre plusieurs options. Dans ces conditions, la présomption de paternité de l’article 312 du Code civil est l’archétype de la présomption-preuve.
La deuxième catégorie, celle des présomptions-postulats, englobe les présomptions qui échappent au mécanisme permettant d’inférer un fait connu d’un fait inconnu et correspondent simplement à la définition étymologique de la présomption, à savoir jugement par anticipation sur les réalités qui nous entourent. A cet égard, l’appellation présomption-postulat, semble leur convenir : grâce à la conjonction des substantifs présomption et postulat, cette dénomination révèle que le mécanisme présomptif est en jeu et, qu’en l’occurrence, il consiste à établir par avance une position constituant la base de départ d’un raisonnement. On ne saurait recenser toutes les présomptions-postulats mais les plus célèbres sont aisément identifiables : la présomption de bonne foi, la présomption de connaissance de la loi, la présomption de vérité de la chose jugée, la présomption de légalité des actes administratifs, la présomption d’innocence… Quoi qu’il en soit, toutes ont pour fonction d’attribuer la charge de la preuve. A ce titre, elles peuvent renforcer le principe « actori incumbit probatio » – traditionnel en la matière – qui fait peser le fardeau probatoire sur le demandeur. Ainsi en est-il de la présomption d’innocence qui indique que le ministère public devra prouver la culpabilité du prévenu. Au contraire, elles peuvent, exceptionnellement, inverser la charge de la preuve en la transférant au défendeur. La Chambre sociale de la Cour de cassation semble ainsi avoir établi une présomption-postulat de discrimination en droit du travail et inversé la charge de la preuve en la matière, le salarié n’ayant qu’à alléguer une inégalité de traitement et l’employeur devant prouver l’absence de discrimination. Souvent assimilées à des fictions, les présomptions-postulats, à la différence des présomptions-preuves ne recherchent pas un rapport d’exacte adéquation à la réalité. Leur objet étant postulé indépendamment de considérations factuelles, elles dépassent la simple recherche de la vérité. Elles s’intéressent bien davantage à ce qui devrait être afin de faire fonctionner le système. A ce titre, les présomptions-postulats sont essentielles à la réalisation et à la cohérence du droit ; elles sont les piliers de notre ordre juridique.
Si l’on dépasse une heuristique purement nominaliste, conduisant à n’admettre l’existence de présomptions que si le terme de présomption ou un vocable apparenté est employé, au profit d’une heuristique conceptuelle, qui requiert le choix d’une définition préalable à l’aune de laquelle sont ensuite déterminées les manifestations de la présomption, une autre catégorie de présomption se dessine. Cette troisième catégorie, celle des présomptions-concepts, correspond également à la définition étymologique de la présomption : anticipation sur ce qui n’est pas prouvé. Indéniablement, la présomption-concept est la moins juridique de toutes les présomptions. Contrairement aux autres, elle n’a pas d’influence probatoire. Assimilable à une source du droit, elle constitue l’un des motifs, l’une des raisons d’être d’une règle de droit. A ce titre, elle est souvent implicite, non formulée. Pourtant, il s’agit bien d’une présomption : non seulement, on l’a dit, elle correspond à la définition étymologique de la présomption – c’est un jugement par anticipation sur les réalités qui nous entourent -, mais encore elle a des points communs avec les deux autres déclinaisons du mécanisme présomptif. Proche de la présomption-preuve, elle repose sur le même mode d’inférence, c’est-à-dire un passage du connu vers l’inconnu grâce à la probabilité, l’expérience et la volonté. Voisine de la présomption-postulat, elle constitue elle aussi une sorte d’a priori à partir duquel le juriste va raisonner. Son domaine de prédilection est la recherche de la volonté ou de l’intention, ainsi en matière de succession ab intestat, il existerait une véritable présomption-concept de sentiments d’après laquelle le législateur aurait construit le régime successoral. Naturellement irréfragable, du fait de son retranchement derrière la règle de droit, elle doit être maniée avec prudence pour ne pas se transformer en authentique préjugé !
Titre 2- la trinité présomptive à l’épreuve du droit européen des droits de l’Homme
Un détour par le droit européen des droits de l’Homme permet à ces trois catégories de présomptions d’acquérir leur pleine valeur et révèle leur essence commune.
D’un côté, le droit européen des droits de l’Homme utilise ses propres présomptions, conventionnelles et prétoriennes. Par exemple, l’article 6 § 2 de la Convention consacre la présomption d’innocence, tandis que le juge européen fait véritablement œuvre créatrice allant jusqu’à ériger la présomption en un mode de preuve à part entière dans certains domaines. La Cour de Strasbourg a ainsi créé des présomptions de responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article 2, relatif au droit à la vie, et de l’article 3, relatif à l’interdiction de la torture : lorsqu’une personne, en bonne santé au moment de son arrestation, a trouvé la mort ou a subi des blessures alors qu’elle se trouvait aux mains des agents de l’Etat, ce dernier est présumé responsable de ces graves violations.
D’un autre côté, le droit européen des droits de l’Homme offre un accès aux présomptions issues des droits des pays membres du Conseil de l’Europe : la conventionalité de telles présomptions est en effet parfois en jeu dans le contentieux strasbourgeois. La Cour européenne a ainsi, entre autres exemples, été confrontée aux présomptions françaises de culpabilité en matière douanière, aux présomptions grecques dites d’auto-indemnisation d’après lesquelles les propriétaires expropriés tirent profit de la construction de l’ouvrage, et sont ainsi indemnisés par ce seul profit, aux présomptions bulgares selon lesquelles la détention provisoire est justifiée pour les infractions d’une certaine gravité, aux présomptions suédoises en matière fiscale.
En somme, le droit européen des droits de l’Homme est un véritable terreau présomptif qui permet un examen pragmatique et diversifié de la matière présomptive et, par là-même, une vérification de la pertinence de la théorie générale. D’une part, le droit de la CEDH rend intelligibles certains aspects hermétiques des présomptions. Il permet notamment de comprendre comment s’articulent présomptions-preuves et présomptions-postulats et comment les présomptions-concepts, initialement situées en amont d’une jurislation, resurgissent lors de sa mise en œuvre. D’autre part, le droit de la CEDH confirme la triple déclinaison du mécanisme présomptif et met en valeur sa profonde unité : il existe bien trois types de présomptions parfaitement distincts quant à leur mode de fonctionnement mais répondant à une même définition, celle – étymologique – selon laquelle la présomption est un jugement par anticipation sur les réalités qui nous entourent.
En définitive, le mérite principal du droit européen des droits de l’Homme est de libérer l’analyse présomptive de l’hégémonie civiliste et d’en favoriser le renouvellement. Jusqu’à présent, les auteurs ayant évoqué une possible unité du mécanisme s’étaient référés à l’article 1349 du Code civil. Si ce recours de principe à ce texte se justifiait dans la mesure où aucune autre disposition ne tente de définir les présomptions, il conduisait cependant à exclure celles qui ne reposent pas sur un passage du connu à l’inconnu. Or, le droit européen des droits de l’Homme, grâce à son usage varié, spontané, manifeste et récurrent des présomptions, permet de s’affranchir de cette conception par trop restrictive. Tout d’abord, il permet de dépasser les divergences qui voilent traditionnellement l’unité des présomptions. Ainsi, là où le droit international privé souligne simplement l’influence de certaines présomptions sur le fond du droit, il révèle que l’essence de la présomption repose en réalité sur l’infléchissement qu’elle opère sur la situation de son bénéficiaire en l’orientant dans une direction particulière liée à des considérations de fond. Ensuite, il fait même apparaître d’authentiques convergences entre les diverses présomptions, lesquelles peuvent être imbriquées, peuvent se générer les unes les autres ou encore peuvent se contrebalancer et sont en réalité simplement séparées par de modestes variations de degré.
A l’issue de cette confrontation, la nature profonde commune des présomptions se trouve donc pleinement révélée. Toute présomption, qu’elle soit de type probatoire, axiomatique ou conceptuel, correspond à la source d’une action de connaissance, action orientée vers une solution donnée en fonction des objectifs de celui qui la met en œuvre. Dès lors les présomptions sont toutes des principes d’orientation cognitifs, elles sont construites sous la forme de presciences préstructurées, c’est-à-dire d’intuitions préorientées par des considérations liées au fond du droit et formalisées a posteriori sous la dénomination de présomption.
Partie 2- Revalorisation du rôle des présomptions
Si l’on admet que les deux besoins fondamentaux de tout système juridique sont la cohésion et l’évolution, revaloriser le rôle des présomptions consiste donc à montrer qu’elles constituent non seulement un facteur de cohésion (Titre 1), mais encore un facteur d’évolution (Titre 2).
Titre 1- Facteur de cohésion
La présomption contribue à asseoir la solidité logique du système juridique. A ce titre, elle apparaît comme un authentique facteur de cohésion. Technique de réalisation, elle peut initier la cohésion ; technique de régulation, elle peut la perpétuer.
D’un côté, la présomption apparaît comme une technique majeure de réalisation du droit en raison de sa puissance cognitive. Elle repousse les limites traditionnelles de l’activité cognitive. D’abord, elle transcende la probabilité : elle s’en détache en dépassant l’irréductible marge d’erreur correspondant à la différence entre la certitude et la probabilité de l’événement envisagé. Ensuite, elle transcende le paradigme probatoire : rétrospective, elle permet de connaître le passé, mais, prospective, elle permet aussi d’envisager le futur et, spéculative, elle offre une voie d’accès au domaine de l’abstrait. Enfin – source ou rançon de cette capacité cognitive – la présomption transcende la notion de neutralité : amorale, elle peut être mise au service de n’importe quelle cause.
La présomption permet donc d’acquérir artificiellement des connaissances nécessaires au fonctionnement du système. Bref, elle construit une connaissance en raisonnant. On en vient alors à l’autre aspect qui promeut la présomption au rang des techniques de réalisation du droit, à savoir sa fonction rationalisatrice : en tant que forme de raisonnement, la présomption réalise le droit. Sous sa forme conceptuelle, elle se confond même purement et simplement avec certaines phases de l’activité de jurisdictio. Ainsi, pour pallier les insuffisances des dispositions normatives, le juge, lors de son travail interprétatif, présume-t-il sa solution à partir des lois préexistantes.
Les conséquences liées au constat du rôle de premier rang occupé par la présomption dans la réalisation du droit sont plus importantes qu’il n’y paraît ; c’est même une dimension capitale de la vision de la présomption qui en découle. A travers sa force réalisatrice, c’est en effet la nécessité de la présomption pour le juriste qui devient évidente. Indispensable au droit, la présomption constitue un mode de raisonnement fondamental dont le juriste ne saurait se passer, si bien qu’il l’utilise parfois inconsciemment. En somme, elle participe à la cohésion primordiale du système juridique.
D’un autre côté, le droit européen des droits de l’Homme permet d’aller encore plus loin dans l’affirmation du rôle joué par la présomption dans la cohésion du droit ; il ne se contente pas, en effet, d’en percer à jour les capacités réalisatrices mais il en dévoile également les facultés régulatrices. Outil de concordance pratique entre le besoin de connaissance et les difficultés probatoires mais aussi entre la réalité matérielle et les buts poursuivis par le juriste et, enfin, entre des intérêts antagonistes puisqu’elle favorise toujours une thèse au détriment d’une autre, la présomption offre de nettes perspectives régulatrices. Ces perspectives trouvent d’abord un écho dans certains écrits doctrinaux du début du XX ème siècle selon lesquels la présomption est au cœur de la sécurité statique, la stabilité dont tout système juridique a besoin pour fonctionner reposant sur une présomption de conformité de l’état de fait à l’état de droit. Elles sont ensuite pleinement mises en lumière par le droit de la CEDH qui non seulement les consacre mais encore les élargit.
Consacre, tout d’abord, puisque plusieurs présomptions créées par la Cour de Strasbourg correspondent à une forme de sécurité statique et sont indéniablement régulatrices. Ainsi en est-il, pour ne citer qu’elle, de la présomption d’équivalence de la protection des droits fondamentaux par le droit de l’Union européenne et par le droit de la CEDH qui assure incontestablement l’harmonie entre ces deux branches du droit quitte à simplifier grandement leur analyse et à se teinter d’artifice.
Elargit, ensuite, puisque le droit de la CEDH attire l’attention sur un autre versant de la régulation présomptive : le statisme propre à toute recherche d’équilibre et de stabilité s’achemine parfois vers une forme d’immobilisme voire de retenue judiciaire. Le juge européen utilise ainsi des présomptions qui limitent son contrôle : il présume parfois que certaines conditions de la proportionnalité sont remplies voire qu’une mesure est globalement proportionnée. De même, il se montre bienveillant à l’égard des présomptions répressives d’origine nationale, admettant notamment le recours à des présomptions de culpabilité ou à des présomptions d’illégalité de la source des biens.
Quoi qu’il en soit, le mécanisme présomptif revêt donc une fonction régulatrice qui n’est guère surprenante compte tenu de sa flexibilité fondamentale et augure sans doute favorablement de sa pérennité. A l’heure où, comme le souligne le Professeur DELMAS-MARTY, « le « flou du droit » est devenu réalité » et où règne la proportionnalité, il semble logique que la présomption, singulièrement malléable, participe à la cohésion du système.
Titre 2- Facteur d’évolution
Notoirement évolutif, le droit européen des droits de l’Homme tend à promouvoir toujours davantage les droits fondamentaux. Or, les présomptions, facteurs d’évolution, contribuent précisément à rendre les droits garantis « concrets et effectifs » pour reprendre l’expression utilisée par la Cour de Strasbourg dans l’arrêt Airey contre Irlande du 9 octobre 1979. Stimulant l’interprétation progressiste de la CEDH, elles interviennent sur plusieurs fronts. Elles permettent de lutter contre le déséquilibre affectant le contentieux des droits de l’Homme en offrant un avantage probatoire au requérant lors de l’établissement des faits et du constat de violation. De même, source d’avancées procédurales, elles permettent d’admettre la qualité de victime ou encore de déterminer l’existence d’un dommage moral. Enfin, elles ont une aptitude didactique qui leur permet de poursuivre un objectif à long terme : l’éducation des Etats contractants pour les dissuader d’adopter certains comportements ou, au contraire, les inciter à en adopter d’autres. On peut donc légitimement se demander quel serait l’avenir de la protection des droits fondamentaux, voire l’avenir du système juridique dans son ensemble, sans le mécanisme présomptif. La participation des présomptions à l’interprétation progressiste de la CEDH apparaît d’ailleurs comme l’illustration parcellaire d’un mouvement de plus grande ampleur : la participation des présomptions à l’évolution du système. « Si nous voulons que tout continue, il faut que d’abord tout change » : tels sont les propos que LAMPEDUSA prête au prince Salina dans Le Guépard. Dans cette perspective, les présomptions, mécanismes ancestraux mais malléables, favorisent l’adaptabilité du système et contribuent à assurer sa pérennité.
Néanmoins, pour conserver et étendre sa puissance progressiste, la présomption doit être encadrée et protégée du danger qui la guette : l’instrumentalisation. A cet égard, le droit européen des droits de l’Homme révèle toute l’importance de la réfragabilité et du pouvoir d’appréciation du juge. La réfragabilité permet de canaliser la force probante de la présomption et pourrait trouver un fondement juridique solide dans l’article 13 de la CEDH. Cette disposition garantit en effet le droit à un recours effectif et semble incompatible avec les présomptions irréfragables qui ruinent irrémédiablement les prétentions du justiciable. Le pouvoir d’appréciation du juge vise, pour sa part, à moduler la force obligatoire des présomptions et évite qu’elles soient appliquées de manière automatique. Il mérite une attention particulière car la Cour EDH l’a érigé en une exigence de validité des présomptions à part entière. Il n’en demeure pas moins qu’un tel encadrement est sans effet à l’égard des présomptions-concepts qui lui échappent entièrement : en raison de leur position ambiguë de source du droit, elles sont par nature aréfragables et ne peuvent être appréciées par le juge.
Avant que les limites de cet encadrement ne passent pour des failles substantielles condamnant irrémédiablement l’usage des présomptions, précisons que ces limites sont fort relatives : la légitimité des présomptions permet aisément de les compenser. Figure finale de la relecture du droit des présomptions, la découverte de la légitimité de ces dernières affermit leur potentiel évolutif, entendu dans un sens progressiste.
D’une part, la légitimité présomptive est une source de progrès car elle permet d’améliorer la qualité du droit des présomptions, de le sublimer, en éliminant les présomptions inopportunes. Ce phénomène est clairement mis en lumière par la jurisprudence européenne qui exclut le recours aux présomptions dangereuses, telles les présomptions de renonciation à un droit, lesquelles vont à l’encontre de la philosophie du système de garantie des droits de l’Homme. L’attitude de la Cour EDH permet alors de réinterpréter la suppression contemporaine de diverses présomptions françaises : si les présomptions d’interposition de l’ancien article 1100 du Code civil ont disparu, à l’instar des présomptions de survie des comourants et de la présomption de représentativité des syndicats, c’est qu’elles souffraient d’un manque de légitimité.
D’autre part, la légitimité présomptive est une source de progrès car elle offre au droit des présomptions les racines qui lui permettront d’être pérenne, à savoir l’adhésion et l’utilité, et de contribuer encore longtemps à l’évolution du droit.
Légitimes, les présomptions peuvent donc quitter leur statut dépréciatif de pis-aller. Elles apparaissent en définitive comme des figures tutélaires de la connaissance juridique.
En conclusion, la revalorisation du rôle des présomptions prend tout son sens à la lumière du droit européen des droits de l’Homme. Ce dernier offre en effet une vue d’ensemble des multiples talents de la présomption, telles son exceptionnelle puissance cognitive ou encore ses facultés didactiques. A cet égard la présomption apparaît à la fois comme une technique de régulation européenne assurant la stabilité grâce au maintien du statu quo – l’ancien principe de sécurité statique découvert par DEMOGUE est implicitement remis au goût du jour – et comme une composante essentielle de l’interprétation progressiste de la Convention : elle contribue à l’effectivité des droits de l’Homme en accroissant la protection de leurs titulaires et en éduquant les Etats contractants.
Ainsi, l’apport du droit de la CEDH est considérable : non seulement il assoit définitivement l’idée selon laquelle la présomption est un facteur de cohésion, mais encore il permet de dresser de toutes pièces le constat des facultés évolutives de la présomption. A cet égard, il révèle également que les remarquables capacités des présomptions ont une contrepartie : un risque d’instrumentalisation. Pour rester un facteur d’évolution fiable, la présomption doit donc, comme l’affirme régulièrement la Cour de Strasbourg, être enserrée dans des limites raisonnables. C’est pourquoi la revalorisation du rôle des présomptions va de pair avec celle de leurs modes d’encadrement qui concernent sa force probante et sa force obligatoire.
Mais c’est la découverte de leur légitimité qui parachève la revalorisation du rôle des présomptions. Légitimes, elles apparaissent comme un mirage salutaire : bâties sur les lacunes cognitives humaines, elles créent, par la grâce de l’imagination et dans une sorte d’impulsion créatrice, une vérité certes précaire et artificielle mais indispensable.
Crédits photo : David Lat, stock.xchng